Toujours fidèle à la terre au fils des ans, Julia Huteau se montre inlassablement en mouvement – celui de sa pensée, de son regard ou de son geste – et recherche obstinément à rendre le temps visible par la matière. Comment gérer ce paradoxe entre matérialité et immatériel, artisanat et art contemporain ? Comment s’est construite cette œuvre entre explorations personnelles et rencontres grâce aux différentes résidences d’artistes qui jalonnent son parcours. Attentive à son travail depuis des années, Marie-Claude Jeune s’entretient avec Julia Huteau et met en lumière son cheminement.
Auteure:
Marie-Claude Jeune
Entretien
avec Julia Huteau
15 /10/2024 à L’Usine,
Poët-Laval
Julia Huteau – J’ai commencé par une formation d’arts appliqués en 1998-99 à Quimper ; dès 16 ans je me suis intéressée à la poterie et j’ai étudié le façonnage de pièces brutes et la cuisson au bois. Ensuite j’ai suivi en 2007 la formation de la Maison de la Céramique à Dieulefit et j’ai développé une première production dans un atelier pendant cinq ans autour du contenant ; cette production était vendue dans des boutiques au Japon et à Paris mais elle m’entrainait dans un travail répétitif qui me pesait. A 30 ans, j’ai alors décidé d’arrêter mon atelier, et motivée par l’envie d’apprendre, j’ai préparé pendant une année le BAC. Puis je me suis installée dans cet atelier à L’Usine à Poët-Laval (ill. 1, 2) avec l’envie d’aborder la céramique comme de la recherche. J’ai fait le choix radical de la sculpture et je me définis comme artiste avec comme champ de recherche la sculpture et la céramique tout en souhaitant explorer d’autres matériaux, d’autres formes artistiques, comme la photographie, l’image en mouvement, etc.
Les potiers et les céramistes me classent du côté du champ des arts plastiques, les personnes de l’art contemporain me positionnent du côté du craft, alors que je veux être dans la transversalité et bousculer ces barrières.
JH – Le déchet est le point de départ du projet Left-over dont les sculptures sont réalisées à partir de résidus de constructions de mes propres productions, de coffrages. J’avais réalisé une série de sculptures Expansion qui comportaient des étapes de moulages en plâtre dont les formes étaient vraiment surprenantes et intéressantes à regarder. J’ai récupéré ces déchets et cela a été une respiration car mon travail devenait trop lissé et répétitif. A la fois je suis très attachée à l’artisanat et à la poterie traditionnelle mais j’ai aussi une pratique transversale ; j’aime inventer des systèmes comme une mini-chaîne de production éphémère qui me permet de gagner en liberté formelle. Je ne souhaite pas m’enfermer dans des problématiques essentiellement techniques et la technicité dans la céramique peut devenir un véritable gouffre. J’ai envie que ça me fasse voyager, de sortir de mon atelier, de rencontrer d’autres personnes.
Quand je mets en œuvre des recherches formelles, je passe par des maquettes, des dessins ; et je vais plutôt sélectionner les éléments qui me surprennent moi-même et ne pas être là où l’on m’attend. Je ne souhaite pas être enfermée dans une production mais plutôt apprendre constamment, inventer de nouveaux principes éphémères et processus créatifs (ill. 3).
JH – Quand j’ai réalisé des recherches sculpturales, j’ai vécu deux années d’explorations techniques où j’étais constamment en conversation avec de nombreux céramistes mais j’ai eu 80% de perte due à cette technique de la terre colorée dans la masse et d’un modelage de la couleur sur les formes. Aujourd’hui j’ai toujours 50% de perte… Pour faire ces formes, j’avais acheté, sur les conseils d’une potière, une machine à churros avec des emporte-pièces. J’ai commencé à faire des petites formes et j’ai découvert un artiste céramiste, Anton Alvarez, qui fait un travail d’extrusion génial. J’ai aussi suivi au 8Fablab de Crest une formation pour prendre en main leur imprimante 3D céramique qui m’a permis de réaliser deux œuvres imprimées en terre et d’échanger avec l’équipe sur les différentes possibilités. C’est dans ce même fablab que j’ai pu imaginer des têtes d’extrusion et fabriquer des « churros » en grand, des formes géométriques que je déformais ; tous ces échantillons sont des prétextes à la couleur pour essayer des émaux, faire des tests de couleur (ill. 4).
En tant que lauréate en 2021 d’un appel à projet, j’ai été en résidence au CRAFT (Centre de Recherche des Arts du Feu et de la Terre) à Limoges pendant trois mois et pour la première fois, j’ai travaillé avec deux techniciens. Tous les deux ans, le CRAFT accueille un résident avec des compétences en céramique dans un but de mélange de savoir-faire car sa spécialisation est plutôt le moulage et la porcelaine alors que moi j’arrivais avec ma terre de Creuset, un grès chamotté qui permet de travailler en grande épaisseur. Cette disponibilité intellectuelle m’a permis d’écrire, de lire, de m’investir dans trois projets : les sculptures dodues (ou Jump), une sculpture Expansion moulée dans du plâtre, la sculpture rouge, et d’échanger avec une apprentie, Violette Vigneron, qui avait travaillé dans un studio d’extrusion à Bruxelles. Ensemble on a extrudé des mètres de formes qu’on a assemblées en deux sculptures dont l’une a abouti et a été présentée dans l’exposition (*) en 2022 à la Halle de Dieulefit. Avec Violette, on a aussi expérimenté les effets de la couleur pulvérisée qui se transforment à la lumière et qui m’amènent progressivement à Luminance (ill. 5).
JH – Originaire de Lorient, j’ai toujours envie d’y faire des projets artistiques. Avec l’immersion de Left-Over dans l’océan, je voulais exagérer la métaphore temporelle et profiter de l’expérience où l’on sort des mètres de formes, où l’on coupe des tranches pour ramener ce sujet du temps et de la lumière et d’imaginer une forme qui représenterait notre conception du temps : le dessin et l’enseignement du temps, le concept de tranches de temps… L’immersion de Left-Over permet de remettre la question du temps en images grâce à la création d’une vidéo, de voir le rôle de la marée sur la sculpture et sa trace dans le sable jusqu’à l’eau. Ce sont des moments qui ouvrent vers d’autres pistes. Ces projets sont là-aussi pour rebondir sur une phrase que j’avais écrite : « ces formes sont bien posées là mais d’où viennent-elles vraiment ? »
JH – J’ai beaucoup aimé ce principe de l’image en mouvement. Avec Guillaume Seyller, on a réalisé cette vidéo d’après le principe de la photogrammétrie qui consiste à prendre 200 photographies d’un même espace puis à le reconstituer en 3D. Et la forme sculpturale a aussi été reconstituée et agrandie comme si elle mesurait 6 m. alors qu’elle fait 10 cm. Ce principe nous a permis de jouer sur la matière de la sculpture : tout d’un coup la porcelaine devient une matière molle et en mouvement. Cette démarche nous permet aussi d’ajouter la dimension sonore, une respiration très légère. C’est une nouvelle expérience qui m’inspire pour la suite, j’aimerais beaucoup poursuivre par une œuvre d’images en mouvement à partir d’écrans led, par exemple en résidence.
JH – J’apprends à travailler avec d’autres personnes mais je n’ai pas encore expérimenté de vraies collaborations artistiques pour porter ensemble un projet avec plusieurs têtes pensantes égales. La place des lectures est importante, mais l’écoute radiophonique d’émissions scientifiques m’inspire beaucoup : j’apprécie de découvrir des méthodes scientifiques qui peuvent être appliquées à des méthodes artistiques. J’écoute aussi beaucoup d’émissions musicales, notamment des musiciens et des chefs d’orchestre qui parlent de leur travail. Il y a beaucoup de ponts à faire avec notre quotidien.
JH – A l’origine du projet, il y a une première bourse de recherche en 2021 du Centre National d’Arts Plastiques (CNAP) qui m’a permis de réaliser une première maquette au CRAFT à Limoges. Après cette première résidence, je suis retournée au CRAFT pour créer une autre maquette de 3 m. sur 1 m. C’était une expérience très compliquée sur le plan technique et peu satisfaisante sur le plan sculptural.
Pendant deux ans, j’ai effectué des recherches informelles et cherché des financements pour produire une forme plus satisfaisante. La proposition d’exposition à la Bourse du travail du Lux et de la Ville de Valence est venue à propos et me permet de réaliser Luminance. Avec leur aide financière et une bourse de la DRAC, je peux rémunérer l’architecte Flora Marchand qui m’accompagne dans la conception (réflexion, maquette, plan de la structure) et une assistante pour le façonnage, payer la structure de séchage et la structure métallique qui va soutenir les formes (ill. 6, 7, 8, 9, 10, 11).
Ces formes sont fabriquées grâce à une boudineuse, outil traditionnel de potier qui sert à recycler la terre que je détourne. L’œuvre est longue de 5 m. et composée de 64 tronçons, chacun de 70 cm. et de 5,5 kg, qui vont légèrement se chevaucher les uns sur les autres, soit 400 kg de terre mouillée.
Ensuite je vais faire un bassinage pour sécher tous les éléments pendant 4 jours à 100 degrés et ensuite ils vont cuire dans un grand four électrique (ill. 12, 13, 14).
JH – L’expérience dans l’espace noir de L’Usine reposait sur tout un protocole qu’il n’y aura pas dans l’espace de la Bourse du travail. On sera dans une semi-obscurité et l’aspect de flottaison sera moins présent. J’ai réalisé une maquette simple de la Bourse et je suis en train de rechercher l’implantation de Luminance dans ce grand espace afin de créer un rythme, un mouvement par la lumière, d’animer la forme en l’étirant dans l’espace, et de rendre visible le temps.
Dans une petite salle de la Bourse du travail, sera présentée la vidéo Jaunt, réalisée avec Guillaume Seyller aux Vitrouillères à Dieulefit et dans les Carrières d’Eyzahut.