Valence, comme tant de villes de France, est riche en sculptures et monuments publics. Les traditionnelles statues aux grands hommes, fruit de la « statuomanie » (*) du XIXe siècle, cohabitent aujourd’hui avec des propositions contemporaines, commandes du 1% artistique ou d’achats de la ville. En témoigne l’inauguration d’une œuvre monumentale de Jaume Plensa, place des Ormeaux, en novembre 2024. Il s’agit bien d’art public, résultant d’une volonté politique (et parfois idéologique) offert à tous dans l’espace commun de la cité. L’emplacement d’une œuvre dans l’espace urbain n’est pas anodin. Places, carrefours parcs, parvis… la situation de la sculpture publique doit être pensée en amont et s’attacher à prendre en considération les trois critères que sont la collectivité (le rapport au bien commun), la visibilité et l’accessibilité (autorisation d’accès pour tout citoyen) (*). Patrimoine plus fragile qu’on ne le pense, la statuaire du XIXe siècle demande aujourd’hui à être de nouveau regardée. Se pose la question des moyens de sa valorisation, mais aussi de l’avenir du monument au grand homme (dont les contours ont commencé à être redéfinis dans les années 1980), et de la cohabitation des œuvres patrimoniales avec une création plus contemporaine.
Auteure :
Claire Maingon
Redécouvrir le patrimoine sculpté du XIXe siècle
si la statuaire aux grands hommes, et plus largement la sculpture commémorative, n’a pas toujours bonne presse – elle est généralement critiquée, depuis le XIXe siècle, pour son académisme – l’indifférence à son égard n’a rien d’une posture obligatoire. Bien au contraire, il est indispensable pour les municipalités comme pour l’État d’inciter le public à redécouvrir ce patrimoine, alors même que nombre de statues commémorant des personnalités incarnant des idéologies aujourd’hui légitimement contestées (l’esclavage ou le colonialisme par exemple) font l’objet, à travers le monde, d’actes de déboulonnage ou de vandalisme. Faut-il les détruire ou les utiliser à des fins de pédagogie citoyenne ? Pascal Blanchard, historien spécialiste du racisme et du fait colonial, invite ainsi à installer des plaques explicatives à côté des statues, de manière à stimuler l’esprit critique davantage que de prôner la Cancel Culture (*).. D’autres, comme l’artiste Bansky, suggèrent d’en faire un support à la création contemporaine et d’interroger, par ce biais, ce qui relève de la contestation populaire (*).
les artistes sont les premiers à avoir interroger ce patrimoine porteur de mémoire mais aussi d’idéologies. En 1970, Robert Filliou, attaché au groupe Fluxus et au situationnisme, présente ainsi le projet Commemor (ill. 2) à travers lequel il entend dénoncer les nationalismes et promouvoir la paix. Il propose ainsi aux peuples européens d’échanger leurs monuments aux morts. La dimension patrimoniale et iconographique de la sculpture publique retient davantage l’attention de Daniel Buren qui, en 1980-1981, présente dans l’espace public à Lyon et à Villeurbanne une action in situ et éphémère baptisée Ponctuations statue/sculpture. Réveillant le regard sur ce patrimoine éclectique, Buren intervient sur le socle de statues et monuments, apposant des bandes de plastique auto-collant portant des rayures rouges et blanches. Son action directe sur les statues s’accompagne de la publication d’un ouvrage (ill. 3), qui les répertorie mais aussi questionne leur iconographie ou leur emplacement. Daniel Buren invite à renouveler le regard sur la statuaire dans la ville mais aussi à interroger son statut, son importance. « La statue est le seul objet typiquement muséal qui se trouve (…) hors du musée. Il est aussi, et avant toute éducation, le premier objet d’art que le citadin rencontre avant même de connaître l’existence du musée » (*), souligne-t-il.
Récemment, certaines villes voient se développer des concepts originaux d’aide à la valorisation de leur patrimoine sculpté. Citons Le Murmure des Statues, un projet de médiation original (ill. 4) porté par l’association Space Opéra à Lyon depuis 2016 et primé en 2018 par la ville. Il consiste à proposer des visites à l’aide d’un audioguide numérique, sur smartphone, donnant voix à quarante statues grâce au concours bénévole de plus de quarante comédiens de la scène locale lyonnaise. La ville de Nantes est également proactive. En 2023, elle a consacré son évènement estival annuel Le Voyage à Nantes à la sculpture dans l’espace public. Une part des œuvres présentées proposaient au public de poser un nouveau regard sur des statues du XIXe siècle, en invitant notamment l’artiste contemporain Olivier Texier à exposer des contre-propositions. Texier dessina ainsi quatre nouveaux moulages réinterprétant deux statues allégoriques associées à la fontaine monumentale de la place Royale (Nantes et la Loire), ainsi que les statues des généraux Mellinet et Cambronne. Reprenant l’esthétique figurative de la statue originale, l’artiste a proposé une nouvelle version du général Cambronne, libéré de sa pose martiale, assis sur une chaise, se relaxant sur la terrasse d’un restaurant apprécié à Nantes, la Cigale (ill. 5). L’œuvre d’art contemporaine entre ainsi en dialogue avec la statue originelle de Jean-Baptiste Joseph Debay, datée de 1847 et visible sur le cours Cambronne. Elle stimule la curiosité des passants, tout en les amenant à s’interroger sur l’acte même de commémoration, au passé comme au présent.
Descendre du piédestal : commémorer différemment
L’esthétique expressionniste, loin de tout mimétisme, n’est pas aisément acceptée dans l’exercice de la statuaire commémorative. Plusieurs artistes en ont fait l’expérience. Pensons au long rejet du Balzac (1898) de Rodin , mais aussi au projet de monument à Gabriel Péri de Giacometti (1946) finalement abandonné, ainsi qu’au veto opposé au monument à Etienne Dolet (1946) sculpté par Robert Couturier. Ces œuvres se voient reprocher leur esthétique trop allusive, ou doloriste, en tout cas en rupture avec l’héroïsation traditionnelle. Plus conceptuelles, elles sont aussi jugées trop hermétiques pour le spectateur. Rappelons-le, les monuments d’avant-garde ne sont pas légion dans la commémoration des grands hommes ou des héros de la guerre, et cela pour une raison compréhensible. Les commanditaires, les associations ou les maires, cherchent en effet à favoriser des œuvres intelligibles par le plus grand nombre. Ils attendent des représentations de style traditionnel, à l’image de poilus victorieux, de personnages pourvus d’attributs identifiables et codifiés, de bustes sur des socles.
La sculpture commémorative du XXe siècle sait aussi donner une part nouvelle aux grandes femmes de l’histoire (le succès populaire des « dix femmes en or » présentées pendant les Jeux olympiques de Paris en 2024 est à ce titre éclairant (*) , mais aussi aux inconnus et aux victimes (davantage qu’aux héros). Pensons à La Femme de réconfort (ill. 7) à Séoul, en face de l’ambassade du Japon, qui rappelle la responsabilité de l’Empire japonais dans l’esclavage sexuel de milliers de Coréennes entre 1937 et 1945. L’œuvre, qui fit polémique, fut d’ailleurs retirée en 2015 à la suite d’un accord entre les deux pays, preuve de sa dimension hautement politique.
Des anti-monuments dans les villes et la sculpture éphémère
D’une manière générale, l’action de Jack Lang en matière de commande de sculpture contemporaine a donné lieu à des grandes réussites, d’abord contestées mais qui ont su s’imposer dans le paysage urbain. L’un des meilleurs exemples demeure l’intervention in situ et permanente de Daniel Buren, Les Deux Plateaux, dans la cour d’honneur du Palais Royal, à Paris, en 1986. Interagissant avec le public, qui est invité à pratiquer, à s’approprier cette œuvre d’art, l’intervention de Buren coopère avec l’environnement architectural tout en le modifiant. Plus que de l’art public, il s’agirait ici d’art outdoor, selon le concept forgé par la philosophe Joëlle Zask (*). Il est heureux que les villes donnent aujourd’hui toute sa place à la sculpture contemporaine, qui se veut parfois éphémère et événementielle. Pensons aux empaquetages de Christo. En 2021, Paris a ainsi accueilli Wrapped, soit l’empaquetage spectaculaire de l’Arc de Triomphe, place de l’Etoile, 36 ans après celui du Pont-Neuf par l’artiste. Ces œuvres, qui s’apparentent à des actions sculpturales sur le patrimoine et la ville elle-même, sont de nature poétique et invitent le passant à se réapproprier ces biens culturels, à les regarder différemment. En les cachant au regard et en les métamorphosant sans les abimer, Christo dévoile paradoxalement la beauté de ces monuments ou de ces lieux de passage. La sculpture contemporaine dans la ville ne vaut plus seulement comme monument de mémoire du passé mais comme célébration de l’art contemporain au titre de nouveau patrimoine. Soulignons une dernière fois le dynamisme de la ville de Nantes qui, à l’occasion de chaque édition de son festival Le Voyage à Nantes, commande des œuvres pérennes aux artistes invités, se forgeant un patrimoine vivant, contemporain, faisant rayonner et revivre l’ensemble du tissu urbain. Les habitants se l’approprient d’ailleurs facilement, comme le montre la popularité de L’éloge du pas de côté de Philippe Ramette (ill. 9), qui a su séduire le public depuis son inauguration en 2018. Espérons qu’il en sera de même pour l’œuvre de Jaume Plensa à Valence. Silhouette composée de lettres de neuf alphabets, dont l’arménien, la sculpture monumentale est en interaction avec le passant, qui peut s’abriter à l’intérieur et faire ainsi l’expérience de sa présence (ill. 10). Soulignons que l’œuvre a été financée par deux entreprises privées, avec le soutien du Département de la Drôme, de la Région Auvergne-Rhône-Alpes et de l’État. Le Messager connait déjà un bel accueil, et relègue loin le souvenir d’une place des Ormeaux utilisée comme parking municipal.