Valence, comme tant de villes de France, est riche en sculptures et monuments publics. Les traditionnelles statues aux grands hommes, fruit de la « statuomanie » (*) du XIXe siècle, cohabitent aujourd’hui avec des propositions contemporaines, commandes du 1% artistique ou d’achats de la ville. En témoigne l’inauguration d’une œuvre monumentale de Jaume Plensa, place des Ormeaux, en novembre 2024. Il s’agit bien d’art public, résultant d’une volonté politique (et parfois idéologique) offert à tous dans l’espace commun de la cité. L’emplacement d’une œuvre dans l’espace urbain n’est pas anodin. Places, carrefours parcs, parvis… la situation de la sculpture publique doit être pensée en amont et s’attacher à prendre en considération les trois critères que sont la collectivité (le rapport au bien commun), la visibilité et l’accessibilité (autorisation d’accès pour tout citoyen) (*). Patrimoine plus fragile qu’on ne le pense, la statuaire du XIXe siècle demande aujourd’hui à être de nouveau regardée. Se pose la question des moyens de sa valorisation, mais aussi de l’avenir du monument au grand homme (dont les contours ont commencé à être redéfinis dans les années 1980), et de la cohabitation des œuvres patrimoniales avec une création plus contemporaine.

Redécouvrir le patrimoine sculpté du XIXe siècle

La vie des statues n’est pas de tout repos. Soumises à la pollution, aux déplacements en raison de contraintes urbanistiques, parfois victimes d’actes de vandalisme et de « statuoclastie » (*), elles sont moins indéboulonnables qu’on peut l’imaginer, moins immeubles aussi. A Valence, l’histoire du monument à Désiré Bancel, avocat et conseiller général de l’Ardèche, républicain convaincu contraint à l’exil sous le Second Empire, en témoigne. Commandée en 1896 au sculpteur Jean-Barnabé Amy et inaugurée l’année suivante place de la gare, l’œuvre est déplacée une première fois en 1912 en raison de la construction du tramway. En 1940, la statue est désignée par le gouvernement de Vichy pour figurer sur la liste des œuvres destinées à être fondues au titre de la récupération des métaux non ferreux pour l’Allemagne. Abandonnée dans un dépôt, elle échappe de peu à la destruction et devra attendre de longues années avant de retrouver son emplacement d’origine mais sur un socle qui n’a plus rien de la prestance de celui du XIXe siècle
Ill. 1 – Jean-Barnabé Bancel, « Désiré Bancel », 1896, Valence © R. Chambaud

si la statuaire aux grands hommes, et plus largement la sculpture commémorative, n’a pas toujours bonne presse – elle est généralement critiquée, depuis le XIXe siècle, pour son académisme – l’indifférence à son égard n’a rien d’une posture obligatoire. Bien au contraire, il est indispensable pour les municipalités comme pour l’État d’inciter le public à redécouvrir ce patrimoine, alors même que nombre de statues commémorant des personnalités incarnant des idéologies aujourd’hui légitimement contestées (l’esclavage ou le colonialisme par exemple) font l’objet, à travers le monde, d’actes de déboulonnage ou de vandalisme. Faut-il les détruire ou les utiliser à des fins de pédagogie citoyenne ? Pascal Blanchard, historien spécialiste du racisme et du fait colonial, invite ainsi à installer des plaques explicatives à côté des statues, de manière à stimuler l’esprit critique davantage que de prôner la Cancel Culture (*).. D’autres, comme l’artiste Bansky, suggèrent d’en faire un support à la création contemporaine et d’interroger, par ce biais, ce qui relève de la contestation populaire (*).

les artistes sont les premiers à avoir interroger ce patrimoine porteur de mémoire mais aussi d’idéologies. En 1970, Robert Filliou, attaché au groupe Fluxus et au situationnisme, présente ainsi le projet Commemor (ill. 2) à travers lequel il entend dénoncer les nationalismes et promouvoir la paix. Il propose ainsi aux peuples européens d’échanger leurs monuments aux morts. La dimension patrimoniale et iconographique de la sculpture publique retient davantage l’attention de Daniel Buren qui, en 1980-1981, présente dans l’espace public à Lyon et à Villeurbanne une action in situ et éphémère baptisée Ponctuations statue/sculpture. Réveillant le regard sur ce patrimoine éclectique, Buren intervient sur le socle de statues et monuments, apposant des bandes de plastique auto-collant portant des rayures rouges et blanches. Son action directe sur les statues s’accompagne de la publication d’un ouvrage (ill. 3), qui les répertorie mais aussi questionne leur iconographie ou leur emplacement. Daniel Buren invite à renouveler le regard sur la statuaire dans la ville mais aussi à interroger son statut, son importance. « La statue est le seul objet typiquement muséal qui se trouve (…) hors du musée. Il est aussi, et avant toute éducation, le premier objet d’art que le citadin rencontre avant même de connaître l’existence du musée » (*), souligne-t-il.

Ill. 2 – Robert Fillou, « Commemor, 1970 – 2003 », Col. Museum Kunst Palast, Dusseldorf © M HKA
Ill. 3 – Daniel Buren, « Ponctuations – Statue-Sculpture », Edition Le Nouveau Musée, 1980

Récemment, certaines villes voient se développer des concepts originaux d’aide à la valorisation de leur patrimoine sculpté. Citons Le Murmure des Statues, un projet de médiation original (ill. 4) porté par l’association Space Opéra à Lyon depuis 2016 et primé en 2018 par la ville. Il consiste à proposer des visites à l’aide d’un audioguide numérique, sur smartphone, donnant voix à quarante statues grâce au concours bénévole de plus de quarante comédiens de la scène locale lyonnaise. La ville de Nantes est également proactive. En 2023, elle a consacré son évènement estival annuel Le Voyage à Nantes à la sculpture dans l’espace public. Une part des œuvres présentées proposaient au public de poser un nouveau regard sur des statues du XIXe siècle, en invitant notamment l’artiste contemporain Olivier Texier à exposer des contre-propositions. Texier dessina ainsi quatre nouveaux moulages réinterprétant deux statues allégoriques associées à la fontaine monumentale de la place Royale (Nantes et la Loire), ainsi que les statues des généraux Mellinet et Cambronne. Reprenant l’esthétique figurative de la statue originale, l’artiste a proposé une nouvelle version du général Cambronne, libéré de sa pose martiale, assis sur une chaise, se relaxant sur la terrasse d’un restaurant apprécié à Nantes, la Cigale (ill. 5). L’œuvre d’art contemporaine entre ainsi en dialogue avec la statue originelle de Jean-Baptiste Joseph Debay, datée de 1847 et visible sur le cours Cambronne. Elle stimule la curiosité des passants, tout en les amenant à s’interroger sur l’acte même de commémoration, au passé comme au présent.

Ill. 4 – « Le murmure des statues », visuel du projet © Q+E
Ill. 5 – Olivier Texier, « Statue du général Cambronne » (1847), 2023, Cours Cambronne, Nantes © Martin Argyroglo / LVA

Descendre du piédestal : commémorer différemment

« N’est-il pas temps de traduire, dans l’espace public, les nouvelles préoccupations historiennes et historiques ? Plutôt que d’en rester au culte du grand homme, à la figuration obligatoire de l’homme blanc triomphant, aborder le XXIe siècle avec davantage d’imagination ? Et, ce faisant, de renouer un tant soit peu avec le sens de la dialectique ? » (*), écrivait Laure Murat en 2022. Ses questions sont pertinentes. Il n’est pas simple de rompre avec le paradigme, très normatif, de la célébration du grand homme. Du reste, des commandes relativement récentes témoignent qu’il est toujours dans l’air du temps. Pensons notamment à la statue du Général de Gaulle en marche sur un haut socle, signée par Jean Cardot et inaugurée sur l’avenue des Champs-Elysées en 2000. L’hommage rendu aux grands hommes du XXe siècle n’est naturellement pas obsolète, et l’esthétique figurative n’a rien de passéiste en tant que telle. Depuis les années 1980, et la relance de la commande publique sous la présidence de François Mitterrand, différents sculpteurs ont contribué à rénover l’image du grand homme. Citons le monument à Léon Blum réalisé par Philippe Garel, situé sur le parvis de la mairie du 11e arrondissement parisien, ou encore l’hommage au capitaine Dreyfus, sculpté par Tim en 1988. Cette œuvre, qui le représente tenant son sabre brisé devant le visage, a fait polémique et subi des années d’errance avant de trouver place dans un petit square dans le 6e arrondissement. Est notamment reproché à Tim d’avoir immortalisé Dreyfus dans sa disgrâce. L’esthétique de l’œuvre, trop caricaturale selon certains, fut également contestée.

L’esthétique expressionniste, loin de tout mimétisme, n’est pas aisément acceptée dans l’exercice de la statuaire commémorative. Plusieurs artistes en ont fait l’expérience. Pensons au long rejet du Balzac (1898) de Rodin , mais aussi au projet de monument à Gabriel Péri de Giacometti (1946) finalement abandonné, ainsi qu’au veto opposé au monument à Etienne Dolet (1946) sculpté par Robert Couturier. Ces œuvres se voient reprocher leur esthétique trop allusive, ou doloriste, en tout cas en rupture avec l’héroïsation traditionnelle. Plus conceptuelles, elles sont aussi jugées trop hermétiques pour le spectateur. Rappelons-le, les monuments d’avant-garde ne sont pas légion dans la commémoration des grands hommes ou des héros de la guerre, et cela pour une raison compréhensible. Les commanditaires, les associations ou les maires, cherchent en effet à favoriser des œuvres intelligibles par le plus grand nombre. Ils attendent des représentations de style traditionnel, à l’image de poilus victorieux, de personnages pourvus d’attributs identifiables et codifiés, de bustes sur des socles.

Du socle, d’ailleurs, parlons-en. Habituel au XIXe siècle, il instaure par sa hauteur une distance avec le spectateur. L’une des manières de revisiter l’hommage aux hommes célèbres du passé est donc de les faire descendre de leur piédestal afin d’insuffler un nouveau rapport entre le présent et l’histoire, plus horizontal que vertical. Nous avions cité plus haut l’exemple de la statue au général Cambronne, descendue de son socle, revisitée par Olivier Texier. A Valence, nous pourrions également évoquer la sculpture représentant le jeune Bonaparte (ill.6), commandée à Jean-Paul Ravit par l’association Bonaparte à Valence et le Souvenir napoléonien en 2010. Loin de toute héroïsation classique, elle met en scène la dimension humaine et juvénile du jeune militaire qui fut de passage à Valence. Intimiste, la sculpture partage l’espace même du spectateur et tranche nettement avec les représentations de Napoléon empereur, généralement à cheval, édifiées sous le Second Empire.
La sculpture commémorative du XXe siècle sait aussi donner une part nouvelle aux grandes femmes de l’histoire (le succès populaire des « dix femmes en or » présentées pendant les Jeux olympiques de Paris en 2024 est à ce titre éclairant (*) , mais aussi aux inconnus et aux victimes (davantage qu’aux héros). Pensons à La Femme de réconfort (ill. 7) à Séoul, en face de l’ambassade du Japon, qui rappelle la responsabilité de l’Empire japonais dans l’esclavage sexuel de milliers de Coréennes entre 1937 et 1945. L’œuvre, qui fit polémique, fut d’ailleurs retirée en 2015 à la suite d’un accord entre les deux pays, preuve de sa dimension hautement politique.
Ill. 6 – Jean-Paul Ravit, « Bonaparte », 2010, Valence © Q+E
Ill. 7 – »Femmes de réconfort », Séoul © C.Suthorn / Wikimedia

Des anti-monuments dans les villes et la sculpture éphémère

Terminons notre article en évoquant la capacité de la sculpture contemporaine à venir retisser notre rapport à l’histoire mais aussi à la ville. Depuis les années 1980, nombre des monuments à des grands hommes ou commémorant les drames de la Seconde Guerre mondiale (et plus particulièrement la Shoah) sont des propositions abstraites ou conceptuelles. Citons les anti-monuments (ill. 8) de Jochen Gerz et Esther Shalev-Gerz. Pensons également à l’Hommage à Arago conçu par Jan Dibbets en 1994. Au lieu d’ériger à nouveau une statue sur le socle laissé vide à la suite de la fonte de la sculpture de 1893 sous Vichy, Dibbets a proposé un monument éclaté, composé de 135 médaillons de bronze de 15 x 15 cm disposés à travers Paris sur une ligne imaginaire Nord-Sud.
ll. 8 – Jochen Gerz, 2146 pavés – monument contre le racisme, (ou Le Monument invisible), place du château de Sarrebrück, 1990 © Wikipedia/Wolfgang Staudt

D’une manière générale, l’action de Jack Lang en matière de commande de sculpture contemporaine a donné lieu à des grandes réussites, d’abord contestées mais qui ont su s’imposer dans le paysage urbain. L’un des meilleurs exemples demeure l’intervention in situ et permanente de Daniel Buren, Les Deux Plateaux, dans la cour d’honneur du Palais Royal, à Paris, en 1986. Interagissant avec le public, qui est invité à pratiquer, à s’approprier cette œuvre d’art, l’intervention de Buren coopère avec l’environnement architectural tout en le modifiant. Plus que de l’art public, il s’agirait ici d’art outdoor, selon le concept forgé par la philosophe Joëlle Zask (*). Il est heureux que les villes donnent aujourd’hui toute sa place à la sculpture contemporaine, qui se veut parfois éphémère et événementielle. Pensons aux empaquetages de Christo. En 2021, Paris a ainsi accueilli Wrapped, soit l’empaquetage spectaculaire de l’Arc de Triomphe, place de l’Etoile, 36 ans après celui du Pont-Neuf par l’artiste. Ces œuvres, qui s’apparentent à des actions sculpturales sur le patrimoine et la ville elle-même, sont de nature poétique et invitent le passant à se réapproprier ces biens culturels, à les regarder différemment. En les cachant au regard et en les métamorphosant sans les abimer, Christo dévoile paradoxalement la beauté de ces monuments ou de ces lieux de passage. La sculpture contemporaine dans la ville ne vaut plus seulement comme monument de mémoire du passé mais comme célébration de l’art contemporain au titre de nouveau patrimoine. Soulignons une dernière fois le dynamisme de la ville de Nantes qui, à l’occasion de chaque édition de son festival Le Voyage à Nantes, commande des œuvres pérennes aux artistes invités, se forgeant un patrimoine vivant, contemporain, faisant rayonner et revivre l’ensemble du tissu urbain. Les habitants se l’approprient d’ailleurs facilement, comme le montre la popularité de L’éloge du pas de côté de Philippe Ramette (ill. 9), qui a su séduire le public depuis son inauguration en 2018. Espérons qu’il en sera de même pour l’œuvre de Jaume Plensa à Valence. Silhouette composée de lettres de neuf alphabets, dont l’arménien, la sculpture monumentale est en interaction avec le passant, qui peut s’abriter à l’intérieur et faire ainsi l’expérience de sa présence (ill. 10). Soulignons que l’œuvre a été financée par deux entreprises privées, avec le soutien du Département de la Drôme, de la Région Auvergne-Rhône-Alpes et de l’État. Le Messager connait déjà un bel accueil, et relègue loin le souvenir d’une place des Ormeaux utilisée comme parking municipal.

Ill. 9 – Philippe Ramette, « Eloge du pas de côté », Place du Bouffay, Nantes, 2018 © RDVludique
Ill. 10 – Jaume Plensa, « Le Messager », Place des Ormeaux, Valence, 2024 © JPB