Quelle est la durée de vie d’une représentation, d’une iconographie ?
Certaines images, trop engagées, trop datées, sont extrêmement éphémères ; d’autres, peut-être parce que leur sens peut se perpétuer, s’adapter à d’autres périodes, d’autres cultures, ne meurent jamais. Martine Sadion, ancienne conservatrice du Musée de l’Image à Épinal, présente saint Nicolas, patron des mariniers du Rhône. A travers peinture drômoise et imagerie, du 17e au 20e siècle, elle retrace l’évolution et la permanence des représentations du saint, tissant des liens, en connivence, entre hier et aujourd’hui.
Auteure
Martine Sadion
Saint Nicolas du Rhône.
Depuis, saint « couteau suisse », Nicolas protège les jeunes enfants, les jeunes filles à marier, les charcutiers, les avocats et les « mal-jugés », les prêteurs sur gage, les tonneliers et marchands de vin (pour le tonneau du saloir) …et les « gens d’eau », bateliers et voyageurs. Du nord au sud de la Drôme, le long du Rhône, nombreux sont les témoignages de cette dévotion.
1 Jean Couvay (1622-1675 ?), d’après Simon Vouet, Sancte Nicolae ora pro nobis, Confrérie de saint Nicolas fondée en l’église et hôpital de Saint-Jacques à Paris, pour les marchands de vin […], taille-douce. Coll. Bibliothèque de l’INHA, Paris.
Ainsi, au nord, l’église Saint Valère de Saint-Vallier conserve un grand tableau du saint sauvant les marins perdus dans la tempête. Copié sur une gravure en taille douce (*) (ill. 1) d’après une œuvre perdue de Simon Vouet (1590-1649), le tableau montre l’évêque à la proue de son navire apaisant les flots et sauvant les marins en détresse. Il a été peint à la fin du XVIIe siècle à la demande du curé de Montvernier en Maurienne, alors vice-recteur du collège Saint-Nicolas d’Annecy à Avignon. Ce collège eut pour vocation de former en droit canon et civil des étudiants venant de Savoie. Le tableau a donc été probablement peint par un artiste avignonnais, sans que l’on puisse affirmer qu’il a bien été offert à l’église de Saint-Vallier où il a pu parvenir dans un deuxième temps (*).
2. Saint Nicolas, [s. n.], début XIXe siècle, église saint Corneille et saint Cyprien, Ancône, Drôme.
Jean Chièze, graveur, et les images.
Dès la fin du XIXe siècle, les images populaires type Épinal, surtout celles en xylographie des imagiers du début du siècle, n’existent plus que dans la mémoire des anciens, oubliées sur quelques murs. Cependant, elles vont revivre dans les créations d’un artiste graveur des années 1940, Jean Chièze (*).
Jean Chièze (1898-1975), issu d’une famille originaire du Vivarais, est né et a fait ses études à Valence. Il entre à l’École des Beaux-arts de Lyon en 1915 et se prépare au métier de dessinateur en soieries, métier qu’il exerce jusqu’en 1923. Après l’obtention du certificat d’aptitude à l’enseignement du dessin, il voyage au gré de ses affectations comme professeur, dans le Doubs, en Corse, à Grenoble, à Bourges… puis à Saint-Cloud, son dernier poste. En 1963, il prend sa retraite et revient s’installer à Granges-les-Valence.
En parallèle de son métier de pédagogue, et dès 1924, il se forme à la gravure sur bois : au début de sa carrière de graveur, il travaille pour des éditeurs lyonnais, grenoblois ou ardéchois, tels Mathieu Varille ou Charles Forot qu’il contacte en 1927 et qui devient son ami. Avant-guerre, pour les Éditions du Pigeonnier, fondées à Saint-Félicien en Ardèche par Charles Forot, ou pour d’autres éditeurs, il illustre aussi bien des ouvrages savants, Pantagruel de Rabelais ou Montagnards de René Allix, des recueils de poésies, que les Almanachs vivarois.
L’intérêt pour le folklore français, objet déjà de nombreuses études régionalistes depuis le XIXe siècle dont celles sur l’imagerie populaire type Épinal, se conforte vers 1935. Le « peuple de France », ses rites, ses costumes, ses images… deviennent un sujet d’étude et des collections se constituent. Après le Congrès international de folklore à Paris en août 1937, s’ouvre en décembre de la même année, l’exposition Potiers et imagiers de France. Au Musée des arts décoratifs, elle présente dans plus de dix salles, les images de la « France imagière » depuis le XVIIe siècle, images religieuses surtout, images de roi, de sagesse populaire. Mais c’est sous le régime de Vichy que le langage de la vieille imagerie, en taille de bois et coloris au pochoir, se renouvelle chez les artistes. Le retour à cet « artisanat traditionnel français » est porté dès 1940 par la création à Paris des Salons de l’Imagerie. Il ne s’agit pas ici d’occulter la propagande de la Révolution Nationale et de Pétain dont ils sont un élément avec les concours d’images du Maréchal qu’ils promeuvent. Cependant la création de ces salons, non seulement fait connaître l’imagerie ancienne très méconnue, mais elle permet aussi, à de nombreux artistes- graveurs de talent de montrer leur savoir et leur inventivité.
Les Saints patrons
Dans son numéro du 17 mars 1942, Le Journal, édition de Paris, annonce la parution prochaine de petits livres d’une série des Saints patrons, projet que « vient de mettre sur pied Pierre-Louis Duchartre, spécialiste de l’imagerie populaire », avec des textes de Renée Moutard-Uldry et des bois de Jean Chièze. Avec le collectionneur et érudit René Saulnier, P. L. Duchartre (1894-1983), chercheur et commissaire d’exposition (*), a fait paraître en 1925 un ouvrage de référence, l’Imagerie populaire, les images de toutes les provinces françaises du XVe siècle au second empire. Les complaintes, contes, chansons, légendes qui ont inspiré les imagiers. Depuis, ce « spécialiste de l’imagerie populaire » milite en faveur d’un renouveau de cet art populaire se fondant sur l’ancienne tradition des imagiers. Ainsi, en s’associant avec Renée Moutard-Uldry, éditrice et historienne de l’art, et Jean Chièze, graveur contemporain, il compte ressusciter cet art oublié.
Le projet consiste à éditer pour chaque saint une plaquette racontant sa vie « illustrée de trois bois originaux de Jean Chièze » et une grande image de 40 x 31 cm, « hors-texte sur Arches, colorié au pochoir » reprenant l’image non coloriée du frontispice des plaquettes. Pour l’éditrice Renée Moutard-Uldry, plaquette et image sont indissociables pour une parfaite compréhension de ces images religieuses dont le sens est en grande partie perdu en 1942. Chacune des plaquettes est éditée à 1000 exemplaires, plus vingt réservés, et, impératif du temps, « il a été tiré en outre 500 exemplaires numérotés de 1001 à 1500 réservés à l’Imagerie du Maréchal ». Les six premières images, représentant saints Vincent des vignerons, Côme et Damien des médecins, Crépin et Crépinien des cordonniers, Jean Porte Latine des imprimeurs, Hubert des chasseurs et Honoré des boulangers, gravées à l’ancienne en bois de fil et coloriées au pochoir, sont montrées au 3e Salon de l’imagerie de mai à juillet 1942. Et, dans la section des éditeurs, Renée Moutard-Uldry présente les six plaquettes correspondantes. On retrouve dans cette édition, les objectifs de P. L. Duchartre : si l’on considère l’image Saint Jean Porte Latine parue en 1942 (ill. 3), le dessin est résolument de son temps, ainsi que la typographie. En revanche, la technique, xylographie et coloris au pochoir, est traditionnelle. De plus, pour illustrer le patronage du saint, Chièze utilise les mêmes recettes que l’imagerie traditionnelle qui, dans l’image Saint Joseph, époux de Marie éditée vers 1825 chez Pellerin à Épinal (ill. 4), représente le saint en grand alors que ceux qu’il protège, les menuisiers au travail, sont en plus petit. Il s’agit donc bien de s’inspirer de la tradition pour créer des images contemporaines. Fin 1942, paraissent ensuite saints Yves des avocats, Catherine des couturières (la seule sainte parmi cette assemblée de saints !). Puis en 1943, saints Éloi des bijoutiers, Nicolas des marins, Fiacre des jardiniers et Bernard de Menthon des montagnards.
Les douze images des Saints patrons de Jean Chièze seront ultérieurement réunies dans une pochette malheureusement éditée sans mention de date. Début 1944, les mêmes éditeurs compléteront la série avec trois autres saints, Laurent des charcutiers, Georges des soldats (la plaquette a été d’abord interdite par les Allemands) et Cécile des musiciens, cette fois illustrés par Jacques le Chevallier, verrier et dessinateur.
Entre chasseurs et avocats, vignerons et médecins, le choix des saints patrons représentés dessine le portrait de cette société française des années 1940, partagée entre campagne et ville, dont les préoccupations sont celles des temps de guerre. Des années plus tard, en 1964, Jean Chièze sera de nouveau sollicité par Renée Moutard-Uldry et le Syndicat du rotin et de la vannerie, pour accompagner de ses gravures la parution d’une dernière plaquette, plus publicitaire, consacrée à Saint Paul et saint Antoine, patrons des vanniers et rotiniers.
6. Jean Chièze, Saint Nicolas, patron des marins, des enfants et des marchands de vin […], 1943, 40 x 31 cm, Librairie Henri Lefebvre, Paris. Coll. MUCEM, Marseille.
Pour revenir à saint Nicolas, le frontispice de la plaquette et l’image coloriée de Saint Nicolas, patron des marins, des enfants et des marchands de vin, se fête le 6 décembre, parus en 1943, représentent le saint en pied, tenant dans les bras une maquette de transatlantique à deux cheminées, devant un paquebot à quai. Il sourit et bénit trois marins délurés qui, dans leur baquet, font une ronde. Jean Chièze amalgame donc la tradition des trois enfants et celle des marins. Et si l’on fait attention à la ceinture du bachi (bonnet) d’un des marins, on lit France. Or, le dernier paquebot qui se fût appelé France, fier transatlantique à quatre cheminées, avait été désarmé en 1935 (*). S’agit-il d’un acte de résistance du graveur en ces temps de France occupée ?
Il semble que, parallèlement et dès janvier 1943, ces mêmes bois sont « adoptés pour une série d’une grande diffusion populaire » (*)par l’Imagerie Française à Limoges (*). L’image de Saint Nicolas, patron des enfants, des écoliers et des navigateurs (ill. 6) (les marchands de vin sont oubliés !) est éditée en septembre 1944, donc après la chute du régime de Vichy. Mais il apparaît que, pour cette édition « populaire », l’Imagerie française a demandé à Jean Chièze de revoir sa copie et de proposer un saint Nicolas moins frivole, plus conforme à l’esthétique des images traditionnelles.
Ainsi, présenté de face au bord d’un canal où naviguent des bateaux à vapeur, l’église de Saint-Nicolas-de-Port, lieu de son pèlerinage lorrain, se dessinant au loin, il bénit à ses pieds, les trois enfants dans leur baquet qui sourient d’avoir été délivrés par le saint. Il faut remarquer, en ces temps de triomphe, que l’arc en ciel arbore les trois couleurs du drapeau français victorieux.
Les images sont de plus grand format, 53 x 42 cm environ, et chaque bois est désormais accompagné d’une oraison et d’un texte d’Henri Pourrat (Ambert, 1887-1957). L’écrivain auvergnat, prix Goncourt 1941 pour Vent de mars, est collectionneur et amateur d’imagerie. Son ami André Vialatte dit dans ses chroniques parues en 1968 (*) qu’Henri Pourrat « collectionnait depuis toujours les grands bariolages de Georgin (*). Sa chambre en était tapissée : la Bataille des pyramides, avec ses fumées rondes […] ou Pyrame et Thisbé (*) ». Prônant le retour aux valeurs dictées par la Terre, valorisant dans ses écrits la culture paysanne traditionnelle, les convictions d’Henri Pourrat rencontrent les idéologies du régime de Vichy dont il partage un moment les idées. Mais, dès 1943, il s’en sépare suite aux dérives collaborationnistes du régime. C’est donc à un écrivain reconnu et amoureux des vieilles images que l’Imagerie française demande d’écrire les textes, écriture qu’il commence dès octobre 1942 (*).
Le texte d’Henri Pourrat narre les miracles du saint et en brosse un portrait quelque peu édulcoré de « bon évêque à la face vermeille, à la barbe de neige, l’ami tout rayonnant de Dieu », mélange de saint Nicolas et de Père Noël, comme les actuels cortèges de la saint Nicolas en Lorraine le représentent encore…Quant à l’oraison, elle remercie le saint « qui a réveillé les écoliers depuis sept ans endormis » […] et le supplie de leur « donner des jouets mais surtout l’épaisse tartine qui calmera leur faim. »
Désormais, avec le texte d’Henri Pourrat entourant le bois gravé, l’oraison de Renée Moutard-Uldry, les couleurs vives, l’apparence des images est plus que jamais proche des images populaires anciennes, tels les Cantiques spirituels (ill. 7). C’est probablement cette réminiscence de l’imagerie populaire, ce retour aux traditions, à une dévotion supposée naïve et simple, que voulait l’Imagerie Française en encadrant de cette manière les images de Jean Chièze.
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Le Musée de l’Image à Épinal
Créé en 2003 par la Ville d’Épinal, le musée conserve une collection de plus de 110 000 images populaires, françaises et étrangères, du 17e au 21e siècle. A travers des expositions inventives- La Fuite en Égypte, Tourments, Images sur les murs, Loup qui es-tu ?, ou récemment «Suivez-moi jeune homme », images de mode et presse féminine – il met en connivence les images anciennes de sa collection avec des œuvres contemporaines, images, peintures ou photographies.
Sur son site, museedelimage.fr, vous pouvez consulter les expositions anciennes et actuelles, les publications, des lectures d’image ou les images de sa collection en ligne sur webmuseo.