Aménager le Vercors et le rendre attractif en instaurant le projet des « Sublimes Routes du Vercors » : pour qui ? Par qui ? Comment construire un projet de territoire partagé et opérationnel ? Comment passer d’une logique de conflit à une logique de construction collective ? Telles sont les questions que Lila Mallard aborde dans son Master 2 Urbanisme et Aménagement, parcours Urbanisme et Projet Urbain (*) sur le sujet « De la contestation à la co-construction : une nouvelle démarche habitante pour un projet de territoire partagé ». Dans cet article, elle s’attache plus particulièrement à l’origine et à l’analyse du conflit autour de ce projet privilégiant l’attractivité touristique et non l’habitabilité d’un territoire, et s’intéresse également à un autre projet et à une autre démarche à l’initiative du collectif Vercors Citoyens.

Le Vercors, massif préalpin dans le sud-est de la France, s’étend sur environ 1 350 km² entre les départements de la Drôme et de l’Isère, dans la région Auvergne-Rhône-Alpes. Son sommet, le Grand Veymont, culmine à 2 341 m. Principalement constitué de calcaire, le massif est marqué par des processus d’érosion ayant sculpté de profondes gorges, dont les célèbres Gorges de la Bourne. Le massif est également caractérisé par de hautes falaises laissant place à des plateaux où les constructions humaines ont trouvé leur place. Puis les routes carrossables ont fait leur apparition et deviendront vite une destination touristique en soi.
Ces routes ont été à l’origine du projet des « Sublimes Routes du Vercors », initié par le Département de la Drôme en 2019 pour mettre en valeur ce patrimoine. Ce projet va déclencher une opposition forte de la part d’une partie des habitants du massif.
Dans cet article, nous allons présenter une analyse du conflit, en essayant de comprendre ce qui gênait les opposants pour finalement catégoriser le conflit en se référant à la littérature existante. Cette analyse m’a amenée à m’intéresser à l’initiative d’un collectif du Vercors davantage orienté vers la recherche de solutions.

Les conflits des Sublimes Routes et ce qu’ils nous apprennent de la situation dans le Vercors

Ill. 1 – Un groupe de touristes sur la route de Combe Laval dans les années 1930, photographie extraite d’un album © AD 26 (187Fi 1/18)
Ill. 2 – Les virages du Vercors : le paradis des motards © Auvergne Rhône-Alpes Tourisme

Contrairement à l’image d’une forteresse isolée qu’on trouve dans des écrits anciens, le Vercors a toujours été un lieu d’échanges commerciaux avec les piémonts environnants. Bien avant la construction des routes du Vercors, les marchands ambulants empruntaient des chemins pour rejoindre les piémonts et vendre leur production sur le marché. Les routes carrossables, construites au XIXe siècle, ont permis d’intensifier ces échanges, facilitant le transport de produits locaux. La construction de ces ouvrages routiers en montagne, parfois dans des espaces très escarpés, représente une prouesse technique de la part des ouvriers.

De nombreux auteurs présentent la construction de ces routes comme un “labeur de Titans” ou “l’œuvre grandiose”(*) des Grands Goulets. Ces adjectifs emphatiques participent à attiser la curiosité des touristes, impressionnés par les exploits de ces ouvriers. Par ces routes, c’est par la même occasion que ces touristes découvrent le massif du Vercors. La “forteresse” paraît tout de suite plus accessible et accueille désormais de nombreux touristes conquérants (ill. 1). Le tourisme modifie l’économie locale. Certains habitants du Vercors, témoins de cette nouvelle dynamique, ne tardent pas à s’emparer de cette opportunité économique et aménagent l’espace pour pouvoir mieux accueillir les touristes via la construction d’hôtels, de restaurants, de cafés …

Au fil du temps, les routes du Vercors ne représentent plus une attraction en soi – excepté pour les motards (ill. 2) et les voitures de courses, attirés par leurs courbes sinueuses et leurs panoramas – mais facilitent désormais l’accès à de nouvelles activités, telles que le ski, le parapente, la randonnée… tout en étant essentielles pour les habitants, qui s’en servent au quotidien pour leurs déplacements. Ce changement a été accéléré, en 2005, par la fermeture de la route la plus touristique du Vercors, la route des Grands Goulets, pour des raisons de sécurité (éboulements de roches sur la route). En 2008, l’ouverture d’un tunnel remplace l’ancienne route.

Considérée pour sa valeur patrimoniale par les habitants et les professionnels du tourisme, la route des Grands Goulets classée est l’objet de différents projets de valorisation et d’aménagement (accessibilité partielle, passerelles himalayennes, parkings…) portés par les collectivités locales et/ou le Département de la Drôme. Cependant la DREAL (*) juge ces projets trop invasifs et recommande la réalisation d’une étude plus globale portant sur la valorisation de l’ensemble des « routes remarquables » du massif.

C’est à la suite de cette recommandation que le projet des Sublimes Routes émerge. En 2018, en tant que maître d’ouvrage, le Département de la Drôme lance un appel à projet pour réaliser ce travail de repérage. Une agence d’urbanistes et de paysagistes (Folléa Gautier) remporte le concours. D’abord, l’agence échange avec les communes, offices de tourisme et associations pour connaître les sites potentiels. Ensuite, elle propose 17 sites avec pour chacun des pistes d’aménagements. Les aménagements prennent la forme de belvédère, de parking, de sentier court menant à une vue panoramique, de passerelle…

Finalement, la réalisation de ces aménagements se révèle complexe, cela pour de multiples raisons :

  • Les aménagements sont, dans l’ensemble, difficiles à réaliser dans un milieu sensible tel que la montagne. Ces espaces sont très contraints par différentes réglementations liées à la protection des milieux naturels et du paysage. On peut citer la loi « Montagne » par exemple.
  • Ce sont des opérations complexes puisqu’elles concernent de nombreux acteurs à différentes échelles (Parc Naturel Régional du Vercors, les communes, les communautés de communes, les départements).
  • Une grande partie du foncier n’appartient pas au Département et les procédures de rachat ne sont pas toujours acceptées par les propriétaires.
  • La population locale et des alentours exprime une forte opposition, notamment car elle considère avoir mal été associée à l’élaboration du projet et critique le fait que le projet incite à l’utilisation de véhicules thermiques (pollution atmosphérique mais surtout sonore, notamment avec les effets de résonance dans les nombreuses gorges du Vercors).

C’est le collectif de la FAUP (Fédération des amis et des usagers du parc) qui prend la tête des actions citoyennes contre ce projet (ill. 3, 4).

Ill. 3 – Manifestation du 21 mai 2022 au Col de la Bataille, Communiqué de presse de la FAUP © FAUP, journal Ricochets
Ill. 4 – Trois exemples de réalisation graphique du collectif de la FAUP © FAUP

Radicalité de l’opposition et solutions émergentes

À travers les divers entretiens réalisés, il a été possible de mieux comprendre les différentes perspectives des acteurs impliqués dans ce projet, notamment les habitants du Vercors et les chargées de missions responsables des « Sublimes Routes du Vercors » au Département de la Drôme.

La position de la FAUP à l’encontre du projet des « Sublimes Routes du Vercors » apparaît radicale. Le collectif ne critique pas seulement des aménagements par exemple mal positionnés, mais remet en question l’existence même du projet sans qu’aucun compromis soit envisageable. Les membres de la FAUP s’inquiètent d’une augmentation du trafic routier et des nuisances qui découleraient de l’aboutissement de ce projet. Par ailleurs, une autre source d’inquiétude pour les opposants concerne le type de tourisme que ces aménagements pourraient engendrer. Ils craignent que ce projet n’attire que des visiteurs perçus comme des « consommateurs », davantage intéressés par l’attrait des routes, dans une optique de parc d’attractions, plutôt que par le massif du Vercors et ses habitants.

D’autre part, le manque d’information et de concertation autour du projet, ou tout du moins la manière dont elle a été réalisée (*) (concertation sur les détails et non sur le principe), semble alimenter la méfiance exprimée envers le Département et les institutions en général.
Pour mieux comprendre le conflit lié au projet des « Sublimes Routes du Vercors », il est possible de se référer à la méthodologie de Jean-Marc Dziedzicki, spécialiste des conflits d’aménagement et de la concertation. Celui-ci présente, dans son livre publié en 2015 (*), une méthodologie pour catégoriser les types de conflits.

Il définit quatre catégories :

Conflit lié aux incertitudes : Inquiétudes sur les risques environnementaux et sanitaires, avec des craintes de répartition injuste des nuisances. Revendications individuelles.

Conflit substantiel : Désaccord sur le contenu du projet et les choix politiques sous-jacents, sur la base d’arguments généraux. Revendications collectives.

Conflit de procédure : Critique du manque de transparence dans le processus décisionnel, avec des modalités de participation jugées insuffisantes.

Conflit structurel : Questionne la légitimité des porteurs de projet et appelle à une participation citoyenne directe, visant une démocratie plus participative.

Ill. 5 – Représentation graphique du projet des « Sublimes Routes du Vercors » selon la méthode d’analyse des conflits de J.M Dziedzicki. Réalisation : Lila Mallard
Le rapprochement avec un autre projet tout aussi controversé, mais de maîtrise d’ouvrage privée, se déroule dans le Vercors : il s’agit de la construction d’un hôtel haut de gamme dans la station de ski de Villard-de-Lans. Le collectif Vercors Citoyens, qui s’oppose à ce projet, exprime également une contestation radicale, affirmant qu’il ne correspond pas aux valeurs des habitants du Vercors. Ce projet de développement touristique soulève des préoccupations similaires à celles liées aux Sublimes Routes : un manque de concertation en amont, qui devrait impliquer les habitants comme acteurs à part entière dans le processus d’élaboration, et l’introduction d’une nouvelle forme de tourisme (ici de luxe) qui ne reflète pas la vision que certains habitants ont pour l’avenir du Vercors. Cependant, le collectif Vercors Citoyens ne semble pas exprimer de méfiance envers les institutions, ni de nuisances directement associées au projet immobilier.
L’ambition du collectif Vercors Citoyens dépasse la simple opposition radicale au projet pour aller vers la recherche de solutions. Nous détaillerons par la suite comment.

La recherche de solutions mises en œuvre par le collectif Vercors Citoyens et d’autres acteurs

La démarche engagée par le collectif Vercors Citoyens opposé aux conflits radicaux est de proposer une vision collective du territoire pour tous, décideurs publics et habitants. Cette vision de territoire que l’on peut aussi appeler projet de territoire a pour but d’impliquer les habitants en tant qu’acteurs décisionnels dans l’évolution du territoire et de diminuer, voire d’éviter, d’éventuels conflits concernant entre autres des projets d’aménagements, grâce à une vision partagée.
La construction de ce projet de territoire par les habitants veut contribuer aux transitions en cours dans le Vercors, notamment la transition touristique, écologique et climatique. Cela se manifeste de deux manières : d’une part, le contenu du projet est essentiel pour soutenir ces transitions, et d’autre part, la démarche elle-même, où les habitants élaborent leur projet, marque une évolution dans le fonctionnement des institutions.
La méthode mise en œuvre est basée essentiellement sur des « Écoutes Citoyennes » afin d’impliquer de nombreux habitants du Vercors dans le but de connaître leur volonté pour l’avenir de leur territoire (ill. 6). Le fonctionnement des « Écoutes Citoyennes » est simple : une personne parle de ses ressentis, de ses attachements, de ses souvenirs liés au Vercors et de ce qu’elle souhaiterait y voir dans le futur et deux personnes écoutent et prennent note. L’échange prend entre 30 minutes et 1h30. Environ 200 écoutes sont attendues par le collectif. Ensuite, il faudra regrouper ces paroles. Et enfin, auront lieu les Assises Citoyennes, en 2025, où ce discours global sera transformé en un projet de territoire « réaliste et ambitieux ».
Le collectif Vercors Citoyens déclare que cette démarche a « pour but de passer d’une posture d’opposition à des projets contestés à la construction d’un projet de territoire « par et pour » les habitants du Vercors ». L’objectif est de nourrir la réflexion des décideurs publics du territoire dans la mise en place des projets d’aménagement, ainsi que de favoriser les démarches de co-production en impliquant les habitants dans le débat et les décisions.
Pour que la démarche du collectif Vercors Citoyens aboutisse pleinement, on peut relever au moins trois conditions :

• que la contribution du projet à la transition écologique et climatique soit à la hauteur des enjeux,
• que le projet suscite l’adhésion de l’ensemble des acteurs du territoire : les décideurs publics et les habitants du Vercors,
• qu’une articulation soit trouvée avec les autres initiatives menées dans le Vercors contribuant aux mêmes objectifs.

Par exemple, le parc naturel régional du Vercors a récemment lancé le programme « L’horizon pour s’étendre »
Ce programme vise à valoriser les actions de transition touristique. Pour cela, le parc souhaite expliquer et partager avec tous – socioprofessionnels du tourisme, habitants et visiteurs – les initiatives touristiques présentes sur le territoire, via la mise en avant de ces innovations ; le but est de faire connaître et étendre leurs nouvelles pratiques, ou en inspirer d’autres.

Ill. 6 – Atelier « Vivre dans le Vercors de 2040 » le samedi 23 mars 2024 à Corrençon-en-Vercors © Lila Mallard

Conclusion

L’étude du projet des Sublimes Routes et les entretiens réalisés ont montré que le conflit était radical dans le sens où aucun compromis n’était satisfaisant pour les opposants. Cette radicalité peut aussi être expliqué par le cumule des quatre catégories de conflit identifié par Jean-Marc Dziedzicki. Bien que l’opposition de Vercors Citoyens au projet immobilier présente une radicalité similaire, elle se distingue par son aboutissement vers les « Écoutes Citoyennes », une initiative visant à proposer un projet de territoire.
Finalement, le Vercors est un exemple intéressant dans la construction d’un projet de territoire, d’un cadre commun dans lequel viendront s’inscrire les actions futures. La démarche pourrait être valorisée dans d’autres territoires, dans un cadre d’échanges d’expériences par exemple.
Cette démarche témoigne de l’investissement d’une partie des habitants du Vercors dans l’évolution de leur territoire. Compte tenu de cette mobilisation importante et de l’intérêt de la démarche, elle mérite un soutien et un suivi de la part des décideurs publics.

Bibliographie

• Burgard, C., Charenton, B. (dir.), Chemin(s) Faisant, une histoire des routes du Vercors, Département de la Drôme / Plumes d’Ardèche, 2020.
Patrimoines du Royans-Vercors – paysage, architecture et histoire, Département de la Drôme-Conservation du patrimoine avec le Conseil d’architecture, d’urbanisme et d’environnement de la Drôme / La Mirandole, Col. Histoires de territoires, 2009.
• Dziedzicki, J.-M., « Quelles réponses aux conflits d’aménagement ? De la participation publique à la concertation », Participations : revue de sciences sociales sur la démocratie et la citoyenneté, n° 3, 2015, Ed. De Boeck Supérieur. [En ligne]
• Hassenforder, E., Ferrand, N., Transformative Participation for Socio- Ecological Sustainability, Ed. Quæ, 2024.
• Jef Batta, Manifestation Col de la Bataille, JT France 3 Rhône Alpes, 21 mai 2022. [En ligne]
• Jorré, G., « L’établissement des routes dans le massif du Vercors », Revue de Géographie Alpine, 1921 / 9-2 / p. 229-284. [En ligne]
• Département de la Drôme, Sublimes Routes du Vercors, 2022. [En ligne]
• Parc du Vercors, L’horizon pour s’étendre | Invitation. SoundCloud, 2024. [En ligne]
• Radio Royans Vercors, Sublimes routes – Concertation au Col de Rousset, 13 janvier 2023. [En ligne]
• Sgard, A., Paysages du Vercors : entre mémoire et identité, Revue de géographie alpine – numéro hors-série, 1997.

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2024-12-04T17:31:09+01:00
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