Photographe, Marine Lanier raconte depuis 2007 des « fables documentaires » où se mêlent images et littérature, réel et fiction, êtres et lieux, paysages d’ici et d’ailleurs. Cet entretien est réalisé à l’occasion de l’exposition Azimut. Une marche photographique avec le collectif Tendance floue présentée en 2021 au musée Nicéphore Niépce à Chalon-sur-Saône, et de la publication Azimut : une marche photographique en France, aux éditions Textuel.

CB –Marine Lanier, vous avez été invitée en 2017 par le collectif de photographes Tendance floue à participer à cette aventure Azimut. Une marche photographique qui regroupait 31 photographes et qui consistait à marcher sans but précis pendant plusieurs jours, à photographier et à recueillir des notes sur un carnet. Ce dernier devait ensuite être passé, tel un bâton de relais, au photographe suivant ; et chaque jour sur Instagram une photographie et son commentaire étaient publiés.

Que vous a apporté cette expérience collective ?
Rejoint-elle celle du collectif Les Climats ?

ML – Ces expériences collectives ont été très bénéfiques et m’ont amenée à me positionner artistiquement. Elles sont pourtant très différentes. Le collectif de photographes Les Climats s’est constitué dans la Drôme autour de projets territoriaux, il a su créer un espace de dialogue ; par la suite les intentions de chacun se sont avérées différentes, parfois divergentes. Ce collectif a permis l’obtention de bourses de résidences pour déployer le travail, la réalisation de projets sur le long terme, par exemple, en ce qui me concerne, ma série Le Soleil des loups, des expositions collectives comme celle, en 2015 — intitulée Comme par une cheminée qui débouche en plein ciel, axée autour du territoire, au Centre d’art contemporain (*) à Montélimar — qui m’a profondément marquée.

Quant à Tendance Floue, c’est un collectif qui existe depuis 1991, je l’ai connu à l’occasion d’une exposition aux Rencontres d’Arles (Nationale 0), quand j’étais étudiante à l’École nationale supérieure de photographie. En 2017, j’ai été invitée sur le projet de marche à travers la France, Azimut (ill 1, 2) j’ai adoré cette aventure avec ce collectif constitué depuis longtemps de photographes dont les pratiques sont bien affirmées. Ce projet, plus proche de l’expérience et du laboratoire, était délimité dans le temps (6 mois) et chacun avait son autonomie artistique lors de sa marche ; c’est une chance d’avoir pu y participer grâce à Tendance Floue. J’ai beaucoup apprécié le trajet entre Montpellier et Salasc : j’ai découvert Aniane, ville carcérale, son abbaye aux mille moines, ancien bagne d’enfants ; le pont du Diable, où des groupes de garçons s’adonnent à des rituels initiatiques en plongeant depuis des hauteurs vertigineuses ; Saint-Guilhem-le-désert ; le lac de Salagou, et plus particulièrement le village abandonné de Celles. Les habitants en ont été chassés, les eaux du barrage devaient recouvrir les toits. Une erreur de calcul. On aurait dit une de ces contrées désertées d’orpailleurs, en Amérique de l’Ouest. Certaines familles n’étaient pas revenues depuis quarante ans, elles ont fait le pèlerinage deux jours après mon passage.

Au-delà de ces expériences partagées, la photographie est pour moi, par essence, un art solitaire, comme l’écriture. L’appartenance à un collectif est très riche mais aussi très chronophage, il y a parfois des points de vue éloignés qui font l’objet d’échanges et peuvent conduire à s’écarter de son propre chemin, même s’il y a des intérêts professionnels et artistiques, une émulation générale. Chaque groupe a sa manière de fonctionner, j’ai réalisé qu’il est important de se réunir sur des valeurs communes, de comprendre aussi comment creuser parallèlement son sillon, sans se perdre, surtout dans un contexte difficile pour les artistes plasticiens.

1 – Série Azimut. Le Seuil, 2017
2 – Série Azimut. La rivière d’or, 2017

CB – Dans cette marche photographique, l’écriture a une place particulière, comme d’ailleurs dans l’ensemble de votre travail. Il y a les citations, celle de Lucrèce, De natura rerum, dans la série Les Lointains (2011) ; celle de Virginia Woolf, Les Vagues, dans la série Les Vagues (2013) ; celle de Joseph Conrad, Au Cœur des ténèbres, dans la série Le Capitaine de vaisseau (2014-2018). Il y a aussi vos propres textes biographiques et descriptifs, tels les textes associés à Construire un feu (2010), à Eldorado (La Pépinière, 2014). Et enfin des textes de fiction, comme celui qui accompagne la série autour de Mme de Sévigné Voici venu le jour de vous conter mon songe (*), ou la série Les Contrebandiers (2020)

Comment l’écriture et la littérature interviennent-elles dans votre travail photographique ?
Jouent-elles un rôle dans le déclenchement de la photographie ?

ML – Au début, il y a l’amour de la littérature et d’auteurs parmi lesquels je trouvais des résonances, des images. L’appréhension de faire coexister mes photographies et mes textes m’a conduite à avoir recours à des citations, c’est plus rassurant de s’appuyer sur des auteurs comme Jack London, Virginia Woolf ou Joseph Conrad. Il y a eu assez rapidement dans mon travail quelque chose de l’ordre de l’amplification des images. Par la suite, j’ai avancé par palier grâce à des expériences et des expositions comme celle du Centre d’art contemporain, au château de Montélimar, où j’ai présenté pour la première fois des textes autobiographiques au mur. L’étape suivante a été le recours à la fiction. Il reste toujours une part personnelle, comme dans La Fausse lettre, en lien avec la figure de la marquise de Sévigné, où se mêlent le rapport avec la mère, l’enfance, les liens paradoxaux entre mère et fille.
 
Mes premiers textes ont été publiés dans le catalogue Azimut, je mêle légendes, documentation, impressions personnelles dans le journal de marche. Dans mon dernier travail Les Contrebandiers (*) (ill 3, 4) visible dans le catalogue Flux, une société en mouvement, cohabitent un texte d’Étienne Hatt, critique d’art, et un texte personnel, dans lequel on vit à travers le regard et les sensations d’un contrebandier. La fiction me permet de rassembler des images et des parties manquantes, d’ouvrir l’histoire familiale sur le merveilleux, le voyage, le déplacement d’un territoire à l’autre. Le processus créatif qui relie l’écriture et l’image est chaque fois différent. Cela peut partir d’un titre, de trois ou quatre mots, parfois d’une expression comme « vaincre le signe indien » (*) , prononcée récemment par mon père, et qui fera sans doute l’objet d’une nouvelle série. Ces mots me déclenchent des images, des recherches, je fonctionne beaucoup par arborescence et analogie, ce qui me conduit à faire des liens avec des lieux, ma famille, des éléments plus universels. Parfois, je retourne à certains endroits familiers, comme les serres de l’ancienne pépinière où travaillait mon père, le barrage du Rhône… Je commence à photographier et le texte advient après. Je veille à une cohérence entre les titres de mes séries photographiques — eux-mêmes, série de signes — et à toujours enrichir cette appartenance aux domaines de l’aventure, de la nature, de l’histoire familiale. Je recherche des titres anachroniques, des oxymores comme « Construire un feu », « Le Soleil des loups », « Nos feux nous appartiennent », « Nager la nuit », qui traduisent cette idée de polarité présente dans mon travail, et abordent nos contradictions.
3 – Série Les Contrebandiers. L’Ermite, 2020
4 – Série Les Contrebandiers. Le couteau, 2020

CB – Dans votre texte La Pépinière daté de 2014, vous donnez des indices sur votre famille (« Je viens d‘une famille de jardiniers, paysagistes, pépiniéristes, horticulteurs, fleuristes. ») et sur le rapport à la nature qu’elle entretient, fait de rituels à la recherche de la maîtrise des éléments et de l’espace, rythmés par les pratiques sociales de la naissance à la mort. D’un côté une nature maîtrisée, domptée par les hommes, voire détruite, de l’autre une nature sauvage, fougueuse et invincible.

Ces différentes approches de la nature, que signifient-elles pour vous ?

ML – Oui, ces deux aspects de la nature coexistent dans mon travail. Par exemple, dans une vidéo à venir réalisée sur des élagueurs, Les Garçons de la forêt rouge, que je suis en train de monter ; au sein des photographies d’un vigneron enfermé dans un espace clos, celui de la cuve, le corps recouvert de lie de vin ; ou encore avec les vagues créées par la force d’un barrage, et non celles de l’océan. De la même manière, dans la série Eldorado, on circule dans une pépinière abandonnée, aux nombreuses serres éventrées, où la nature reprend ses droits au milieu d’une chrysalide, une nature donc à la fois luxuriante et sèche, brûlée. On est tenu dans cette polarité entre la vie et la mort, entre quelque chose de très vivant et l’abandon.

Nous partons toujours de notre histoire, je viens d’une famille, du côté de mon père, où les métiers appartiennent à une sorte de même confrérie liée à la nature, à la terre, aux plantes, aux arbres, mais qui peuvent être aussi très éloignés les uns des autres : être élagueur ou fleuriste sont des professions très différentes, les gestes, le contexte, les codes sont singuliers. Pour moi, cette polarité entre une nature sauvage et domestiquée témoigne de notre besoin d’appartenance à un groupe, mais également de notre besoin fondamental de s’extraire du groupe pour exister en tant qu’individu. La nature sauvage ou maîtrisée serait une analogie, une allégorie de la liberté ou de l’asservissement, de notre part sociale, et de notre part indomptée. C’est à l’image des personnages que je choisis de photographier : ce sont souvent des êtres qui traversent, qui ont un besoin éperdu de liberté, de transgresser, qui pourtant vivent toujours dans un univers clos, que ce soit les deux enfants sur le plateau du Coiron, en Ardèche, dans la série Le Soleil des loup(*)(ill 5, 6), les jardiniers dans l’espace circonscrit qu’est le jardin ou les marins et le capitaine à bord d’un vaisseau. Ces situations traduisent les contradictions qui nous constituent, et soulèvent la question : comment trouve-t-on sa place dans cet entre-deux, comment rencontre-t-on le troisième lieu ?
5 – Série Le Soleil des loups. L’Eclipse, 2018
6 – Série Le Soleil des loups. Le Guetteur, 2018

CB – Vos photographies s’attachent à des lieux de la Drôme, dont vous êtes originaire, mais vous les entremêlez à d’autres lieux découverts à l’occasion de voyages et de résidences (États-Unis, Grèce, Chine, Arménie, Espagne, Portugal…). Dominent la matière, la forme, le relief, la couleur et la lumière si particulières, dues au procédé de la « nuit américaine » ; l’origine géographique semble alors disparaître au profit du récit.

Le lieu a-t-il vraiment une importance dans votre démarche ?
Ou bien est-ce la « fable documentaire » qui prédomine ?

ML – J’aime l’incertitude, le trouble géographique et temporel, et j’apprécie cette vision du temps en spirale, où passé, présent et futur se connectent entre eux. L’idée qu’un lieu puisse en évoquer un autre, que l’ailleurs arrive par effraction dans l’ici. Pour la marche Azimut, je me suis imaginée être un personnage dans le Far-West alors que je marchais en France, à quelques centaines de kilomètres de chez moi. Pour la série Le Soleil des loups, on perçoit encore cette évocation des États-Unis avec la photographie du canyon, les portraits des enfants, les positions de chasseur en surplomb sur le plateau volcanique, au-dessus de la rivière, le danger imminent d’un ennemi invisible, qui peuvent entrer en résonance avec les films Délivrance de John Boorman et La Nuit du chasseur de Charles Laughton.
 

Quand je suis à l’étranger, j’ai la nostalgie d’un territoire familier, je recherche la Drôme, et quand je circule dans la Drôme, en France, je recherche l’ailleurs. Dans chaque série, ce mouvement est permanent. Par exemple, les serres de la série Eldorado (*) (ill 7, 8) sont des espaces où travaillait mon père lorsque j’étais enfant ; des années plus tard, je suis revenue les photographier, le lieu avait complètement évolué, elles évoquaient un pays lointain par la végétation luxuriante et la lumière dorée que j’ai perçue le premier jour du retour. Un ouvrier d’origine vietnamienne, nommé Tran Van On, ancien boat people que j’ai connu durant l’enfance, a transplanté symboliquement ces racines vietnamiennes en faisant pousser, après avoir racheté les serres, des plantes non endémiques de la vallée du Rhône, originaires de l’Asie du Sud-Est. J’étais fascinée par cet ailleurs, ramené dans le territoire familier, qui résonnait avec l’histoire familiale dont tout un pan est lui-même lié à l’Indochine. Il y a une forme de réparation dans la porosité des lieux qui communiquent entre eux, même situés à des milliers de kilomètres.

7 – Série Eldorado, #1, 2013
8 – Série Eldorado, #15, 2013

CB – Le lieu semble indéfinissable et la perception de l’échelle est aussi perturbée ; on ne sait s’il s’agit d’une vue rapprochée ou lointaine.

Est-ce lié à la technique du close up, vu de près ou gros plan, que vous utilisez régulièrement dans vos photos et quelle est la place de la couleur ?

MLFaire disparaître l’horizon rend captif le regard, qui va alors circuler à l’intérieur de l’image, cela ouvre l’imagination du spectateur, car les éléments sont moins identifiables. Même dans la série Les Lointains (*) (ill 9), réalisée en Arménie, il y a une forme d’abstraction, un trouble dans le rapport d’échelle et dans les couleurs. J’ai été marquée enfant par certaines lumières, des ombres très denses, l’éblouissement du soleil à travers la lucarne d’un soupirail, l’aveuglement de mon arrière-grand-mère, qui me demandait de réaliser des images de mémoire — plus exactement de lui raconter des images —celles d’un grand jardin qu’elle ne voyait plus. La lumière pour moi est un souvenir. Notre enfance, notre histoire induisent des goûts, une manière de regarder, souvent de l’ordre de l’indicible, de l’ineffable ; quelque chose s’engramme en nous, dans notre corps, nos cellules, c’est un filtre qui se superpose à la réalité de ce que l’on perçoit par la suite. Chez moi, cela a conduit à un certain type de cadrage, souvent serré, une certaine forme de vision, une utilisation particulière des couleurs, une luminosité vibrante ou très assourdie grâce au procédé de la « nuit américaine » (*). Il y a une sensibilité, une attention portée aux choses proches, au fait de scruter ce que l’on a sous les yeux, le familier, qui porte en lui à la fois du mystérieux, du danger, de la beauté. La vision est aussi troublée par la colorimétrie de mes images, souvent proche de l’hallucination, du mirage, d’un songe perdu. Le choix des couleurs est souvent très intuitif, il relève de la sensation. La couleur est quelque chose d’énigmatique, car elle porte en elle des émotions enfouies, le spectateur n’arrivera souvent pas à formuler pourquoi telle ou telle couleur lui « parle », elle s’adresse directement à l’inconscient ; on retrouve dans mes images des teintes liées aux primitifs de la photographie, où se nouent ce rapport aux fossiles, aux couches temporelles, aux images passées qui remonteraient d’un rêve lointain.

J’ai arrêté de me poser la question du réalisme qu’on associe très injustement à la photographie, médium censé questionner la réalité, de par son procédé technique, lié à la reproductibilité. Pour ma part, j’ai besoin d’être emmenée quelque part, dans une autre dimension, de proposer un nouvel espace qui n’existerait que par la transfiguration du réel. Sur la question de l’échelle, la photographe Sophie Ristelhueber m’a beaucoup influencée. Le livre Fait est pour moi une référence de poésie brute sur les traces de la guerre du Koweit laissées dans le désert. Je regarde aussi beaucoup la peinture, celle de Peter Doig, de Gauguin, Miquel Barcelo, et également le cinéma comme celui de R. Bresson, W. Herzog ou de D. Lynch, qui fait appel à des couleurs peu naturelles, à des lieux totalement transfigurés, invitant le spectateur à proposer différentes interprétations de ses films. J’ai ce goût pour l’expressionisme. Je parle de « fable documentaire » au sujet de mon travail, car il y a toujours un soubassement historique, documentaire, réel, sous-tendu la plupart du temps par des récits familiaux ; mais la fantasmagorie, l’onirisme prennent toute leur part et ouvrent cette troisième dimension, à la rencontre du rêve et de la réalité. Pour moi, ce sont les deux facettes d’un même médaillon, entre quelque chose de profondément enraciné et de surnaturel.

9 – Série Les Lointains, 2011

CB – Dans un contexte de circulation rapide et de production intense des images, vous semblez résister à ce flux et à la dématérialisation des images, en utilisant notamment la chambre photographique ou l’écriture qui manifestent une conscience du temps et de l’histoire, à contre-courant.

Est-ce un positionnement artistique et/ou politique face à l’ère numérique ?

ML – Je ne sais pas si c’est une résistance face à la vitesse, à la dématérialisation ou une acceptation de mon rapport au temps, à mon besoin d’incarnation. Je suis fascinée par la circulation du temps : comment le passé rencontre le présent, se connecte au futur. J’aime profondément, depuis que je l’ai découvert, le cinéaste Andreï Tarkovski, parce qu’il y a dans ses films un trouble sur la temporalité, une géographie mystérieuse, imaginaire, par exemple dans Stalker et Solaris. La chambre photographique est à la croisée des temps, c’est un outil anachronique.

Bizarrement, j’ai choisi un appareil assez technique alors que je ne suis pas une grande technicienne. La fantasmagorie est arrivée par ce choix, ces couleurs sont venues de films périmés, de bascules incontrôlées, d’une difficulté avec la matérialité du monde. Comme toute chose qui nous résiste, soit on a envie de l’affronter, soit de prendre des détours. La chambre photographique était très utilisée par les architectes pour redresser les perspectives d’un bâtiment, avant la démocratisation du logiciel Photoshop, c’était donc un appareil lié à une certaine rigueur ; pour ma part, avec les années, ce qui me plaît c’est de le détourner de cet usage premier, je l’utilise parfois à main levée, de manière empirique, en laissant advenir l’erreur, ou plutôt en me laissant traverser par ces erreurs lorsqu’elles ouvrent un champ inexploré, et j’essaye de les reproduire. J’aime cet aspect « apprenti sorcier » avec la technique.

En effet, je ne suis pas attirée par la profusion d’images, et l’utilisation de l’argentique limite leur production. Cependant, j’emploie une technique mixte : je photographie à l’argentique, puis je scanne mes négatifs. Je n’ai aucun rejet pour le numérique, mais j’ai un rapport au temps qui est lent. Je retrouve cette lenteur dans l’écriture et dans certaines actions inhérentes à la photographie argentique : le chargement des films, le temps de latence de développement, le dépoussiérage des plans-films, ce temps-là – tel un temps hors du temps — me permet de réfléchir aux images, de rentrer à l’intérieur de leur matérialité, leur chimie, qui devient alchimie, de penser les associations possibles, les histoires qui vont se tisser. C’est peut-être une forme de résistance face à la vitesse, à la profusion ; c’est dans tous les cas un temps qui m’est nécessaire, même si ce n’est pas toujours simple d’utiliser la chambre, en termes de coût, de praticité. Avec une chambre photographique, on ne se positionne pas de la même manière dans le monde, et avec les autres ; quand on réalise des portraits, on est avec le modèle ; même en ce qui concerne les paysages, on est à l’intérieur du paysage, non devant, car le châssis chargé du film que l’on glisse dans le dépoli nous empêche de regarder à travers le viseur. C’est un peu comme photographier à l’aveugle. Je crois que ce que j’aime, c’est ce paradoxe entre le détail, la précision, quelque chose qui serait observé au microscope, et le voile ou la nuit qui le recouvrirait dans le même mouvement.

CB – Pour conclure cet entretien, quels sont vos projets malgré la crise sanitaire liée à la Covid-19 et le contexte difficile pour les artistes ?

MLJe mène parallèlement plusieurs projets qui se nourrissent les uns les autres. J’ai un projet de film, Un faucon au poing, avec un fauconnier, en relation avec le Moyen Âge, l’histoire de la fauconnerie. On retrouve cette question d’appartenance et d’affranchissement — pour moi, le faucon, symbole de liberté et de discernement, cristallise aussi cette idée du lien et de l’asservissement, car il revient au poing ganté de son maître. La question du lien traverse tous mes travaux : est-ce que ce lien nous asservit, nous protège ou nous délivre ? En faisant des recherches pour ce film, j’ai découvert une race de faucon qui s’appelle le Faucon lanier — l’étymologie du mot « lanier », c’est aussi le lien. Par ailleurs, j’ai plusieurs projets d’expositions en France, en Italie, en Belgique, en espérant que les lieux culturels puissent de nouveau ouvrir. Je poursuis le travail sur les Contrebandiers, initié avec la commande du CNAP, dont les images ont été réalisées dans les Alpes et le Vercors ; la suite aura lieu dans les Pyrénées, haut lieu de contrebande, de colporteurs et de passage, et prendra la forme d’une résidence, d’une publication, de recherches et de prises de vue grâce au soutien de diverses institutions de la région Occitanie.

Enfin, je dois poursuivre ma résidence en Bretagne, en lien avec la galerie l’Imagerie de Lannion sur le projet Le Capitaine de vaisseau, qui a été retardée. J’étais par exemple censée partir en mer avec des plongeurs de la station biologique de Roscoff, or pour le moment c’est impossible au vu du contexte sanitaire et de la promiscuité à bord d’un bateau de plongée. Heureusement, j’ai pu réaliser une première partie du travail cet été sur l’île d’Ouessant. Il en a été de même pour une résidence initiée en 2019, au jardin du Lautaret, avec l’écrivain américain Dan’O Brien, et le soutien de l’université de Grenoble, que je devais poursuivre cette année ; j’ai profité de la fenêtre estivale pour réaliser les images d’une nouvelle série Le Jardin d’Hannibal (*) (ill 10, 11), j’envisage de nouveaux séjours, à différentes saisons, pour capter l’impermanence du jardin.

Si cette crise se poursuit trop longtemps, je suis inquiète quant à la suite, les institutions peuvent s’essouffler. Il y a eu de nombreuses initiatives pendant cette période : des privés et des institutions publiques ont fait des efforts d’acquisitions, mais il est nécessaire de diversifier les approches, commandes, résidences, expositions, publications, pour qu’un travail puisse vivre et se développer. Je pense à mes amis, photographes, artistes, notre profession était déjà très précarisée, il est certain que nous devons nous armer de courage et de persévérance pour la suite. Prendre en compte cette réalité ne m’empêche pas de rester positive, car ce temps, pour ma part, est aussi propice au retrait nécessaire à la création et aux projets éditoriaux à venir.

10 – Série Le Jardin d’Hannibal #1, 2020
11 – Série Le Jardin d’Hannibal #3, 2020