Décaler son regard, sa réflexion, interroger le monde et la nature, telle est la démarche d’Alain Fournier qui depuis les années 80 explore inlassablement un arbre : le saule. A partir de ce matériau d’une grande richesse plastique, symbolique, historique, scientifique, le plasticien met en place un protocole lui permettant, non pas de le représenter, mais de le présenter à travers différents médiums, tout en croisant enjeux sociétaux contemporains et sens de l’histoire.

Auteurs :
Alain Fournier
/ Q+E

Q+E : Quelle est votre conception de l’art contemporain ?

AF – ʺARTʺ, on sait très bien que personne n’a pu clairement le définir, chaque époque ayant eu ses raisons de penser son « art », y compris toutes les pratiques artisanales et techniques qui ont été appelées ʺartʺ. Je ne peux donc définir le mot ʺartʺ, et plutôt que d’essayer de le faire, je préfère la position du philosophe américain Nelson Goodman qui pose la question : « Quand y a-t-il art ? ». A partir de quand un objet proposé au regard a des chances de rentrer dans le monde de l’art ? Que faut-il pour qu’un objet banal fasse sens ? Chaque jour, chaque artiste apporte ses réponses.

Quant à l’adjectif ʺcontemporainʺ, je ne peux pas le définir non plus, à partir du moment où c’est l’époque dans laquelle on vit, où ceux qui la vivent sont des contemporains : il y a toujours eu des contemporains. Cependant je peux repérer certaines pratiques qui font ce qu’on appelle ʺart contemporainʺ. Pour moi, c’est l’art du ʺtout est possibleʺ. Les artistes ne se définissent plus en fonction d’un médium mais en fonction d’actions ou d’œuvres motivées par des analyses critiques de tous les champs de connaissances qu’elles soient : culturelles, politiques, sociétales, comportementales, économiques, industrielles, artistiques … Ils s’emparent de toutes ces analyses pour produire des œuvres utilisant les médiums les plus pertinents, et parfois plusieurs mediums dans la même exposition. Ils débordent sur d’autres champs artistiques, danse, musique, vidéo, lumière… L’utilisation d’objets Ready-made est très fréquente. Les frontières entre les disciplines artistiques s’effacent, l’art n’a jamais été aussi près du monde de tous les jours. C’est un art qui se réinvente sans cesse, qui est toujours en construction, en mouvement.

A.Fournier dans son atelier

Q+E : Quelle est la position de l’artiste contemporain dans le monde et plus particulièrement la vôtre ?

AF – Plus qu’à toute autre époque, l’artiste contemporain est un révélateur, un lanceur d’alerte. Il fait surgir des questions. Le philosophe italien Giorgio Agamben (*) a écrit un petit livre dans lequel il donne sa définition du contemporain. Pour lui, peut se dire contemporain, celui qui ne se laisse pas aveugler par les lumières de son siècle, celui qui déplace son regard en permanence tout en ayant le sens de l’histoire, cette histoire il doit la lire de façon inédite. Ce décalage a une chance de lui permettre de percevoir mieux que d’autres le pouls de son temps et de la société dans laquelle il agit. En ce sens, je me considère comme contemporain.

Depuis 50 ans, je décale mon regard et ma réflexion, je prends mes distances et du recul par rapport aux grands discours, aux modes artistiques, sociales ou comportementales. J’interroge le monde, la nature et tous les champs de connaissances à propos d’un seul référent : mon arbre. Je fais des propositions plastiques mais ce n’est pas à moi de dire si elles sont contemporaines ou non. Dans ma pratique, mon action, je me sens contemporain, mais ce sont les formes qui doivent parler.

9 Objets, 1991. Osier, pâte à papier, in situ 160 x 96 cm

Q+E : Quelle est votre démarche artistique et quelle est la place du matériau dans votre œuvre ?

AF – Il est nécessaire de rappeler certains points. Un artiste est quelqu’un qui s’auto-mandate, qui doit s’assumer, qui doit trouver les moyens de faire, de produire de manière singulière, personnelle… Alors que faire ?

Pour moi, le matériau est le fondement et la raison d’être de tout mon travail. Il me permet de tenir à distance tous les déterminants subjectifs : mon éducation, ma culture, ma vie personnelle… Je n’ai pas à ʺme direʺ. Alors j’ai choisi de m’inscrire dans un matériau que je rencontre qui est l’osier, c’est lui qui dictera ce que je dois faire. Quand je vois un grand jet d’osier, pour moi, c’est le b.a.-ba. du dessin ; là, sous mes yeux, c’est une ligne dans l’espace, c’est un trait sensible qui peut faire 3 cm de section à sa base et 1mm à son extrémité 3 m plus haut. C’est une fulgurance. C’est en même temps un volume dans l’espace b.a.-ba de.la sculpture. Ce matériau, on ne le voit jamais pour ce qu’il est, il devient corbeille, panier, nacelle… Aussi je décide de me concentrer sur lui et de révéler ses qualités physiques et plastiques. Tout ce que j’allais produire devrait être cohérent par rapport à lui et à sa place dans la société, en évitant toute réalisation aléatoire. L’osier étant du saule, je vais chercher toutes les connaissances possibles à son sujet. Je questionne le monde et tous les champs de connaissances à propos d’un seul référent : LE SAULE.
Clément Rosset (*) a écrit que le réel n’a rien à nous dire, il n’a aucun sens. Depuis plus de 30 ans, je travaille avec du réel, je tente de faire en sorte qu’il fasse sens.

Dessin, 1996-2008 in situ, 320 cm x 60 m2
Détail
« Dessin », 1996-2008 in situ,
320 cm x 60 m2

Q+E : Avez-vous une méthode particulière de travail ?

AF – Très souvent, pour éviter l’aléatoire ou le subjectif, je mets en place un protocole. Un cadre auquel je me tiens. Ainsi si je travaille sur les villages qui doivent leur nom au saule, pour réaliser l’installation je pars des medium habituels des arts plastiques : peinture, dessin, sculpture. Le village sera rendu par une peinture, suivant la population de ce village la toile sera plus ou moins grande. Le dessin sera le tracé des principales voies de circulation, ainsi que des cours d’eau, le format sera le même pour tous les villages. Pour la sculpture, elle aura la forme du contour de la commune ; suivant l’altitude de la commune, la sculpture aura 1, 2, 3 ou 4 épaisseurs de la même planche de bois. La carte de France est divisée en trois. Le nord bleu, le centre jaune, le sud rouge. La sculpture sera donc bleue, jaune ou rouge suivant la partie de France où il se situe. Peinture, dessin, sculpture, ensemble ils donneront une idée plus précise du village.

Si je travaille avec le matériau lui-même, il me dit ce que je peux faire. Si je colle des copeaux d’osier les uns sur les autres, je constate que petit à petit, indépendamment de ma volonté, une spirale se développe dans l’espace. J’accepte la proposition du matériau.

Copeaux-Spirale 1, 2013, copeaux d’osier, charbon de bois d’osier, bois, 12 x 12 x 24,5 cm
Si je travaille sur une connaissance que j’ai sur la place qu’a le saule dans la société, je cherche à rester au plus près de cette connaissance et à trouver les raisons objectives qui me font choisir les moyens plastiques pour la pièce que je souhaite proposer. J’apprends que le charbon de bois de saule entre dans la composition de la poudre noire à canon. Je remplace l’ogive en acier de l’obus par une ogive en charbon de bois d’osier.

Dernier exemple, j’apprends qu’il y a un village qui s’appelle Notre-Dame-de-l‘Osier près de Saint-Marcellin-en-Isère. Le village se nomme ainsi parce qu’il y a eu un miracle le 25 mars 1649. En coupant ses osiers, un paysan s’est trouvé maculé de sang. Les minutes du procès pour savoir s’il y a vraiment eu miracle sont aux archives de Grenoble. Depuis, le village est un lieu de pèlerinage. Il y a une Basilique et dans cette Basilique une chasse en verre contenant un morceau du saule qui a saigné ce jour-là. Je travaille alors par rapport au religieux. Quels types d’œuvres trouve-t-on dans les Basiliques ? Peinture, sculpture, vitraux. Je choisis de proposer un fragment de vitrail et pour éviter toute représentation aléatoire ou habituelle, le fragment aura la forme de la représentation chimique d’une molécule d’acide salicylique (ancêtre de l’aspirine) produit par le saule.
En procédant ainsi, je suis amené à utiliser tous les médiums des arts plastiques en tachant de trouver, pour chaque projet, les plus pertinents.

Dans mes propositions plastiques, il y a toujours de la mémoire, de l’information, de l’actualité, du demain. Il y a des gens qui s’appellent « Sauzet », des fermes qui se nomment ʺle Sauzet ʺ, les rochers de la Sauce au col de la Bataille. Ces patronymes, toponymes ou oronymes doivent leur nom au saule. Ils sont à l’origine de pièces. Leurs noms seront encore valides dans 100 ans . Je m’inscris dans toutes les époques.
Vitrail-acide, 08/2011, verre plomb, impressions sur transparents
Saussine - 30160 Gard
Toponyme 2015-2020, mixed media dimensions variables

Q+E : Aviez-vous une sensibilité écologique qui aurait motivé votre choix du végétal ?

AF – J’ai commencé à travailler avec du saule simplement de façon formelle, pour ce qu’il était et ce qu’il me proposait plastiquement. Le but, c’était avant tout d’avancer dans la connaissance de ce qu’était sa place dans notre société, ce qui me donnait des pistes de travail. Je suis plasticien, je n’avais pas vraiment de prétentions écologiques, je ne suis pas assez compétent sur ce sujet ; mais depuis le début, mon travail est lié à la nature. Il se trouve qu’avec mes dernières séries, sur la phytoextraction, la phytoremédiation, les phytomines… qui concernent la capacité qu’ont certains végétaux d’assainir les sols, de les dépolluer et d’emmagasiner des métaux lourds, des produits toxiques, je me trouve à rendre compte de recherches scientifiques et écologiques très avancées. Ces recherches sont faites notamment par des chercheurs de Montpellier ; ces chercheurs sont en avance d’un temps. La connaissance que j’ai de leurs recherches me permet de produire des formes singulières. J’ai grandi en étant souvent en contact avec la nature. Je lui accorde de plus en plus d’intérêt maintenant.

Phytoremédiation-aubier, aubier de saule, étain, 06/2020, 16,5 x 6,5 x 4 cm
Phytoremédiation-Feu, 04/2020-12 x 22 x 4 cm-, charbon de bois d’osier, étain

Q+E : Continuez-vous à travailler à partir de l’osier ?

AF – J’ai commencé à travailler avec l’osier (Le Saule) ; on le retrouve partout dans mon travail, même s’il n’est pas présent physiquement. Quand je travaille avec la poudre de charbon de bois d’osier c’est tout simplement parce que j’apprends que le fusain des artistes, c’est du saule. Plus tard je découvre que le charbon de bois de saule entre dans la composition de la poudre à canon. Je prends également connaissance d’un lieu-dit important de la guerre de 14-18 : ʺLa Tranchée des Saulesʺ. A cette époque, les obus sont transportés dans des portes obus en vannerie d’osier. Je m’empare de toutes ces connaissances et je produis des pièces ou des installations en relation avec elles. Dans ces pièces, l’osier n’est pas toujours physiquement présent.
Alors j’éprouve le besoin de temps en temps de revenir aux fondamentaux, de me recentrer et de me laisser guider par l’osier, par les écorces, les copeaux, la sciure, les feuilles… Repartir à zéro avec du recul, ça me fait avancer.

L’arbre est un sujet récurent de l’art. Je n’en propose pas une représentation, je le documente, je le présente.

Entrevue réalisée le 21 septembre 2021, Valence

Tranchée des Saules, 2014-2020, mixed media, dimensions variables
Détails
« Tranchée des Saules »,
2014-2020,
mixed media, dimensions variables
Toutes les photographies dans le texte sont fournies par l’artiste, sauf mention spéciale