Dialogues tout en subtilité entre la nature et l’homme, les œuvres de Christophe Gonnet explorent les cycles, les permutations entre apparition/disparition, équilibre/instabilité, étendue/limite, tension/fragilité… Depuis une trentaine d’années, il crée des installations dans les milieux naturels ou urbains et cherche à habiter l’espace et le temps avec « une nouvelle façon d’être en présence, d’être ensemble avec le lieu ».
Diplômé de l’Ecole Supérieure d’Art et Design de Valence, héritier de mouvements historiques des années 1960-70 tels le Land Art ou l’Arte Povera, Christophe Gonnet devise dans ce premier article sur les notions de nature, de paysage, de temps… et porte un regard critique mais non désenchanté sur l’évolution des relations nature et humanité.

Q+E – Toujours en lien avec la nature et le paysage, tes œuvres ont évolué : des sculptures monumentales créées à l’intérieur d’un espace, puis des installations in situ dans des espaces naturels ou urbains, et depuis 2001, une démarche où le corps devient d’après toi « le moyen d’explorer de nouveaux modes de relation de l’homme à la Nature ». Quels sont alors ces nouveaux modes ?

C. G. – Je dois revenir sur la diversité et la complexité de ces notions, de ces échelles aussi, ou de ces points de vue (de regards, de pensées) que sont : le paysage, la nature, les milieux, le site, le végétal ou l’animal… : il y a tout un enchainement de notions et d’objets qui coexistent dans mon travail.

Il m’a fallu du temps pour aborder le paysage… parce que mon histoire se fonde sur le paysan… Le paysage est finalement une notion très récente, qui n’a pu advenir qu’à la suite d’une maîtrise quasi-totale de la nature (de ses contraintes et lorsqu’elle fut débarrassée de ses mythologies par rapport à la science). Le paysage n’a pas été immédiat dans mon travail car pour le paysan, « le paysage n’existe pas réellement » : il y est inclus. J’utilise le mot paysage avec beaucoup de précautions et d’humilité, mais il est devenu aujourd’hui très important dans mon travail.
La nature est aussi une notion complexe, c’est un mot-valise ayant plein d’échelles (de sens) différentes ; de mon côté je suis plus intéressé par sa dimension philosophique (l’idée de nature) et sa contemporanéité, et par ses enjeux politiques, écologiques, etc.
Pour revenir à la notion de paysage, celle-ci émerge à peu près à la Renaissance, alors que le mot, l’activité de paysagiste ont seulement 50 ans. Aujourd’hui il y a des professionnels du paysage alors qu’on voit disparaitre une certaine réalité de la nature ; c’est un peu là mon cœur de sujet.
Et là je voudrais revenir sur mon parcours avec un moment intermédiaire important qui est le jardin, plus particulièrement les expérimentations-jardins, qui m’ont permis de travailler avec le vivant (floral – pas animal) et ça m’a beaucoup aidé à prendre de la distance sur ma relation au monde paysan. L’histoire des jardins, en effet, est directement reliée à l’histoire des arts. La question de se mettre en mouvement avec le vivant m’intéresse beaucoup et est ancrée dans mon origine par le fait d’avoir grandi au milieu des champs, des plantations, des cycles, des lieux… mais je me suis longtemps interdit de la développer sans y trouver réellement un enjeu artistique.

Une pièce très importante pour moi fût Le jardin qui tombe (ill. 1), que j’ai réitéré au travers de diverses installations à partir d’unités de terre. C’était un peu la suite des parcellisations : créer un espace monumental par la multiplicité de petits gestes, de petites unités constructives. Le pot constituait alors cette unité. La terre était moulée à l’intérieur, le pot devenait parfois le socle de celle-ci. En ensemençant ces unités, un jardin apparaissait légèrement, s’élevait, en même temps que la terre dans laquelle il se développait, s’effondrait. La terre étant sortie d’elle-même, c’était un jardin qui se construisait sur sa propre ruine, sur son propre effondrement. C’était un jardin voué à l’échec au sens traditionnel du jardin, mais qui réussissait quelque chose du point de vue de l’art.

1Le jardin qui tombe, Lycée René Descartes, Saint-Genis Laval, 2001 ; 650 pots, terre végétale, semences diverses, micro-asperseur © C. Gonnet
1Le jardin qui tombe, Lycée René Descartes, Saint-Genis Laval, 2001 (détail) © C. Gonnet
C’est parfois en ratant des œuvres que l’artiste progresse il me semble, qu’il frôle quelque chose ; ne pas y arriver m’a beaucoup apporté, par exemple sur la question du temps : j’ai compris que la temporalité était beaucoup plus importante que la spatialité. D’ailleurs le paysan travaille peut-être davantage avec le temps que simplement sur l’espace. Ce qu’il produit finit toujours par disparaitre, mais le temps, des temps se répètent inlassablement : le temps de gestes, de récoltes, de saisons etc. (ill. 2).

La nature, c’est toute l’histoire de notre évolution humaine… L’histoire de l’humanité s’est construite dans sa relation à la nature, mais c’est finalement l’histoire d’une contre-nature, puisque c’est cela qui nous a permis de nous extraire aussi singulièrement de notre condition première, d’une manière si différente par rapport au reste du monde l’animal – et ça commence dès la bipédie. On a contrarié notre corps pour changer notre relation à l’espace et notre capacité d’agir. Pour moi l’essentiel de l’histoire de l’humanité est cette évolution dite préhistorique… le reste est « un détail ». Je suis persuadé que les problèmes auxquels l’humanité va devoir se confronter dans le futur, peuvent trouver des réponses dans cette mémoire-là, qui est bien-sûr globalement perdue, mais au moins peut-on faire l’effort de la considérer, de l’interroger malgré tout.

2Le jardin qui tombe 2, Lycée horticole, Romans, 2007 ; plantes diverses, terreau, fer à béton, irrigation par goutte à goutte, 13 installations différentes de dimensions variables © C. Gonnet
2Le jardin qui tombe 2, Lycée horticole, Romans, 2007 ; plantes diverses, terreau, fer à béton, irrigation par goutte à goutte, 13 installations différentes de dimensions variables © C. Gonnet

C. G. – J’ai toujours essayé de voyager, ou j’ai toujours essayé de multiplier mes destinations de voyage en utilisant la sculpture comme véhicule. Partir d’un site, d’un arbre ou d’une plante, c’est déjà définir un peu les modalités et la nature d’un voyage. Pour moi la sculpture, c’est une façon de se mettre en mouvement, de se mettre dans une forme de déplacement mental mais aussi physique. Pour répondre à la question plus précisément, je crois très certainement que nos corps et de fait nos esprits qui y sont embarqués, n’ont cessé de muter (de gagner, en apparence, mais de perdre, en réalité) et de perdre en capacité de perception de ce qu’est réellement la diversité du monde… ou de la nature…Si le monde est devenu si minuscule, s’il s’est tellement appauvri, c’est d’abord parce que nous avons oublié ou perdu tous nos outils de perception de sa diversité. Je nous ressens comme de soudains aveugles apeurés dans un magasin de porcelaine bondé, et nous précipitant pour trouver la sortie ! Nous allons trop vite pour percevoir la réalité !

Dans beaucoup de mes travaux j’essaie de reconsidérer les modalités d’approches de l’espace, en agissant sur le temps de nos perceptions. Le plus souvent je pars de l’idée qu’en changeant sa posture, la façon dont on se tourne, s’assoit, s’allonge, se déplace, le rythme qu’on met en place avec le lieu, on réouvre ou révèle des choses qu’on a oubliées ou qu’on ne peut pas voire autrement qu’avec lenteur. Le même lieu, qu’on le traverse ou que l’on s’y arrête, n’est plus le même lieu. Un même espace peut être beaucoup d’espaces différents pour peu qu’on change des éléments, des données… Par ailleurs, j’ai toujours travaillé hors sol : toutes mes œuvres ont un lien avec la suspension, une forme de détachement du sol. C’est une manière d’être dans le lieu tout en y étant pas tout à fait.

Nos derniers soubresauts de retour, ou de recherche d’espaces naturels, ne sont en réalité que l’expression de notre désespoir de ne plus appartenir à la nature… A partir de 2001, dans le cadre d’une résidence en Australie, j’ai commencé de développer le Lit d’arbre (ill. 3), une forme d’instrument qui met en relation l’arbre et le corps dans une position d’équilibre pacifique, la tête contre le tronc.

3 – Lit d’arbre, as you make your bed, so you rise. comme on fait son lit, on s’élève, Angleterre 2001 ; acier, bois © C. Gonnet
3 – Lit d’arbre, les environnementales; Tecomah; 2006; acier, bois © C. Gonnet
C. G. – J’ai poursuivi cette idée pendant près de vingt ans et créé diverses pièces d’expérimentation du paysage. J’ai fait des prototypes portables avec l’idée de partir avec ces instruments dans la nature (Lit d’arbre, Lit de crête (ill. 4), Chaussures d’effleurement…), de passer un moment en arrêt, en suspension et puis de rentrer. J’ai fait alors le lien avec toutes ces pratiques de sport/nature (parapente, kitesurf, ski…) et j’ai pensé à l’évolution de ces sports. J’observe qu’avant-guerre la plupart des sports étaient collectifs, mais après-guerre on a vu apparaître beaucoup de sports individuels (escalade solo, deltaplane, planche à voile…). Ceux sont avant tout des activités individuelles qui se pratiquent en pleine nature, les plus éloignées, les plus spectaculaires, voire les plus risquées possibles. Toutes ont en commun la vitesse, l’accélération, la limite, l’extrême et le risque, voire une forme de mise en danger à la limite du suicide. J’y vois là une forme de désir désespéré, une manière de produire artificiellement une relation à la nature totalement disparue ; cette nature dans laquelle on pouvait se perdre. Pour moi cela témoigne d’un véritable effondrement de notre projet humain et je pense que l’humanité se retrouve peu à peu hantée par un sentiment d’autodestruction lié à la prise de conscience d’un détachement sur lequel elle s’est fondée et qu’elle ne peut véritablement assumer. Nous vivons aujourd’hui dans un monde surreprésenté, transformé à notre image, alors que la force de toute représentation réside dans la distance qu’elle entretient avec son sujet… C’est cette distance que nous avons perdue ! (*)

Pour évoquer un autre exemple, en 2012, j’ai été très impressionné par l’évènement de Felix Baumgartner (*) – nom que l’on pourrait traduire par : arboriculteur ! – qui a réalisé ce saut record en chute libre depuis la stratosphère. Ce fût véritablement pour moi l’illustration d’une fin, d’un échec de tout notre progrès. Voir cet homme monter au ralenti vers l’espace pour finalement s’arrêter au seuil de notre atmosphère terrestre et faire cet acte complètement suicidaire – se jeter en chute libre pour retomber sur terre avec une grande incertitude de réussite… une sorte d’Icare de notre modernité.

Pour conclure, la question du temps est très importante pour moi, et j’aime la résumer par ce titre que je donne à une sorte de press-book que je mets à jour régulièrement : L’étendue paysage / Les temps du paysage. Cette phrase, qui mêle ces deux interprétations à l’orale, dit que le paysage est à la fois une étendue d’espace et une étendue de temps. Le paysage, c’est une infinité de temps concomitants (celui de chaque animal, de chaque végétal, de chaque homme…) mais c’est aussi une forme d’empilement de temps, par stratification.

4Lit de crête, Etude de mouvements, 2005 ; 7 éléments en bois et acier © C. Gonnet

Q+E – La reconversion de meubles (jardinières), d’objets (brouettes, pots de fleurs, entonnoirs…) est présente dans différentes installations ; est-ce une volonté de détournement d’objets manufacturés et de confrontation Nature/Culture, ou la notion de cycles ?

C. G. – Pas du tout… ma matière première, ce sont les lieux et le temps pour les comprendre, le reste n’est que moyens ou outils. Je me suis toujours méfié des objets, de leur détournement… sans doute parce que je rencontre certaines difficultés avec l’addition de formes, d’usages, de matières dont je ne maîtrise pas l’origine. Mais bon, ce n’est pas une posture absolue… sans doute cela m’est arrivé comme pour Jardinières et autres ménagères mais il s’agissait d’une œuvre dans l’espace urbain… donc dans un espace lui-même ʺartificielʺ ou ready-made.

J’ai peu d’œuvres dans l’espace urbain et j’ai eu du mal avec cette commande de jardin temporaire dans cet espace minéral situé à Lyon (*). J’ai essayé de penser à ce milieu qu’est la ville, à ses matières, à ce qui le compose et je suis partie d’une réflexion sur les années 1960-70, sur la révolution du confort moderne et la relance de la société de consommation ; le confort moderne avec cet objectif d’améliorer la condition des ʺménagèresʺ par la surenchère d’appareils électroménagers, etc. Aujourd’hui, le confort, c’est le jardin !… À toutes les échelles ! On a créé des supermarchés du jardin pour faire vivre son espace de vie, des murs au petit lopin de terre que l’on possède. J’ai souhaité ainsi combiner ces deux périodes pour en faire une seule et créer une sorte de jardin hybride, un chaos d’appareils, d’ustensiles de la maison moderne, mais habité avec toutes ces matières vivantes – terreau, plantes…

J’ai fabriqué cette montagne d’objets et l’ai installée hors sol sur des fers à béton. Je me suis aperçu plus tard que j’avais finalement produit une sorte de maquette d’un espace urbain, d’une ville, avec son système racinaire de ferraillages dans le sol d’où sortent des bâtiments et des interstices d’espaces plantés (ill. 5).

5Jardinières et autres ménagères, Lyon, 2006 ; meubles et appareils électroménagers usagés, terreau, plantes diverses, irrigation par goutte à goutte, fer à béton © C. Gonnet
5Jardinières et autres ménagères, Lyon, 2006 (détail) © C. Gonnet