A Saint-Laurent-en-Royans, le Collectif Etc a rejoint depuis 2020 la quinzaine d’associations et d’acteurs locaux qui ont créé « La Place des Possibles », Laboratoire d’Innovations Sociales, dans l’ancienne usine de tissage aujourd’hui propriété de l’association Les Tracols. Fort d’une expérience de lieux partagés et de chantiers collectifs en France, notamment à l’ESAD de Valence, ces architectes inventent de nouvelles manières de bâtir, de s’organiser, d’occuper un espace où le commun est une valeur essentielle. L’un d’entre eux, Théo Mouzard présente le Collectif Etc tout en interrogant l’acte de construire, le rôle et la formation de l’architecte.

Q+E – Comment l’association Collectif Etc se définit-elle, qui la compose et comment est-t-elle née ?

T. M. – C’est une association d’architectes-constructeurs comprenant aujourd’hui cinq architectes et une administratrice. On se définit plutôt comme architecte-constructeur, ne voulant pas se limiter à la conception mais privilégiant avant tout le faire ; dans notre pratique, c’est le premier outil qu’on partage avec les gens à travers des projets collectifs. C’est ce partage de la fabrication de l’architecture qui nous anime.
L’association est née il y a dix ans à Strasbourg à partir d’une dizaine d’étudiants de l’INSA (Institut National des Sciences Appliqués) et à la suite d’un voyage initiatique à vélo le « détour de France ». Après plusieurs résidences dans différentes villes dont Saint-Etienne et dans le Livrarois-Forez, l’association s’est posée il y a six ans à Marseille où l’on a monté un projet de quartier « l’Ambassade du Turfu » qui était une manière d’habiter le quartier de la Friche Belle de mai. Puis au bout de six ans, on a eu envie d’habiter en milieu rural car les questions qui s’y posent nous intéressent de plus en plus. Cela a fait sens de déplacer le siège social de l’association et de s’installer à Saint-Laurent-en-Royans. C’est aussi très lié à l’histoire du projet de La Place des Possibles porté par l’association Les Tracols.
– Préparation de la pose de la signalétique de La Place des Possibles conçue par la graphiste Diane Bousquet © Collectif Etc
– Pose de la signalétique de La Place des Possibles © Collectif Etc

Q+E – Comment s’est faite votre rencontre avec l’association Les Tracols à Saint-Laurent-en-Royans ?

T. M. – On souhaitait se déplacer sur des échelles architecturales ; on est identifié dans l’espace public, sur du transitoire, sur des échelles différentes qui ont plus à voir avec l’urbain qu’avec l’architecture. Aussi nous avions à cœur de réinvestir des sujets d’architecture avec nos outils et nos expériences. J’ai fait une conférence à Grenoble et rencontré l’architecte Vincent Rigassi qui, deux semaines après, nous a proposé de travailler ensemble sur une rénovation assez atypique d’un bâtiment, un tiers-lieu à Saint-Laurent. Nous avons fait un premier workshop ici d’une semaine avec lui et les associations occupant le lieu. C’est ainsi que la rencontre s’est faite autour de ce projet mais on a réalisé que nous avions une approche assez différente bien que complémentaire.

Q+E – Quelle est alors votre propre démarche dans ce projet de La Place des Possibles ?

T. M. – A notre avis, c’est un non-sens de travailler sur l’ensemble du bâtiment qui fait 2500 m2 pour une association qui n’a pas de budget. C’est intéressant de se projeter, de rêver le bâtiment à plusieurs, cela permet de fédérer le groupe mais c’est aussi dangereux car les personnes fantasment sur des idées qui ne sont pas réalistes. Par exemple, des associations de danse rêvaient d’un espace chauffé avec un plancher de 100 m2 mais ce n’est pas réalisable dans les deux ans à venir au vu des moyens financiers de l’association Les Tracols.
On a une démarche plus terre à terre qui part des moyens de l’association. On propose une approche pas à pas, d’avancer un pas sans savoir quel va être le prochain, d’improviser la manière d’investir un bâtiment. Et le premier pas était de leur conseiller de faire un espace chauffé pour dégager un espace de travail, un espace d’accueil sans forcément savoir ce qui se va passer ensuite.

L’architecte Vincent Rigassi, travaillant plutôt sur des projets publics avec des financements importants, a réalisé une programmation en abordant le bâtiment avec des questions techniques : les points d’eau, les accès, les circulations, etc. Il a proposé des scénarios différents – ce qui est intéressant – mais dans les faits, depuis deux ans, seul l’espace que nous avons aménagé a été réalisé. Nous sommes conscients que la moindre réalisation est une vraie difficulté quand on travaille avec peu de moyens. Pour nous, c’est un des aspects du projet qui nous intéresse ; ce n’est pas un projet public, ni complètement privé puisque c’est une association. On est dans cette zone grise qu’on peut qualifier d’initiative citoyenne et une des caractéristiques de cette zone grise, c’est de ne pas avoir de moyens. C’est le cas de l’association Les Tracols, association de protection de l’enfance agissant en tant que délégation de service public, qui est toujours à la recherche de fonds publics et aussi privés vu ses 40 salariés. Comment alors peut-on faire exister un projet dans ces conditions ?

– Workshop in situ avec tous les acteurs en février 2019 © Collectif Etc

Q+E – Quelle position avez-vous en tant que Collectif Etc dans ce vaste projet ?

T. M. – Tout les aspects du projet sont à faire évoluer, de l’architecture à la gouvernance. Se pose la question de la gestion d’un lieu collectivement : ce n’est pas du tout inné. Mais nous, ça fait des années qu’on a l’expérience de lieux partagés. Aussi on les accompagne sur cette démarche à travers notre triple casquette : sur les chantiers, sur les missions d’AMO (assistance à maîtrise d’ouvrage) et en tant qu’acteur du lieu. Tout se mélange et se construit alors une démarche très vivante et loin de l’expertise d’un architecte qui fait son étude seul dans son agence.

Q+E – Comment ce projet est-il géré et êtes-vous arrivés à définir une gouvernance ?

T. M. – Pour le moment, l’association reste sur un schéma plus traditionnel tout en ouvrant le dialogue. On peut faire un projet collectif sans que ce soit un projet complètement horizontal qui lui est très exigeant, mais cela demande beaucoup de compromis et exige une culture du travail en groupe. Il faut y aller par étape.

Depuis notre création, on a plusieurs expériences de lieux partagés ; actuellement on assiste un autre lieu à La Baume d’Hostun dans le Royans-Vercors, le Chalutier, avec qui on vient de finir un cycle sur la question de la mise en place de la gouvernance partagée ; on a un troisième projet à Marseille, les « Huit Pillards », qu’on a monté il y a deux ans et qui est aussi un lieu partagé à huit. On a besoin aujourd’hui de pérenniser cette initiative qui reste fragile, notamment sur la question du foncier.

Q+E – Quel est votre statut d’architecte et comment exercez-vous cette profession ?

T. M. – On est tous des architectes dplg (diplômé par le gouvernement) mais on n’est pas inscrit à l’Ordre des architectes ; quand on a besoin d’un permis de construire, on travaille avec un architecte inscrit à l’Ordre. Pour ce projet, on travaille avec l’architecte grenoblois Aurélien Bouvard qui va déposer le permis mais il va être probablement refusé car il n’y a pas assez de parkings. Nous avons avant tout des missions de conseil, d’assistance à maîtrise d’ouvrage.

Q+E – N’est-ce pas incohérent de refuser aujourd’hui un permis pour des questions de parkings à Saint-Laurent-en-Royans à l’heure où sont préconisées la mobilité douce, la sobriété énergétique, la frugalité dans les aménagements urbains… ?

T. M. – Le service instructeur veut qu’il y ait une concession publique ou privée pour créer des parkings à moins de 500 m. du lieu. On a déposé un permis avec trois ERP (Etablissement recevant du public) différents dont un espace pour la ressourcerie, un espace pour la musique et l’audiovisuel et cet espace partagé ; ce qui fait pour eux trop d’effectifs. Il n’y a pas de dérogation possible. On va donc devoir retravailler le projet ; en attendant l’association Les Tracols peut faire cinq événements publics.
Mais là, on est probablement reparti pour un long cycle d’études et un nouveau dépôt de permis. C’est la réalité de l’architecture et notre démarche est intéressante car elle permet d’agir et de sortir de la temporalité du permis, des normes, etc. La mairie et la Communauté de communes du Royans-Vercors comprennent bien l’intérêt d’un projet comme celui-ci sur le territoire.

– Atelier réparation de vélos © CB

Q+E – Dans ce contexte, comment gardez-vous une dynamique après deux années de crise sanitaire ?

T. M. – On va déjà organiser tous les ans des workshops avec des étudiants des écoles d’architecture. Ce projet, « une école des communs » est un projet de coopération européenne entre trois lieux différents : en Grèce, en Italie et à Saint-Laurent. L’idée est de créer une correspondance entre ces trois lieux qui ont une dynamique plus ou moins similaire. Il s’agit de mettre autour de la table trois types d’acteurs : les communautés d’usagers des lieux (ici Les Tracols et les associations), les écoles d’architecture et les collectifs d’architectes composés de jeunes praticiens qui remettent en question les pratiques traditionnelles de l’architecte et qui essaient d’inventer d’autres outils. Notre intention est de repenser le rôle des écoles d’architecture et celui de l’architecte, de réfléchir aux transformations sociales et écologiques qui sont urgemment nécessaires, et de sensibiliser les étudiants aux enjeux sociaux et écologiques. Le projet est partiellement financé par les fonds européens Erasmus+ sur trois ans. Il y a un premier rendez-vous transnational en février, un workshop en mai et en juillet à Saint-Laurent, et ensuite le cycle italien commencera à l’automne au sud de Naples (dans un ancien palazzo du village Bel monte) puis le cycle grec. Tous ces lieux sont ruraux et comportent une dimension sociale forte.

Q+E – Quelle est la place du chantier dans votre démarche ?

T. M. – C’est un outil important : on souhaite partager la dynamique de l’architecture ; mais partager la conception ou la réflexion demande beaucoup de temps. Il ne faut pas nier qu’être architecte, c’est cinq ans d’études, une culture, une expérience ; on ne peut pas prétendre mettre les gens autour de la table et leur dire : « Faîtes les architectes ». C’est comme pour moi, réparer un moteur de voiture est impossible. C’est pareil avec les gens qui ne savent pas comment on construit, qui ne connaissent pas les normes ERP, etc.
C’est là où le chantier intervient : on ne partage pas la conception du projet mais l’acte de faire – ce qui est plus modeste. Pour nous, le chantier est un moment joyeux, festif, convivial qui permet de garder le souvenir de ce moment partagé dans l’aménagement de leur espace commun. On ne leur demande pas quelque chose de trop compliqué. Dans le cadre de démarches de co-conception qui reposent sur la parole, parler en public n’est pas accessible à tout le monde. Alors qu’un chantier permet à tous de s’investir, avec des confiances et des capacités différentes. Par exemple les jeunes en décrochage pris en charge par Les Tracols ne seraient pas à l’aise si on les mettait autour de la table pour dessiner ; en revanche sur le chantier, ils sont plus à l’aise. C’est important de rendre accessible la démarche d’architecture par des outils qui soient conviviaux.

– Chantier collectif dans l’aile Espaces partagés © Collectif Etc

Q+E – Dans le cadre du chantier sur cette partie du bâtiment, qui y participait et qui le coordonnait ?

T. M. – Ce sont des bénévoles du coin et les associations occupant le site mais ils n’avaient pas forcément une expérience technique. Aussi parallèlement on a mis en place des ateliers créatifs : un atelier de sérigraphie pour fabriquer des drapeaux, un atelier de céramique pour réaliser le plan de travail, un atelier film pour créer un roman-photo.
C’est nous qui coordonnons le chantier et les gens apprennent avec nous. On revendique de faire de la pédagogie alternative, c’est-à-dire remettre en question ce qu’est un sachant, un maître et un élève. On revendique une posture d’étudiant permanent et on aimerait que dans la vie, apprendre soit une des clefs pour s’ouvrir à l’autre, pour se poser des questions. On apprend avec les autres et on se positionne sur le même plan qu’eux.
Sur ce chantier, on a beaucoup appris ; c’était la première fois que l’on soufflait de la ouate dans les murs, qu’on posait des plaques Fermacell, qu’on effectuait des travaux dans le cadre d’un ERP. Pendant le chantier, on a improvisé la fabrication de tables à partir du réemploi des anciennes gaines de ventilation, on a fait un premier prototype puis un second et on a construit directement sept tables sans conception sur ordinateur. Cette capacité d’improviser vient de ce qu’on est architecte-constructeur. Nous lions la main qui dessine à celle qui construit.

– Chantier réemploi de matériaux © Collectif Etc
– Chantier réemploi de matériaux © Collectif Etc

Q+E – Le lieu, son histoire et son identité, ont-ils une place particulière dans le choix de s’impliquer dans un projet ?

T. M. – C’est un des aspects sur lequel nous travaillons aussi : comment des chantiers collectifs participent à l’identité d’un lieu et au-delà comment habiter un lieu. Pour nous, tout site est intéressant. La question est : comment va-t-on rendre un lieu intéressant qu’il soit en Lorraine, à Caen ou à Marseille ? Et au-delà du lieu, l’intérêt est dans ce que les gens peuvent nous raconter, dans la manière dont ils s’y projettent. C’est une démarche culturelle dans le sens anthropologique : c’est la culture des lieux et des gens qui y habitent et qui les font.

Q+E – Un roman-photo a été réalisé pendant le chantier, quel est l’objectif de cette création ?

T. M. – Ce roman-photo raconte l’histoire de Saint-Laurent où il se trame quelque chose de terrible : des urbains désabusés errent partout … A travers des photos et des textes, on met en scène les personnes et les espaces où l’on travaillait, c’est une manière de prototyper ce qui pourrait exister ici. C’est un outil pour que les gens aient du désir à faire le projet. Ainsi on se différencie des outils classiques de la participation et de la médiation ; on essaie d’entrer tout de suite dans le sujet par un outil en lien avec l’humour, le décalage, l’imaginaire. Si on veut qu’ils aient un désir de s’investir, il faut arriver à le créer. On fait du chantier – qui à priori est physique, poussiéreux, fatiguant – un moment émancipateur. On partage avec eux un moment de vie, mais ce n’est pas que du travail. On embauche régulièrement un cuisinier pour bien manger pendant le chantier ; et le désir d’architecture passe par là aussi.

– Roman-photo réalisé pendant le chantier © Collectif Etc
– Repas pendant le chantier © Collectif Etc

Q+E – Quels sont les projets du Collectif Etc et quel est votre mode d’organisation du travail ?

T. M. – Les priorités sont d’obtenir le permis de construire, de conduire le projet européen que nous avons monté ici et de trouver des financements pour travailler sur le Royans-Vercors. On a rencontré la Communauté de communes du Royans-Vercors, le Parc naturel régional du Vercors et on veut contacter la Fondation de France sur le volet social afin d’arriver à créer une mobilisation collective sur la question de prendre soin de l’environnement d’ici. De Pont-en-Royans à Bouvante, on veut trouver des manières de fédérer peu à peu les gens, de les rallier autour de valeurs, des urgences sociales, des urgences environnementales. Et le véritable enjeu est d’élargir le projet à d’autres afin d’investir encore plus ce lieu.
Parallèlement on intervient sur d’autres projets dans le Lubéron, à Pau, en Ardèche, etc. On est tous au smic salarié de l’association Collectif Etc. On construit notre stabilité économique sur l’année, les financements des projets sont partagés entre tous et le choix des projets est fait ensemble. Ce qui nous plait est de ne pas « travailler », mais que ce soit excitant, agréable, vivant… une autre approche du travail.

Entretien avec Théo Mouzard, le 26/01/2022

– Chantier collectif © Collectif Etc