« De columna antiqua »

ou voyage dans un imaginaire.

Elément majeur de l’architecture, la colonne est également un motif et un symbole aux significations multiples déclinés par les peintres, sculpteurs ou dessinateurs à travers les siècles. Martine Sadion nous invite à une déambulation imaginée à partir de sa « bibliothèque d’images », des carrières gallo-romaines de la Queyrie dans le Vercors au Christ à la colonne du Cloître de l’église Saint-Trophime à Arles, en passant par la peinture de Saints Sébastien et Roch avec saint Louis de l’Église de Claveyson.

1, 2 - Carrières de la Queyrie, Vercors, © R. Delord, 2009
1, 2 - Carrières de la Queyrie, Vercors, © R. Delord, 2009
3 - Colonnade du théâtre, Vaison-la-Romaine, © lespepitesdefrance.com

Selon le dictionnaire Larousse, la colonne est un « support en principe vertical, constitué par un fût de section proche du cercle que surmonte généralement un chapiteau et qui repose souvent sur une base, le tout constituant un ensemble esthétiquement élaboré. »

A la fois forte et puissante – elle supporte le poids du toit d’un bâtiment, remplace les murs en amenant de la lumière – et fragile – il suffit de la renverser pour qu’elle se brise et pour détruire la structure qu’elle soutient-, son pouvoir symbolique est immense. Si l’on voyage dans notre souvent très personnelle « bibliothèque d’images », l’imaginaire de la colonne antique, dans tous ses états contradictoires, de sa fabrication à sa destruction, est omniprésent.

Voyageons.

Tout d’abord, dans les vastes carrières gallo-romaines de la Queyrie (ill. 1, 2), sur les Hauts plateaux du Vercors (*). Situées à 1780m d’altitude, à environ 18 kms de Dea Augusta Vocontiorum (Die aujourd’hui), ces carrières exploitées de 125 av. J.C. à 275 ap. J.C. environ, fournissaient les riches constructions des villes alentour en mylonite, une pierre calcaire qui, lorsqu’on la polissait, pouvait rivaliser avec le marbre.
Aujourd’hui, au bas des fronts de taille abandonnés, quelques fûts de colonnes rejetés car un défaut les rendait impropres à la taille, sont les témoins émouvants d’une présence humaine oubliée. Laissées au sol, ces colonnes-là ne seront jamais redressées et resteront pour toujours inutiles. Sinon à être le support d’une « poétique des ruines » qui nous assaillit dans ces endroits à l’abandon.

Pour voir des colonnes achevées et érigées, il nous faut voyager vers le site voisin de Vasio Vocontiorum (Vaison-la-Romaine aujourd’hui). Les colonnes exhumées lors des fouilles au début du XXè siècle ont été replacées et érigées par les restaurateurs de la ville antique. Les fûts de pierre et leurs chapiteaux délimitent de nouveau le pourtour des allées des sanctuaires ou du portique du théâtre, donnant à la ville antique un air de non-finitude, de chantier en cours. Chacune de ces colonnes s’élance bien vers le ciel mais ne peut cacher désormais qu’elle n’a plus de fonction réelle sinon de devenir un des éléments d’une « vue », d’un paysage reconstitué (ill. 3).

4 – Parmigianino dit Le Parmesan, La Vierge au long cou, 1530-1540, coll. musée des Offices, Florence ©Wikipédia
5 – Parmigianino dit Le Parmesan, dessin préparatoire, coll. musée du Louvre, Paris ©musée du Louvre
6 - Temple d’Antonin et Faustine, péristyle, Rome ©Wikipédia.

Comme semble l’être la colonne peinte derrière les lourds rideaux qui entourent la Vierge (*) dans le sublime tableau la Vierge au long cou (ill. 4) du Parmesan (Parme,1503 – Crémone,1540), présenté au musée des Offices à Florence. Elle-aussi se dresse vers le ciel sans but apparent sinon de fournir un décor à cette superbe Maternité aux anges.
Le Parmesan n’a pas eu le temps de finir l’arrière-plan du tableau, à peine esquissé. Les nombreux dessins préparatoires (ill. 5) montrent cependant que l’artiste avait prévu de peindre un temple romain, sa colonnade, l’entablement et le plafond, s’inspirant probablement d’un temple semblable à celui d’Antonin et de Faustine (ill. 6) qu’il devait avoir vu sur le Forum lors d’un séjour romain entre 1525 et 1527.
De ces esquisses, il n’a gardé que ces huit colonnes disposées sur un podium, colonnes sans chapiteaux qui se superposent et dont certaines disparaissent dans l’ombre, derrière la forte présence de la première d’entre elles, imposante et à la pierre immaculée. Cette colonne solitaire et éblouissante est trop présente pour ne pas comprendre que le peintre suggère ainsi que Marie est une colonne, à la fois soutien de l’Église et lien indéfectible entre le ciel de Dieu et les hommes.

7 - La mort de Samson, fin XVIIIème siècle, J.B. Letourmy, Orléans, coll. Musée de l’Image, Épinal ©MIE
8 - La mort de Samson, in Figures de la Bible, 1728, P .de Hondt, La Haye ©Tajan, Paris

Mais qu’en est-il des colonnes abattues, celles qui en s’effondrant – spectacle d’apocalypse- détruisent bâtiments et ensevelissent les hommes ? Il nous faut convier alors l’image de Samson dont l’histoire légendaire est racontée dans le Livre des Juges de l’Ancien Testament (*). Samson, de la Tribu de Dan, une des douze tribus d’Israël, est renommé pour sa force qu’il tient de ses longs cheveux, signe de son obéissance aux lois des nazirs d’Israël (*). Mais, séduit par la beauté de Dalila soudoyée par la tribu rivale des Philistins, Samson lui confie naïvement son secret lors d’un « moment d’abandon » : « que l’on me rase seulement, et alors je perdrai toute force et redeviendrai semblable à n’importe quel homme » (*) dit-il.
Et lorsque ses ennemis avertis coupent ses sept tresses dans son sommeil, Samson est capturé sans peine et aveuglé. Mais « sa chevelure se mit à repousser » et amené comme trophée dans le temple du dieu Dagôn (les Philistins ont la mémoire courte, il faut l’avouer !), il « empoigne les deux colonnes du milieu sur lesquelles reposait le temple » et fait s’effondrer toute la structure, tuant « plus de Philistins qu’il n’en avait tués durant le cours de son existence ».
Gloire posthume, il devient en se sacrifiant et en mourant sous les décombres, l’un des personnages de la Bible dont l‘histoire héroïque a traversé les siècles. Ses amours avec Dalila ou sa vengeance désespérée font partie des sujets préférés des peintres (*), de Maarten van Heemskerck (*) à Cranach, de Rubens ou Van Dyck jusqu’à Gustave Moreau…
Les représentations de son exploit sont même diffusées jusque dans les classes les plus modestes de la société, fascinées par son destin tragique.

Ainsi, Jean-Baptiste Letourmy, imagier à Orléans, édite à la fin du XVIIIème siècle une spectaculaire image (ill. 7) copiant en l’inversant une gravure (ill. 8) du livre Les figures de la Bible, édité en 1728 par Pierre de Hondt à la Haye. Image dont le plan relevé nous montre le chaos, les colonnes fracassées, les Philistins écrasés sans pitié… Elle est accompagnée d’un texte : « Il s’adressa à Dieu et lui fit cette prière : je te prie de me fortifier afin que je me venge contre les Philistins ; il perdit lui-même la vie, mais il la retrouva devant Dieu » : supplique exaucée, suicide (pour le bien du peuple d’Israël mais suicide quand même…) puis « résurrection » et pardon de Dieu qui justifient amplement pour les chrétiens sa popularité.

9 - Samson et Delilah, affi-film de C. B. de Mille, 1949 ©impawards.com
10 - Chambre des Géants, Palazzo Te, Mantoue © M.S.

Plus proche de nous, en 1949, l’histoire édifiante de Samson et ses colonnes sera reconvoquée par Cecil B. de Mille dans son peplum oscarisé Samson and Delilah avec Victor Mature et Hedy Lamar. Le réalisateur choisit pour une des affiches (ill. 9) un dessin de l’acteur enchaîné poussant les colonnes du temple des Philistins et préfigurant ainsi les futurs super-héros des films de comics et de S.F (*), prêts à venger et sauver le monde des horreurs des méchants. Mais la Bible elle-même n’est-elle pas, par certains côtés, un récit de S.F ?
Parmi ces images de catastrophe, n’oublions surtout pas le chaos des colonnes s’effondrant sur les Géants horrifiés, peint par Giulio Romano et ses aides dans la Chambre des Géants (ill. 10) du Palazzo Te à Mantoue (Lombardie), construit entre 1525 et 1534 (*).
Se pourrait-il que le duc de Mantoue Frédéric II Gonzague, en demandant que soit illustré dans la salle de réception de son palais le mythe des Géants révoltés et châtiés durement par Jupiter, ait voulu prévenir subtilement les visiteurs que toute rébellion contre lui ou l’empereur Charles Quint serait immédiatement réprimée, et par la force s’il le fallait ? Probablement.

11 - Michel I Corneille, St Sébastien et St Roch avec saint Louis, 1655, peinture, 2,05 x 1,37, Église de Claveyson, Drôme © P. Rio, AD 26
12 - Christ à la colonne, XIIème siècle, Cloître de l’église Saint-Trophime, galerie est, Arles © M.S.

Il nous reste à trouver dans notre « bibliothèque » l’image d’un bâtiment à colonnes avant sa chute, le chaos et les ruines.
Revenons alors dans la Drôme où a commencé notre périple, dans l’église Saint-Sébastien de Claveyson où une peinture attribuée au peintre parisien Michel I Corneille (1603-1664) représente saint Sébastien et saint Roch accompagnés de saint Louis (ill. 11) dans un décor de majestueux temples antiques (*).

Les trois saints, tournant le dos aux malades pestiférés et au paysage, les yeux tournés vers le ciel où des angelots voltigent en désordre (*), semblent participer à une Sainte conversation (*) sur la peste dont ils sont tous les trois les saints protecteurs. Saint Sébastien, le soldat romain converti du IIIème siècle, nu et transpercé de flèches, feint d’être attaché à la colonne de son martyre. Ce supplice pourrait d’ailleurs nous rappeler, qu’avant lui, Jésus fût aussi attaché nu à une colonne pour être flagellé lors de sa Passion, épisode poignant ayant donné naissance au thème maintes fois représenté du Christ à la colonne. On peut en voir une remarquable représentation sculptée dans la partie romane du cloître Saint-Trophime (ill. 12) à Arles où Jésus, qui le plus souvent est dos à la colonne, semble étonnamment l’enlacer et peut-être même la détacher et l’abattre… ?

Saint Roch, le « compère » habituel de saint Sébastien dans les peintures votives, est étreint par un ange blond et compatissant montrant du doigt le ciel et le bubon du malade. Il est comme toujours accompagné de son chien fidèle qui, lorsqu’il était malade de la peste et « confiné », lui amenait chaque jour son repas. Remarquons que le saint porte une toge et un manteau à la mode romaine bien qu’il soit né à Montpellier au XIVè siècle… ; et de profil, saint Louis, qu’on pensait encore au XVIIème siècle être mort de la peste à Carthage en août 1270 (des recherches récentes affirment qu’il serait plutôt mort du scorbut), revêt le manteau bleu aux fleurs de lys, porte couronne et sceptre, tenue compatible avec son époque et son rang.

Quant au décor antiquisant, à la mode au XVIIè siècle, il reste très anachronique pour deux des personnages représentés. Mais ces deux énormes colonnes de basalte noir, l’enfilade du péristyle d’un temple et la colonne cannelée devant laquelle pose saint Sébastien, donnent indubitablement au tableau une monumentalité verticale en harmonie avec la sacralité religieuse, grave et solennelle de la scène- si ce n’est avec celle de la vérité historique ou supposée telle.

Colonne-mémoire, colonne-lien, colonne menaçante de la vengeance ou péristyle glorieux, qu’elle suscite nostalgie, effroi, émotion sacrée ou sentiment d’écrasante majesté… la colonne, dans notre imaginaire entrevu au fil de ce court « voyage », se révèle être bien plus qu’un simple élément architectural, quelles que soient son harmonie et sa prestance.