Elfi Exertier

« Confondre l’œuvre avec le lieu »

© E. Exertier

Les œuvres de l’artiste Elfi Exertier, constituées d’objets du quotidien, questionnent l’absence, la disparition et le souvenir à travers les processus de détournement, d’appropriation et de résonnance avec les espaces, les décors ou les objets présents dans le lieu où elle expose jusqu’à « confondre l’œuvre avec le lieu ». La participation de l’artiste à l’exposition collective « Histoires de choses » au château d’Alba-la-Romaine au printemps 2023 est l’occasion pour Emma Margiotta d’interviewer à nouveau Elfi Exertier sur sa démarche et également d’approfondir les relations entre l’art contemporain et les châteaux abordées dans son mémoire de master en Histoire de l’art Exposer dans le patrimoine castral : un défi pour la création contemporaine (*).

Auteure :
Emma Margiotta

Le parcours d’Elfi Exertier

Elfi Exertier est née en 1985 à Lyon. Elle a obtenu un DNSEP (Diplôme national supérieur d’expression plastique) option design en 2009 à l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Lyon. Actuellement, elle vit et travaille en Ardèche, à Bourg-Saint-Andéol. En 2012, elle a initié un projet intitulé « En allant vers les personnes désorientées » (*), c’est-à-dire, selon ses termes, des personnes souffrantes de la maladie d’Alzheimer. Entre 2013 et 2014, une bourse financée par le Centre d’art contemporain de Saint-Restitut, le conseil général de l’Ardèche et la région Rhône-Alpes, lui a permis de le développer. Elle a ainsi conduit ses recherches à l’hôpital intercommunal de Bourg-Saint-Andéol. Fany Didelot, psychologue spécialisée dans la prise en charge de la maladie d’Alzheimer, explique qu’Elfi Exertier est allée rencontrer ces personnes en proposant des ateliers nourris de discussions ; ce que la spécialiste a nommé « L’art Relationnel » (*). Puis, cette artiste a poursuivi ses recherches sur ce thème entre 2014 et 2015 lors d’une résidence d’artiste dans la structure Le Cube à Valaurie dans la Drôme qui a donné lieu à une exposition de restitution intitulée « Pause » en 2016 à la Maison de la Tour, un centre de création contemporaine basé dans cette commune. C’est par le biais du Centre d’art contemporain de Saint-Restitut qu’Elfi Exertier est entrée en contact avec Emma Holzapfel, coindivisaire du château d’Alba-la-Romaine. Pour resituer, elle connaissait le château d’Alba préalablement à son exposition personnelle « Comble » en 2017. Elle était notamment venue dans ce village l’été lors de l’évènement « Le festival d’Alba » mais aussi directement au château afin de découvrir des expositions.
Château d'Alba, Alba-la-Romaine © E. Margiotta

« Mon processus de création s’adapte à ce château particulièrement » (*)

« J’aime aller vers des lieux d’exposition différents, qui n’ont pas forcément des murs blancs et des sols gris » (*) tels ont été les mots d’Elfi Exertier lorsque je l’ai interviewé en 2020. En effet, selon elle, ses installations constituées d’objets du quotidien, utilitaires, qui interrogent « le toucher et les choses à manipuler » peuvent, dans ces édifices – au-delà des interrogations de l’objet utile devenant objet d’art – faire se « confondre l’œuvre avec le lieu » c’est-à-dire les œuvres face aux autres objets d’art et de vie encore présents dans ces monuments. L’artiste explique sa démarche comme suit : « J’adore faire des pièces in situ. Si on me laisse dans un endroit, je peux utiliser le lieu comme ce château d’Alba parce que je le trouve un peu « punk » ! J’aime les endroits un peu délabrés, un peu à l’abandon où on aimerait tout ranger, tout nettoyer et faire des travaux pour améliorer des choses. Pour moi, c’est assez inspirant d’être dans cet endroit-là particulièrement. Le château d’Alba m’inspire. Il y a des vieux objets déchirés. D’ailleurs, c’est grâce aux déchirures des abat-jour que j’ai pu laisser passer mes lampes pour l’œuvre Réfléchi datée de 2023. J’aime toutes ces choses cassées et usées qui font partie de mon univers » (*). Plus largement, questionnée au sujet de son point de vue quant à l’exposition d’œuvres contemporaines dans des édifices historiques, Elfi Exertier pense que « ça fait revivre les espaces du patrimoine et permet au public pas du tout « branché » par l’art contemporain d’aller en voir » (*). De plus, elle ajoute que l’art contemporain n’est pas réservé au white cube même si elle conçoit qu’il peut falloir une page blanche pour faire naître une création cela n’induit pas obligatoirement, pour elle, que la réalisation soit montrée dans un lieu comme tel. Une œuvre peut exister ailleurs. Enfin, elle explique que si le public averti des lieux d’art permet de faire avancer un travail artistique celui, non-initié, de ces autres lieux d’exposition peut, lui aussi, apporter aux réflexions des artistes.

Récemment, Philippe Tancelin (docteur d’État en philosophie esthétique et professeur des universités) a présenté deux artistes (Christian Cheyrezy et Ernest Puerta) et la thématique de l’objet domestique à Emma Holzapfel. L’idée était de positionner les peintures de Christian Cheyrezy en regard des photographies d’Ernest Puerta. Cependant, Philippe Tancelin et Emma Holzapfel cherchaient un troisième artiste qui présente des installations et/ou des vidéos ; en somme d’autres médiums. C’est Emma Holzapfel qui a pensé aux travaux d’Elfi Exertier et cette dernière a donc été invitée à participer à l’exposition collective « Histoires de choses » du printemps 2023. D’après Elfi Exertier : « Emma Holzapfel avait apprécié mon exposition personnelle en 2017 avec mes propositions d’œuvres in situ particulières pour le château. Je pense que cet aspect l’intéresse, l’idée d’avoir du répondant avec les pièces du monument, les anciens mobiliers et les anciens objets » (*). Lors d’un entretien en 2020, Emma Holzapfel m’avait confié que lorsqu’elle envisage de présenter des œuvres contemporaines dans cet édifice historique, elle recherche « à produire un choc : moins c’est compatible, plus ça me plaît » (*) car cela suscite des questionnements. Interrogée à nouveau à ce sujet en 2023, elle explique que les travaux d’Elfi Exertier sur la maladie d’Alzheimer et sur les traces des objets tels ceux présentés actuellement au château continuent de l’intéresser (*). Comment l’artiste a-t-elle envisagé le fait d’exposer à nouveau dans ce monument ? En effet, nous pouvons nous demander si pour elle revenir dans ce lieu était l’occasion de le voir autrement et d’avoir de nouvelles inspirations ou si, au contraire, elle avait déjà exploré beaucoup de possibilités en 2017. Son ressenti a été le suivant : « Je savais que je n’avais pas pensé à tout car, déjà en 2017 quand j’avais exposé, je m’étais dit « C’est dommage, je n’aurais pas le temps d’utiliser cet espace là, ça aurait pu être intéressant ». Là, en revenant, j’ai eu envie de faire encore d’autres choses mais, avec le temps imparti, je n’ai pas pu aller plus loin. Il me faudrait carrément un an de résidence dans ce château pour pouvoir expérimenter les objets qui sont présents ! » (*). Parmi les salles qu’elle n’avait pas utilisées en 2017 et qu’elle a investi en 2023 se trouve la chambre de Marie-Antoinette au 1er étage où elle présente l’œuvre Réfléchi. Nous sommes simultanément invités à réfléchir à ce qui fait œuvre dans cette salle mais aussi à réfléchir à la manière dont l’artiste a conçu cette installation et, enfin, à réfléchir quant au terme même de « réfléchi » qui se trouve être le titre de l’œuvre et une partie intégrante de celle-ci. Elfi Exertier m’a décrit son processus créatif comme suit : « À la base, je voulais utiliser les deux miroirs de cette salle et la lumière du soleil. Cependant, je me suis dit qu’utiliser la lumière du soleil c’était un peu compliqué parce qu’elle évolue dans la journée. J’ai ensuite emprunté des projecteurs de théâtre qui étaient trop puissants pour faire un reflet lisible sur le miroir. Il aurait fallu que j’ai un miroir plus large et une écriture plus grosse. De plus, pour la taille de la pièce, ça ne fonctionnait pas. Finalement, j’ai regardé les objets qui m’entouraient et j’ai utilisé les deux lampes présentes dans la chambre que j’ai habillées avec des lampes directionnelles. J’ai donc utilisé des objets anciens qui donnent du sens à ce que je voulais dire et présenter. Malgré les contraintes qui se posaient là, j’ai réussi à utiliser des objets domestiques et à faire dire à l’œuvre quelque chose qui soit en relation avec cette notion d’absence » (*).
Elfi Exertier, Réfléchi, 2023, coiffeuse, lumière, lit, dimensions variables, chambre de Marie-Antoinette, château d’Alba-la-Romaine © M. Chabanis, archives photographiques du château d’Alba-la-Romaine
Elfi Exertier, Réfléchi, 2023, coiffeuse, lumière, lit, dimensions variables, chambre de Marie-Antoinette, château d’Alba-la-Romaine © E. Exertier

Des œuvres entre présence et absence

Elfi Exertier m’a fait remarquer que dans le lit de la chambre de Marie-Antoinette, il n’y a qu’un oreiller. Si elle ignore pourquoi, elle a constaté qu’il était au centre alors que le lit est grand, qu’il est sans doute deux places. « Il y a souvent cette histoire dans les couples, de celui qui part et de celui qui reste sur les lieux, qui repense aux souvenirs présents dans les pièces. (…) Volontairement, j’ai déplacé l’oreiller sur un côté et j’ai mis deux écritures pour créer un décalage, un anachronisme. Ainsi, nous avons un oreiller dans le lit mais deux lampes et deux fois projetés « Réfléchi » à l’envers à deux endroits différents sur la tête de lit » (*). Cette écriture est évanescente car – en plus d’être induite par la lumière artificielle des lampes allumées qui réfléchissent l’écriture à la surface du miroir – elle dépend aussi de la lumière naturelle. Cette dernière peut en quelque sorte faire disparaître les écritures sur la tête de lit. De fait, « Tout le monde ne pourra pas voir cette œuvre et j’aime cet aspect-là, le fait qu’on ne voit pas tous la même chose. Ce sont des choses in situ et qui, dans le cas présent, fonctionnent avec la lumière comme matériau donc s’il y a le parasite du soleil, ça ne fonctionne pas. Ainsi, nous n’avons pas tous la même temporalité, le même point de vue. Pour moi ce n’est pas grave de ne pas voir les mêmes choses ; l’idée est là. Cette œuvre, c’est vraiment la réflexion dans le miroir confondue avec la réflexion – le fait de penser et de repenser – à d’autres choses du passé. » En définitive, à qui s’adresse Réfléchi ? Aux fantômes de celle qui a autrefois occupé cette chambre ? Aux visiteurs que nous sommes et qui auront peut-être envie de s’asseoir sur la chaise faisant face au miroir de la coiffeuse afin de réfléchir à ce mot même qui leur fait face ? Le vertige de l’introspection est saisissant.

En 2017, l’exposition de cette artiste au château d’Alba présentait des œuvres dont la quasi-totalité se référait à la maladie d’Alzheimer ; thématique principale de ses travaux à cette période-là. Ainsi, interrogée sur la conception de leurs présentations – du point de vue de ce sujet – dans un édifice castral et sur l’aspect anachronique qui peut en découler, Elfi Exertier m’exprimait au contraire le rapprochement qu’il était possible d’établir (*). En effet, selon elle, les espaces qui composent ce château sont entretenus différemment et si certains comportent encore des décors et de « belles dorures » d’autres laissent voir quelques « moisissures ». Pour l’artiste, cela peut renvoyer aux symptômes d’Alzheimer induisant que certains souvenirs restent très présents alors que d’autres s’effacent et sont oubliés. De fait, pour construire l’exposition, elle s’est concentrée sur les pièces qu’il y avait au château et un rapprochement avec l’expérience vécue auprès de ces personnes atteintes par Alzheimer lui a fait naître, en fonction de ces lieux, des tableaux. Par exemple, c’était une forme de banquet contemporain qui pouvait être perçue dans une installation qu’elle a réalisée dans la salle des Fresques. Ce fut notamment la grande table en bois, présente en permanence, qui lui « a inspiré ce banquet en sommeil » dans son travail. En effet, dans son processus pour entrer en contact avec les personnes souffrant d’Alzheimer, elle avait fait des recherches sur des méthodes de communication notamment par la gestuelle et les cinq sens. Ainsi, l’installation présentée à Alba était inédite mais comportait néanmoins des antécédents ; l’artiste ayant réalisé avec ces personnes des « prototypes » d’Objets cachés dont des couverts tels qu’elle en a reproduit pour former le banquet dressé au château. Concernant le développement formel de ces Objets cachés, ils sont placés dans le tissu comme dans une housse et elle coud par-dessus. De fait, Elfi Exertier qualifie sa pratique de l’ordre de l’empreinte plus que de celle du moule, l’idée de patron n’est pas présente. Par ailleurs, en revenant sur cette installation, elle me décrivait avoir fait référence aux rencontres de personnes atteintes d’Alzheimer organisées autour d’une grande table et auxquelles elle avait assisté. Plus spécifiquement, le choix de la couleur grise pour le tissu utilisé renvoyait au « silence », celui de ces personnes. Le gris pouvant être également considéré comme une « non-couleur » peut lui aussi faire référence à l’absence. C’est donc un « banquet fantôme » qu’elle a donné à voir à Alba, impression accentuée par le fait que l’artiste avait retiré les chaises – pliantes qu’elle avait apportées – en les disposant dans un angle de la pièce et en les rendant elles aussi inutilisables par leur enveloppe en tissu. Cacher ces objets dans ces contenants en tissu rappelle également, selon elle, le fait que les personnes atteintes de cette maladie perdent leur capacité à réaliser des actions telles que manger avec des couverts. En outre, rapporté au cadre du lieu dans lequel se déployait cette œuvre c’est aussi, selon moi, le souvenir d’un banquet passé qui a pu se dérouler dans cet édifice qu’il était possible d’interpréter ; les acteurs absents se trouvant implicitement présents dans la fresque qui couvre un pan de cette salle. Plus largement, je vois dans cette production artistique un exemple de réalisation dans laquelle le lieu historique a été partie prenante au moment du déclenchement de l’idée en venant rencontrer les préoccupations inhérentes au travail de cette artiste.
Elfi Exertier, Objets cachés, Banquet, 2017, installation, objets, tissus, dimensions variables, château d’Alba-la-Romaine © M. Chabanis, archives photographiques du château d’Alba-la-Romaine
Si la dialectique « présence/absence » qui est très forte dans son travail était immédiatement perceptible dans cette création, elle l’est d’autant plus sinon autrement décelable dans Ré-activation Banquet 2017, l’œuvre proposée par cette artiste dans la même salle en 2023. Comme elle avait montré quelque chose de fort dans cette pièce en 2017, nous pouvons remarquer qu’elle a voulu continuer dans cette veine en proposant une réactivation de son œuvre. Concrètement, Elfi Exertier a travaillé de la manière suivante : « J’ai dressé la table en utilisant de la vaisselle du château. Comme je n’avais pas assez de couverts, je les déplaçais au fur et à mesure que je les saupoudrais de farine. Je déplaçais également les tissus qui protégeaient le sol. Par rapport à 2017, il y a les couverts à poisson en plus que j’ai emprunté mais aussi des verres. Par contre, il y a moins d’assiettes et pas d’ustensiles en hauteur de types chandelier, carafe, soupière et plats de service à la différence de la première fois. En fait, les adaptations sont dues à des critères esthétiques. Par exemple, deux assiettes ça ne rime à rien car en les enlevant, il ne reste la trace que d’une seule. De même, enfariner la soupière n’allait produire qu’un rond sur la table alors je l’ai remplacé par un napperon » (*).
Elfi Exertier, Ré-activation Banquet 2017, 2023, installation, table, farine, dimensions variables, château d’Alba-la-Romaine © M. Chabanis, archives photographiques du château d’Alba-la-Romaine
Elfi Exertier, Ré-activation Banquet 2017, 2023, installation, table, farine, dimensions variables, château d’Alba-la-Romaine © E. Margiotta

L’appropriation des œuvres par le public

Toujours à propos de Ré-activation Banquet 2017, Elfi Exertier constatait que : « Le fait qu’il disparaisse au fur et à mesure que les visiteurs touchent induit une autre lecture. Les personnes qui visitent l’exposition alors que le Banquet est intact n’ont pas le même sentiment en découvrant cette œuvre que ceux qui arrivent un mois après et que tout est plein de traces de doigts et à moitié disparu. À la base, il n’y a pas forcément la notion d’usure alors qu’à la fin, nous pouvons avoir l’impression d’un pantalon déchiré, de quelque chose qui a été très manipulé. Ça ne me dérange pas qu’il y ait plusieurs lectures, ni de laisser en suspens tout ça. Emma Holzapfel a mis un panneau devant l’installation, sur un pupitre en bois à l’ancienne, de type « Ne pas toucher, œuvre fragile ». Au début de l’exposition, il n’y avait pas cet écriteau. Depuis, les visiteurs ne touchent plus ! » (*). Dès le soir du vernissage, je faisais remarquer à Elfi Exertier que l’œuvre était altérée par les gestes des visiteurs intimidés et sans doute curieux de connaître le matériau utilisé. Elle m’avait alors indiqué qu’elle ne pouvait pas l’empêcher et qu’elle avait donc conscience de la disparition possible de son œuvre d’ici à la fin de l’exposition. Pourtant, quelques semaines après, elle m’indiquait : « En fait, j’étais prête à y retourner dans deux semaines pour balayer toute la farine et refaire un banquet pour le deuxième mois d’exposition. S’il avait vraiment été saccagé, je pense que j’y serais retournée. »
Elfi Exertier, Ré-activation Banquet 2017, 2023, installation, table, farine, dimensions variables, château d’Alba-la-Romaine © E. Margiotta
Au sujet de la manière dont le public s’empare de ses œuvres, Elfi Exertier a fait un parallèle avec une précédente exposition personnelle, en 2017, à la bibliothèque du 1er arrondissement de Lyon. « J’avais présenté des habits de poupées sur une table en marbre. Cette dernière était la tombe d’un oiseau, Coquette. Coquette, c’est une pintade que j’avais habillée avec des vêtements de poupées et mis en scène dans des photographies et des vidéos. À la bibliothèque, j’avais mis les vêtements sur une table, comme si c’était sa pierre tombale. C’était une victime de la mode et elle avait un monticule de vêtements au moment de mourir. J’avais vraiment fait en sorte que les vêtements représentent une montagne, comme une montagne de terre, un tas. Je suis revenue deux ou trois fois pendant l’exposition et en fait, les vêtements avaient complètement changé de sens à tel point que des personnes avaient reconstitué un petit habit avec le tee-shirt et la jupe en dessous et les chaussettes ! J’ai apprécié le geste même si ce n’était pas du tout prévu pour ça. Comme il n’y avait pas spécialement de médiation et que ce sont des objets que nous utilisons au quotidien, la distance vis-à-vis de l’art contemporain disparaissait. C’est ça aussi que j’aime bien car ça touche plein de monde à des niveaux différents et avec des lectures différentes » (*). In fine, pour reprendre ses mots : « Ce n’est pas grave pour moi de refaire une œuvre en farine comme pour la Ré-activation Banquet 2017 ou de refaire un monticule avec tous les vêtements de poupées. Ce qui est plus grave, c’est par exemple si quelqu’un dévie un peu une lampe de Réfléchi et que « réfléchi » ne soit plus écrit sur la tête de lit mais sur le mur. Là, ce serait plus dérangeant pour moi. Autrement, c’est sûr que je joue avec ça : ça fait partie de mon travail que le public se questionne sur le fait de pouvoir toucher ou non » (*).
Elfi Exertier, Coquette, 2017, mise en scène d’animaux de basse-cour sur des photographies et vidéos, dimensions variables © E. Exertier
Elfi Exertier, « Coquette », exposition du 5 septembre au 7 octobre 2017, bibliothèque du 1er arrondissement, Lyon © E. Exertier

Un travail autour et à partir d’objets

La Ré-activation Banquet 2017 pour la salle des Fresques en 2023 au château d’Alba n’est pas apparue immédiatement à l’artiste qui m’a confié avoir premièrement songé à exposer une performance avec une bande-son. Cette dernière « présente un jongleur jonglant avec des assiettes qui se cassent ou pas. À la fin, on a une montagne de débris d’assiettes. J’ai fait une bande-son de 20 minutes puisque 20 minutes c’est le temps d’un repas quotidien. J’ai appelé cette œuvre Repas de famille. Pour la bande-son, j’ai enregistré des morceaux de films qui parlent de repas de famille soit « choc », soit « bonne ambiance ». La plupart du temps, les repas de famille présentés dans les films sont assez choquants. Dans la performance, le brie des assiettes arrive parce que quand on mange avec sa famille et qu’on essaie d’esquiver des remarques désobligeantes, on est en train de jongler… Cette œuvre datée de 2015 a été montrée à l’hôtel Burrhus à Vaison-la-Romaine dans le Vaucluse où chaque hiver se déroule l’évènement 35 chambres/35 artistes. J’ai eu une discussion avec la propriétaire au sujet de mon projet d’un jongleur avec des assiettes pour lequel il fallait une bande sonore. Elle m’a dit que ça lui faisait penser à un film. Comme je suis cinéphile, elle m’a accompagné pour lister des films sur le sujet. Cette œuvre aurait pu se retrouver à Alba car il y a un jongleur visible dans la salle des Fresques. Après réflexion, le jongleur est probablement mon interprétation ; j’ai l’impression que les balles sont en fait un soleil et une lune… » (*). Cet exemple montre que la compatibilité qui réside entre une œuvre contemporaine et un édifice historique dans lequel il s’agirait de la montrer ne justifie pas nécessairement que les choses soient aussi limpides. D’autres paramètres internes aux réflexions de cette artiste ont révélé que la réactivation d’une œuvre précédemment installée était encore plus cohérente. En outre, du point de vue du château, nouer un lien formel et/ou thématique avec les œuvres contemporaines installées dans ses murs pourrait constituer une légitimation à la présence d’art contemporain dans cet édifice historique.
Elfi Exertier, Repas de famille, 2015, performance jonglée 20 mn, Damien Heinrich jongleur, assiettes, bande sonore extraite de scène de repas de famille tirés de films, réalisée lors de « Supervues 015 » en 2015 à Vaison-la-Romaine © E. Exertier
Détail de la frise d’inspiration médiévale peinte en 1934, salle des Fresques, château d’Alba-la-Romaine © E. Exertier
Lors de l’élaboration de son exposition en 2017, Elfi Exertier avait prévu de disposer dans la Cuisine Médiévale ses Objets trésors (*). Il s’agit de « séries d’assemblages d’objets insolites trouvés chez des personnes âgées désorientées. Ils s’apparentent à des natures mortes fragiles, des vanités contemporaines. Ces objets sont enfouis et oubliés, sans être ni tragique ni comique, ou peut-être les deux : comme un trésor » (*). Si elle n’hésite pas à utiliser le terme de « truc » (*) pour qualifier « ces assemblages qui suivent une logique qui n’est pas la nôtre » (*), elle considère également que « ces découvertes sont plus précieuses que des objets de valeur, ce sont les traces de l’oubli. (…) Sans savoir ce que je cherche, je les trouve cachés ou pas. La tarte était posée sur la table, à moitié brûlée, avec le sucre oublié dans la recette, versé dessus, c’était le dessert » (*). Finalement, Elfi Exertier n’a rien proposé dans la Cuisine Médiévale d’Alba car elle montrait déjà un banquet sur une table dans la salle des Fresques donc « je ne voulais pas présenter une seconde table pour créer une confusion entre un repas réel dans la cuisine et un repas que l’on ne peut pas prendre dans la salle des Fresques » (*). L’artiste m’indiquait qu’en revanche cet ensemble avait parfaitement trouvé sa place lors d’une exposition collective en 2015 au château de Verchaüs à Viviers en Ardèche (*). D’ailleurs, elle avait pu réaliser des simulacres comestibles, ce qui n’aurait pas été possible à Alba en raison de la présence d’animaux domestiques dans le château. Pour elle, la différence entre une photo et un fac-similé est importante, elle se situe dans la réception de l’émotion car « sur une photo un reste de saucisson dans un plat de pommes caramélisées reste étrange alors que voir des aliments réels dans un plat provoque du dégoût dans un premier temps, puis l’envie de toucher ; ce côté empirique me fascine. À Verchaüs, j’ai eu des traces de doigts avec le détail des empreintes digitales dans le caramel ! De même, pour une tarte, on ressent le goût du brûlé quand on regarde la tarte réelle alors qu’une photo ne laisse pas la même impression » (*). Ces recréations d’Objets trésors telles que des clés dans une boîte d’allumettes et une tarte brûlée avec le sucre oublié dessus avaient pris place sur une table en bois laqué des années 50/60. Dans ce cas, l’idée lui était venue de les installer en raison de la poussière environnant ce site qui est localisé aux abords immédiats d’une cimenterie Lafarge. En outre, Elfi Exertier a signalé que l’installation Ré-activation Banquet 2017 est dans la continuité de cette exposition à Viviers ; ces deux édifices sont distants d’une quinzaine de kilomètres. La farine utilisée à Alba en faisant référence à de la poussière, rappelle celle que l’artiste a trouvé au moment du démontage de ses œuvres exposées au château de Verchaüs.
Elfi Exertier, Objets trésors, 2015, techniques mixtes, dimensions variables, château de Verchaüs © E. Exertier
En tant qu’habituée des évènements du château d’Alba, je m’attendais en découvrant l’exposition collective « Histoires de choses » à trouver une ou plusieurs œuvre(s) dans le Salon Vert au rez-de-chaussée. Quelle ne fut pas ma surprise au seuil de cette salle en ne remarquant rien sur la table au centre, ni autour de la cheminée et pas davantage au mur ou même directement sur le sol. Puis, la vitrine située dans un angle de la pièce a attiré mon attention car cet objet renferme par définition des choses importantes. Une œuvre d’Elfi Exertier s’y trouvait justement installée ! Cependant, contre toute attente, ce qui s’offrait à ma vision ne semblait pas justifier sa monstration dans une vitrine. Immédiatement, j’ai identifié des bocaux dont les couvercles en métal avaient été remplacés par des feuilles de papier colorées. L’artiste a procédé ainsi : « Je voulais empiler des post-it avec des bocaux parce que normalement, dans une vitrine, on met des choses de valeur. De fait, je me suis demandé « qu’est ce qui n’a aucune valeur ? » alors j’ai pensé à de la poussière – mais il y a déjà celle du Banquet –, à des feuilles mortes mais aussi à des fleurs séchées car Emma Holzapfel fait souvent des bouquets pour les salles du château. Finalement, le fait que les bocaux soient des déchets, des objets qui vont à la poubelle ou au tri, c’est devenu évident. On ne peut pas présenter dans une vitrine des objets du rebut. Le post-it étant trop fin, j’ai pris des carrés de papier plus épais et j’ai commencé à les empiler. De fait, ce qui est précieux ce n’est pas l’objet mais l’équilibre qu’il y a entre les bocaux. D’ailleurs, j’aurais voulu les monter plus haut mais j’ai eu peur que ça tombe et que ça casse la vitrine dont la vitre est très fine » (*). Cette installation fragile dont nous percevons l’équilibre précaire est par jeu de mot devenue un Équilibre précieux pour citer le titre de l’œuvre. J’ai personnellement identifié cette vitrine comme un contenant transparent vide remplie de contenants transparents eux aussi vides. Dès lors, si la vitrine ne contient pas d’objets de valeur, nous pouvons considérer que disposer des bocaux dans cet écrin leur confère de l’importance. Dans ces circonstances, la vitrine a-t-elle perdu tout son sens ? Pas si sûr… Faut-il y voir l’opportunité d’emplir ces bocaux nous-même, par la pensée ? Faut-il y voir une interrogation sur ce qui fait la valeur des choses ?
Elfi Exertier, Équilibre précieux, 2023, bocaux, papier, dimensions variables, château d’Alba-la-Romaine © E. Margiotta
C’est précisément dans cette vitrine qu’Elfi Exertier avait finalement exposé ses Objets trésors en 2017 car elle avait déjà été interpelée par son côté précieux (*). À nouveau, j’y vois une manière de se jouer de nos attentes en présentant des objets banals comme une brosse à cheveux et une télécommande dans une vitrine. C’est une manière de questionner ce qu’est un trésor. En effet, si nous sommes par exemple unanimes pour reconnaître que trouver un coffre rempli de pièces équivaut à mettre la main sur un trésor, il en est que nous seuls considérons comme tels. Ici, ces objets manufacturés du quotidien qui n’ont rien d’extraordinaire à première vue deviennent singuliers en raison des situations dans lesquelles ils se retrouvent, des situations inexplicablement originales qui en font d’ordinaires trésors.
Elfi Exertier, Objets trésors, 2017, techniques mixtes, dimensions variables, château d’Alba-la-Romaine © M. Chabanis, archives photographiques du château d’Alba-la-Romaine

Trouver l’équilibre

Réfléchi mais aussi Équilibre précieux et Ré-activation Banquet 2017 – trois œuvres datées de 2023 – ont, selon moi, pour point commun de se situer davantage entre présence et absence que les précédentes réalisations de cette artiste. Elfi Exertier nous livre des éléments de réponse : « Effectivement, je pense que c’est la thématique de l’absence que je voulais mettre en avant. Je m’intéresse à l’absence des objets mais, en même temps, est-ce que ça ne révèle pas aussi l’usage et les relations entre les personnes ? Est-ce que ça ne réveille pas aussi l’imagination ? J’aime bien les objets désuets. Quand je vais dans des endroits comme les ressourceries ou les vide greniers et que j’arrive devant un objet dont je ne connais pas l’usage, c’est à la fois une découverte et des interrogations : « comment est-ce que je peux utiliser cette chose dont je ne sais pas à quoi elle sert ? », « est-ce que je trouve ça beau ? » et « quel est son usage ? » À propos de cette dernière question, ça peut être un usage que l’on a remplacé ou un usage qui a complètement disparu. Par ailleurs, quand nous récupérons des objets de famille que nous utilisions enfant chez nos grands-parents ou qu’ils utilisaient, ça résonne car ça nous rappelle des moments qui sont dépassés. Ces objets-là véhiculent beaucoup de choses. Je suis peut-être également dans cet aspect-là de l’appropriation de l’objet à travers le souvenir » (*). Progressivement, en contemplant ces travaux récents, la notion de présence refait ainsi surface. Elle se situe à la fois dans la réminiscence d’un moment convivial devant Ré-activation Banquet 2017 mais aussi devant Équilibre précieux où nous nous remémorons l’enfant que nous avons peut-être été, celui qui remplissait de billes ou encore de bonbons des bocaux. Enfin, Elfi Exertier a conclu que les discussions avec Philippe Tancelin avaient nourri ses réflexions autour « de l’absence, des matériaux immatériels (la lumière, les ombres et la poussière), du vide et de l’équilibre. Ce sont des nouvelles problématiques alors qu’auparavant, j’étais davantage sur des notions de temporalités – la poussière et l’absence en faisaient aussi partie – mais pas l’équilibre par exemple. Équilibre précieux est peut-être l’œuvre qui marque le tournant et c’est peut-être pour cette raison que je n’étais pas très à l’aise car je n’ai pas pu la monter suffisamment haute pour que cette tour de bocaux vides m’impressionne. Maintenant, c’est peut-être dans ces zones d’inconfort qu’il faut que je creuse » (*).