L’opposition métier manuel/intellectuel est ancrée dans notre société depuis des siècles et a modelé nos représentations du travail. La crise du travail se manifeste de plus en plus chez les adultes et les jeunes, tous à la recherche de sens, de maîtrise, d’autonomie.
Pour comprendre cette évolution, le Festival des vocations proposait pendant trois jours (20-22 mai 2022) à Mirmande des rencontres et des ateliers pour réparer des trajectoires, susciter des vocations et des reconversions. Laurence Decréau, qui a conçu cette manifestation avec l’association Chemins du faire, retrace au cours de cet entretien réalisé en mars 2022 l’origine de son intérêt pour ces questions et présente les intentions du festival.

Auteurs :
Laurence Decréau /
Q+E

Q+E – Comment est né votre intérêt pour les représentations binaires du travail alors que vous êtes agrégée de lettres classiques et avez plutôt une expérience professionnelle dans le domaine intellectuel ?

L D.- C’est justement grâce à mon parcours que j’ai évolué ; j’ai débuté ma carrière comme professeure de Lettres, sottement persuadée que si un élève n’est pas bon en français ou en maths, il est un incapable et qu’il doit être orienté vers une filière professionnelle. Puis j’ai été éditrice et auteure, et là, j’ai eu un choc à l’occasion d’une commande de portraits de grossistes au marché de Rungis. Je n’étais pas très attirée par cet univers et il fallait travailler la nuit. Cependant j’ai découvert des personnes qui avaient des parcours de « cancre » à l’école, mais une énergie incroyable, une passion et une connaissance extraordinaire de leurs produits. Ils m’ont vraiment ébranlée !
Ensuite j’ai lu le livre Eloge du carburateurde Matthew Crawford (*). Et j’ai vraiment pris conscience de la piètre réalité de mon travail, non pas dans la pratique d’écriture, mais plutôt dans la tâche de rewriter dans le domaine de l’édition. Je vis pleinement ce que Crawford soulève : une impression d’être un col bleu alors que mon métier est considéré comme intellectuel et prestigieux. A travers sa description du métier de mécanicien moto, j’ai découvert toute l’intelligence de cette profession, une approche basée sur l’hypothèse/déduction, une culture énorme qui permet de faire le rapprochement entre ce qu’on voit là et ce qu’on a expérimenté il y a quelques années – ce qui est identique à mon travail de réparation d’un texte.
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Q+E – Vous avez écrit plusieurs ouvrages sur la perception du travail chez les cadres et sur l’histoire des représentations du travail qui ont fortement modelé l’éducation et la hiérarchie des métiers. Quelles sont les principales étapes de votre réflexion ?

L D.- Après la lecture de Crawford, j’ai voulu en savoir plus et j’ai écrit l’ouvrage L’élégance de la clé de douze : enquête sur ces intellectuels devenus artisans (*). J’ai interviewé d’anciens cadres devenus artisans afin de comprendre leur démarche et surtout de répondre à cette question qui me tarabustait : s’agit-il pour eux, comme pour Saint Paul sur la route de Damas, d’une transformation radicale de tout l’être ? J’ai alors constaté que les personnes qui avaient un certain rapport au monde exprimé d’une façon « intellectuelle » pouvaient tout à fait le conserver et l’exprimer de façon manuelle : c’est le même rapport au monde. Les « réparateurs », par exemple, continuent de décliner le même tropisme.
Ma réflexion s’inscrit dans un contexte où il y a une grosse crise du travail chez les cadres : le Bullshit Jobs (*) comme le nomme David Graeber. C’est l’objet d’une étude que j’ai réalisée pour un colloque de Cerisy ; pour la mener à bien, j’ai lu un grand nombre de romans sélectionnés par un prix parrainé par le ministère du Travail : le Prix du roman et de l’entreprise. A travers ces lectures, j’ai réalisé le désarroi des cadres, des techniciens qui sont devenus des « intellectuels ». La réflexion sur le travail s’est imposée : comment le rendre à nouveau désirable ? Comment retrouver cette idée de vocation et d’épanouissement dans le travail ?
Ensuite, il y a eu la commande de la Chaire Futurs de l’Industrie et du Travail à l’école des Mines qui s’interrogeait sur la dévalorisation du travail manuel en France. J’ai mené alors une étude historique : Tempête sur les représentations du travail (*). Mon éditeur souhaitait que j’ajoute une partie sur les solutions possibles à apporter. Mais je n’avais rien d’intelligent à lui suggérer. Et c’est alors qu’est née l’idée : créer un festival montrant que manuels et intellectuels partagent la même démarche – observer, analyser, réfléchir, se questionner…Transformer le clivage manuel/intellectuel en cousinage, en réunissant ces professions que nos imaginaires séparent.

Q+E – Sommes-nous confrontés à un phénomène d’anti-taylorisation et entrés dans une période de bouleversement de la conception traditionnelle du travail touchant aussi bien les jeunes que les adultes ?

L D.- On constate chez les jeunes diplômés une soif grandissante de reconversion, avant même d’avoir eu un premier job, et également l’évolution des intérêts pour les métiers manuels ; jusqu’à présent l’intérêt portait plutôt sur l’artisanat d’art alors qu’aujourd’hui il se porte sur des métiers comme chaudronnier ou boucher – ce qui témoigne d’un dégoût pour certains métiers « intellectuels » qui tournent à vide, d’une remise en cause de la définition traditionnelle du travail, d’une critique des oppositions tête/main, théorie/pratique.
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Q+E – Le village de Mirmande a dès les années 1920 accueilli des artistes (André Lhote, Marcelle Rivier, Guy Marandet…), un scientifique (Haroun Tazieff), des écrivains et philosophes dont Régis Debray qui organisait les Journées esthétiques de Mirmande. Est-ce une manière de prolonger cette tradition ?

L D.- La mairie a souhaité accueillir le Festival à Mirmande pour faire vivre le village et pour prolonger sa tradition de lieu d’expositions, de rencontres… Occuper un beau village facilitant les échanges entre professionnels comme un plombier et une romancière fait partie de nos choix et de notre souhait de sortir des immenses halles et des open-spaces des grandes villes. Là on propose trois jours pour changer notre rapport au travail grâce à un ensemble de propositions qui envahissent l’espace du village : les grands rendez-vous à l’église Sainte-Foix, les témoignages dans la salle de conseil de la mairie, les ateliers dans la salle des Fêtes, à la maison des associations, chez des particuliers…

Q+E – La manifestation est nommée Festival des vocations ; le mot « vocation » n’a-t-il pas une connotation religieuse ou spirituelle ?

L D.- Il est vrai que le mot vocation ne convient pas totalement, ni talent d’ailleurs ; il s’agit plutôt d’un « rapport au monde », d’une résonance, pour reprendre le terme du sociologue allemand Hartmut Rosa (*). Mais c’est un mot un peu compliqué pour nommer un festival. On constate qu’on vibre à certaines choses, qu’il y a des « organisateurs », des « réparateurs », etc. L’idée est que chacun de nous a une colonne vertébrale qui peut se décliner de différentes façons, dans différents métiers.

Q+E – Le thème de ce premier festival est « Réparer » ; est-ce un cheminement qui touche les jeunes ? Ne faut-il pas avoir un peu vécu pour s’y intéresser ?

L D.-   Réparer » va plutôt concerner en priorité les adultes, les professeurs, les parents à travers les tables-rondes. Pour les jeunes, sont prévus des ateliers et des rencontres avec des personnes qui témoigneront de leur parcours comme ce jeune en CPA de menuiserie auparavant étudiant. L’idée est de faire tomber la cloison entre les deux et d’interroger ce clivage surtout auprès des parents qui sont très réticents au travail manuel alors que les jeunes n’ont pas tant cet apriori.
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Q+E – Quel public souhaitez-vous sensibiliser dans ce festival ?

L D.- On souhaite tout d’abord toucher un public local en quête d’orientation ou de réinsertion ; d’un côté les jeunes : les scolaires, les jeunes des missions locales et ceux en réinsertion qui vont certainement venir avec leurs formateurs ; de l’autre les adultes locaux : ceux au RSA ou demandeurs d’emploi car nous avons un partenariat avec Pôle emploi Drôme-Ardèche. Et également un public national composé de personnes en poste qui sont en crise de sens, en souffrance, en burn-out et qui peuvent au cours des trois jours du Festival rencontrer des personnes qui ont changé de métier et de vie, et elles aussi, dans un des plus beaux villages de France, retrouver grâce aux multiples rencontres de l’énergie et le désir d’avancer.

Q+E – Quelles sont les formes du Festival proposées aux différents publics ?

L D.- On a voulu diversifier les modes d’approche pour répondre aux différentes attentes. Les tables rondes sur le thème « Réparer » sont réalisées avec des invités de renom : Etienne Klein, Catherine Dolto… Une trentaine d’ateliers se déroulent en parallèle toute la journée, afin de permettre la rencontre avec diverses matières : menuiserie, mécanique, horlogerie, écriture…, ou la rencontre avec soi-même, grâce à des spécialistes de la reconversion et de l’orientation. Les Dialogues insolites proposent une rencontre entre professionnels de la réparation sans lien apparent, comme un mécanicien moto et un informaticien, ou un ingénieur de l’aviation civile et un menuisier du patrimoine. Enfin, les Parcours inspirants réunissent deux témoins autour d’une expérience commune : « Cadres en panne de sens : le salut par le CAP ? » : « Beaux diplômes : et après ? », « Stop la honte : vous avez un talent ! »

 

Entretien avec Laurence Decréau, le 22 mars 2022

BIBLIOGRAPHIE

Matthew Crawford
, Eloge du carburateur, La découverte, 2010
Laurence Decréau, L’élégance de la clé de douze : enquête sur ces intellectuels devenus artisans, Lemieux éditeur, 2015
Laurence Decréau, Tempête sur les représentations du travail, Ecole des Mines, 2019
David Graeber, Bullshit Jobs, Les liens qui Libèrent, 2018
Richard Sennett, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, Albin Michel, 2010

Retour sur images : au cours du Festival en mai 2022, plusieurs artisans présentaient leur métier, leur démarche et leurs outils, dans différents domaines : horlogerie, vitrail, cuisine, mécanique moto, couture, menuiserie, charpente-couverture, plomberie, etc.

Menuiserie (Philippe Bulle)
Charpente-couverture (Compagnon du Tour de France)
Plomberie (Olivier Beurton)