A l’heure où la Russie envahit l’Ukraine, ce pays revient sur le devant de la scène après les mouvements protestataires qui ont marqué le début du 21e siècle. Cette guerre met en lumière notre méconnaissance de son histoire complexe et de sa culture qui pourtant est très riche comme en témoignent les écrivains ou les peintres originaires de ce pays. Béatrice Darnal présente dans cet article Gueorgui Narbout, illustrateur, typographe et graphiste, qui a créé dans les années 1910 l’identité visuelle ukrainienne pour affirmer la distinction de son pays avec l’Empire russe.

Auteure :
Béatrice Darnal

  • 24 février 2022, la Russie bombarde et envahit l’Ukraine. Les civils ukrainiens résistent comme à chaque fois.
  • 2021, l’Ukraine fête les trente ans de son Indépendance.
  • 2014, la révolution de Maïdan valide les déclarations d’Indépendance.
  • 2004, la révolution orange marque le désir d’un rapprochement de l’Ukraine avec l’OTAN et l’UE.
  • 1991, l’Ukraine vote et déclare son Indépendance.
  • 1922, adhésion à  l’URSS.
  • 1917, la Rada (parlement ukrainien) proclame l’Indépendance de l’Ukraine.
  • 1910, Kyiv est au centre de l’avant-garde européenne, russe et ukrainienne.
  • 1876, l’Empire russe interdit l’utilisation et l’étude de l’ukrainien.
  • 1795, intégration de l’Ukraine dans l’Empire russe.

Gueorgui Narbout (1886-1920)

Né le 9 mars 1886 sur les rives du Dniepr à Hloukhiv, ancienne capitale de l’Hetmanat cosaque, il étudie et vit pendant dix ans à Saint-Pétersbourg où il devient l’un des créateurs de livres et de revues les plus populaires.

Illustration, 1913

L’Académie ukrainienne des arts ouvre à Kyiv en décembre 1917 et Narbout devient professeur de graphisme, puis recteur. Il présente alors onze de ses œuvres qui font sensation, dont sept dessins de la série Alphabet ukrainien.
Il meurt à Kyiv à 34 ans le 23 mai 1920, malade du typhus, pauvre malgré les fonctions qu’il occupe. En 1918 la famille aura été attaquée, expropriée, décimée, déportée par les partisans rouges.
Son frère le poète Vladimir Narbout mourra fusillé par le NKVD en 1938. Alléluia, recueil de poèmes de Vladimir illustré par Gueorgui, écrit en russe et en ukrainien, sera interdit pour obscénité.

Sacrifice de Pâques / Alléluia, 1920

L’homme expose son ukrainité. Bon vivant, drôle, conteur, homme aimé de ses étudiants et de ses amis, il reçoit les intellectuels et les artistes dans une robe cosaque bleu foncé avec des boutons argentés, dans une robe persane et un fez, dans une large blouse plissée et des bottes jaunes.

C’est un travailleur acharné et enjoué. « Son endurance, sa persévérance et son entêtement étaient extraordinaires. Une telle capacité de travail incroyable – pas russe – a rapidement fait de lui un maître, un interprète et illustrateur exceptionnels, merveilleux avec son ingéniosité, son esprit et son léger sourire. Maîtrisant la technique, Narbout a dessiné des combinaisons infinies de traits et de taches noires, puisant dans le trésor inépuisable de l’imagination et de la mémoire avec une facilité et une rapidité extraordinaires. » écrit en 1920 son ami Dmitry Matrokhin

Après sa mort, il sera littéralement rayé de l’histoire de l’art par les autorités soviétiques.

Gueorgui Narbout reçoit ses amis…
Fondateurs de l'Académie ukrainienne des arts, 1917
Les funérailles de Gueorgui Narbout, place de Douma, Kyiv, 1920

« Combinaison épicée de la réalité ukrainienne …».

Narbout travaillait dans un cercle de connaissances, participait à la conversation générale et dessinait simultanément. Les œuvres sont nées facilement, sans effort, en s’amusant à combiner des éléments inattendus, en réinterprétant ses propres compositions ou celles des autres. Il n’y a pas de message, mais une idée humoristique rapide. Ce qu’un contemporain appelait une « combinaison épicée de la réalité ukrainienne avec l’exotisme et la fiction ».

Boris Koustodiev – Portrait du groupe des artistes de l’association Mir Iskousstva. Narbout est debout, le 8ème en partant de gauche,1920

Naissance de la « marque ukrainienne »

P
eintre, illustrateur et graphiste Narbout est le créateur de l’identité graphique, la « marque » de la nation ukrainienne qui impose sa volonté de ne plus être nommée la Petite Russie de l’Empire : police de caractères, billets de banque, timbres-poste, affiches, mobilier, armoiries…

Synthétisant des inspirations multiples ancrées dans l’histoire anthropologique et politique de son pays, il élabore les premiers pas graphiques d’une ukrainité affirmée avec la volonté de représenter l’ensemble de la société. Il revendique le principe de l’usage conjoint de la culture populaire rurale et du patrimoine traditionnel (éléments de l’artisanat rural, ornements, motifs de fleurs de l’art textile, du livre calligraphié, du mobilier), de l’iconographie de l’Ukraine médiévale (arts héraldiques, blasons et armoiries) ainsi que du style architectural du baroque cosaque du 18e.

« Le graphisme et l’art du livre fleurissaient en Ukraine. Avec le nivellement de la culture ukrainienne par le gouvernement russe, l’art du livre a décliné et a perdu ses caractéristiques nationales, la tradition a été perdue. La tâche de la nouvelle école graphique doit alors faire revivre l’art du livre, élever les compétences des imprimeurs, créer un livre national ukrainien, développer leur propre police, rééduquer au sens artistique et à toute citoyenneté » écrit le critique d’art Fédor Ernst dans un article introductif au catalogue de l’exposition posthume des œuvres de Narbout en 1926.

Dans les années 1920, le magazine français l’Amour de l’Art recommandait de prendre comme exemple la marque Narbout pour la fabrication des symboles nationaux.

Armoiries et sceaux avec symbole national de l’Ukraine, 1917

Alphabet(s)

Le projet de l’invention d’une police de caractères n’a pu être mené à bout, seules existent une quinzaine d’illustrations.

Il y a deux versions graphiques de l’alphabet. La première bilingue en noir et blanc réalisée à Saint-Pétersbourg : il choisit des mots qui commencent par la même lettre dans les deux langues russe et ukrainienne. La seconde en couleur dans les tirages d’essais à partir de 1917, après son déménagement définitif en Ukraine.
La même composition prévaut pour chaque lettre. Dans la partie supérieure, un rectangle vertical contenant l’image principale, dans la partie inférieure, un champ horizontal où sont placés à gauche un dessin enluminé de la lettre, à droite la typographie, et au centre les mots. La police sera celle utilisée ensuite à grande échelle à Kyiv et en Ukraine.

Narbout et l’Ukraine du 20e siècle

Monnaie

Le premier billet de banque de la République populaire ukrainienne a été mis en circulation en février 1917. Il représente un trident et une arbalète, les anciennes armoiries de Kiev. Narbut a créé treize billets de banque ukrainiens sur les vingt-quatre émis entre 1917 et 1920.

Billet de 100 … 1917
Billet de 500 …1918
La hryvnia est la devise monétaire de l’Ukraine depuis le 2 septembre 1996, date à laquelle elle a remplacé le karbovanets ukrainien au taux d’une hryvnia pour 100 000 karbovantsiv. La hryvnia se subdivise en 100 kopecks.

Timbres

Il a conçu les premiers timbres-poste ukrainiens. Dans l’octogone, sur un fond de maille bleu, le profil d’une tête de femme dans une couronne d’épis de blé. Ce motif sera repris en 1992.

Timbres 1918
Timbre 1918 et timbre redessiné en 1992

Arts décoratifs

En avril 1918, avec l’arrivée au pouvoir de Pavlo Skoropadsky, Narbout dessine des modèles d’uniformes pour les troupes. Et même des chaises pour le sénat de l’État ! Toutes les publications utilisent la police développée par lui, inspirée de la lettre de l’Évangile de Peresopnytsia du XVIe. Il conçoit les armoiries de l’État ukrainien, l’élément principal devant être un cosaque avec un mousquet, un trident et un bouclier.

Chaise pour le sénat

Narbout et l’Ukraine du 21e siècle

E
n 1994 et en 2014 à l’occasion de la Révolution de Maïdan qui verra l’abrogation du russe comme langue officielle, les artistes s’emparent de la « marque ukrainienne ». Ivan Semesuk s’est inspiré du folklore ukrainien pour la toile Horror named after Veriovka.
Ivan Semesuk. Horror named after Veriovka. 2014

« De l’imaginaire de Gueorgui Narbout vers une identité ukrainienne »
de Myroslava Mudrakéd, édition Rodovid à Kyiv – 2021

Myroslava Mudrak, docteure en histoire des arts, spécialiste de l’art ukrainien et des avant-gardes, écrit en 2021 :
« Ses intérêts et ses recherches sur la culture cosaque, la généalogie de la noblesse cosaque, l’art et l’architecture de l’époque lui ont permis de codifier un style puisé dans ces sources, frais et libre, représentant l’essence d’une esthétique ukrainienne et, par extension, d’une identité ukrainienne. Il ne s’agissait pas d’une invention, mais plutôt d’une cristallisation des valeurs clés qui, aujourd’hui encore, définissent le caractère sociopolitique et artistique de l’ukrainité».

De l’imaginaire de Gueorgui Narbout vers une identité ukrainienne, édition Rodovid © Rodovid

Déclinaisons contemporaines…