Histoire d’un asile
au XIXe siècle

Des Petites Sœurs des Pauvres à l’Ehpad Sainte-Germaine

(Valence)

Situé dans les quartiers à l’est de Valence, cet établissement est créé en 1867 grâce au chanoine Didelot qui favorise l’installation de la communauté des Petites Sœurs des Pauvres dans une ville privée d’institutions accueillant les personnes âgées déshéritées. Il est composé de différents bâtiments réalisés au fil du temps par plusieurs architectes, dont Pierre-Marie Bossan. A la lumière des sources repérées à ce jour, Viviane Rageau reconstitue l’histoire de cet « asile de vieillards » jusqu’à sa transformation en EHPAD Sainte-Germaine.

Auteure :
Viviane Rageau

Histoire d’une institution au service des personnes âgées

La communauté des petites Sœurs des Pauvres est née dans le département de l’Ille-et-Vilaine en 1839, à l’initiative de Jeanne Dugan (canonisée en 2009). La mission de cette nouvelle communauté est d’accueillir, dans des maisons familiales, les personnes âgées pauvres ou de ressources modestes et de les accompagner jusqu’à leur mort. Dès les années 1840, les sœurs « vont en fondation » et essaiment sur l’ensemble du territoire français (96 maisons sont répertoriées en 1882).

On doit leur installation à Valence à l’implication du chanoine Charles Didelot (1826-1900) dans son œuvre de bienfaisance auprès des plus démunis. Ordonné prêtre en 1849, il répond peu après à la demande de Mgr Lyonnet, évêque de Valence souhaitant lui confier l’organisation de la nouvelle paroisse Notre-Dame, créée à la suite de l’extension de la ville au-delà des boulevards. Il la dirigera de 1858 à 1868. Dès lors, grâce à ce jeune prêtre zélé et actif, une église, un presbytère, une école succèdent peu à peu aux champs de vignes et de blé.

Le chanoine et l’architecte auprès des Petites Sœurs des Pauvres

Le chanoine Didelot © Musée de Valence

Fin lettré, le chanoine Didelot s’intéresse à l’archéologie ; sa sensibilité aux arts l’amène à créer autour de lui un réseau d’artistes et d’architectes, tout en repérant les jeunes talents en herbe qui fréquentent son école du quartier Notre-Dame. En 1861, il fait la connaissance de l’architecte lyonnais Pierre-Marie Bossan (1814-1888) qui décide de s’installer provisoirement à Valence. C’est le début d’une longue amitié qui ne prendra fin qu’avec la mort de ce dernier. L’art religieux est au centre des préoccupations de l’architecte et du prêtre. Ils travaillent de concert à la constitution d’une collection de moulages des œuvres les plus significatives du Moyen Âge et créent une école au presbytère Notre-Dame, chargée de former les architectes et les artistes en art religieux. Pierre Bossan en sera le directeur jusqu’en 1871, date à laquelle il quitte Valence pour se consacrer au chantier de l’œuvre de sa vie, la basilique de Fourvière à Lyon.

Parallèlement, le chanoine Didelot, très impliqué auprès des déshérités, écrit au préfet pour évoquer avec lui la fondation d’un « asile de vieillards » à Valence (*). Il a déjà tissé des liens avec la congrégation des Petites Sœurs des Pauvres et entend bien œuvrer au plus vite à leur installation à Valence, ville dépourvue d’institutions chargées d’accueillir les plus démunis en fin de vie. Pour ce faire, il espère convaincre les autorités grâce à une importante somme d’argent mise à la disposition du chanoine par la comtesse de Simard, somme qui permettra de financer la construction du bâtiment. Quant à l’acquisition des terrains pour y bâtir la demeure, il s’appuie sur la générosité de M. Félix Dupré de Loire, docteur en médecine, qui lui vend en octobre 1864, la partie nord d’un terrain situé au quartier Jappe-Renard pour une somme très modeste (*). La partie sud sera acquise quelques semaines plus tard auprès de la famille Pacaud (*). En octobre 1864, 2,5 ha de terrains sont disponibles pour la construction de l’établissement, situé aujourd’hui au 26 rue Christophe Colomb.

Achat du terrain, 1864 © ADD 26 (2E_6718)

Pierre-Marie Bossan, architecte des Petites Sœurs des Pauvres à Valence : des sources lacunaires…

Si les archives de notaire sont précises sur les achats de parcelles destinées à la construction de l’établissement, il est beaucoup plus difficile de se référer à des archives-sources attestant du travail de Pierre-Marie Bossan pour la réalisation des bâtiments. Les notices historiques émanant de la communauté rapportent que l’édifice est conçu par l’architecte entre 1864 et le mois de septembre 1867, date de l’arrivée des Petites Sœurs des Pauvres à Valence (*). Ces mentions s’appuient sur le Livre de fondation de la communauté qui cite son nom dès 1864 (*).

Mais à ce jour, aucun dessin ou plan relatif à ce projet n’est connu et n’a été publié. Par ailleurs, si les travaux listés par les biographes de Pierre-Marie Bossan font part de nombreuses réalisations du maître à Valence et dans la Drôme, aucun ne fait état du chantier de construction de l’établissement des Petites Sœurs des Pauvres, qui s’est déroulé entre 1864 et 1867. Seule la chapelle, réalisée 10 ans plus tard, est inventoriée (*). Sans remettre en doute la véracité des témoignages présents dans le livre de fondation de la communauté, on ne peut que regretter l’absence de documents-sources (courriers, échanges avec le commanditaire, dessins, plans) pour nous aider à comprendre la mise en œuvre du projet et ses étapes de construction, à partir de sa conception en 1864 jusqu’à son entrée en fonction en 1867.

L’ouvrage de référence de Philippe Dufieux (*) revient sur les œuvres du maître et identifie 11 projets réalisés en Drôme-Ardèche durant sa décennie valentinoise, entre 1865 et 1876. Or, chacun d’entre eux est présenté comme conduit par Pierre-Marie Bossan, associé à Joannis Rey, y compris l’important chantier de La Louvesc, démarré en 1865 et achevé par ce dernier en 1900, bien après le décès du maître. Joannis Rey (1850-1915) était scolarisé à l’école Notre-Dame, où le chanoine Didelot avait repéré ses qualités artistiques. Ce dernier l’avait orienté en section « Architecture » au sein de l’école d’art religieux où il devint l’élève de Pierre-Marie Bossan (*).

Un édifice patrimonial

Le premier plan de Valence détaillant les nouveaux quartiers à l’est de Valence date de 1886. L’« Asile des Vieillards » épouse une forme en T, encore perceptible sur le plan cadastral de 2012. Les photographies aériennes anciennes permettent de constater que le vaste terrain situé au sud, propriété des sœurs, était mis en culture. Elles cultivaient des fruits et des légumes qu’elles cuisinaient sur place pour nourrir les résidents, offrant ainsi à l’institution une relative autarcie. Les pensionnaires pouvaient également participer aux travaux de jardinage. Ce grand espace naturel deviendra progressivement un parc arboré.

Le bâtiment initial construit entre 1865 et 1867 ne comportait qu’un corps principal orienté est-ouest, doté de deux retours à chaque extrémité, abritant les deux montées d’escalier. On peut supposer que le rez-de-chaussée accueillait les cuisines, le réfectoire et les probables espaces de vie commune. Il devait abriter également la petite chapelle provisoire dont on ne connait pas l’emplacement exact. Les dortoirs devaient se situer aux premier et deuxième étages. Les jours en guise de fenêtres du dernier étage traduisent la présence de combles où étaient probablement situées les chambres des sœurs. Une décennie plus tard, l’architecte viendra accoler la chapelle définitive à la façade sud du bâtiment. Du fait de cette disposition, elle est dépourvue de façade et non orientée (son chœur est tourné vers le sud).

Chapelle accolée au bâtiment principal, 2023 © V. Rageau

Ce dispositif présente quelques similitudes avec le couvent de Coublevie (Isère) réalisé par Pierre Bossan l’année suivante, en 1868 (*) ; mais à Coublevie, la chapelle, construite contre le mur pignon, constitue une aile du bâtiment. En cela, elle proclame le caractère éminemment religieux du monastère (*), comme son principal signe distinctif ; la maison de Valence demeure un simple site d’accueil pour les vieillards et la chapelle reste invisible de la façade principale. Seule la statue du Christ bénissant, placée au centre de la galerie du premier étage, rappelle que l’établissement est dirigé par une congrégation religieuse. Le rythme de la façade de Coublevie, dotée de galeries en rez-de-chaussée évoque la maison valentinoise, bien que des modifications soient venues perturber la lisibilité initiale de celle-ci. Pour autant, l’architecte a souhaité différencier les deux institutions.

Monastère des Pères dominicains de Coublevie (ouvrage de Félix Thiollier)
Petites Soeurs des Pauvres, Valence, 2023 © V. Rageau

À Valence, la double galerie propose une ouverture sur l’extérieur, destinée à la circulation comme au repos des résidents âgés auxquels le site est dédié. Malgré la fermeture des ouvertures en rez-de-chaussée survenue postérieurement, celle-ci confère un caractère monumental et classique à cette façade rythmée initialement par 16 piliers créant 8 travées sur 2 niveaux. Les piliers, dont les abaques sont dotés de denticules, rappellent la formation classique de l’architecte. La façade a perdu en homogénéité et en proportion au gré des différents aménagements réalisés ultérieurement. Le fronton en décrochement du toit de la galerie du 1er étage, situé dans l’axe de la statue du Christ, est encore présent en 1910, mais il a disparu en 1960, de même que le clocheton sur le toit.

Maison de Valence (avant 1967) © Petites Soeurs des Pauvres
Façade principale, vers 1967 © Petites Soeurs des Pauvres

Par ailleurs, l’ajout de deux tourelles chargées d’abriter des ascenseurs à droite et à gauche de la façade a impliqué la suppression des piliers et arcades aux extrémités.

La référence à l’hôpital homéopathique Saint-Luc (détruit en 1998), construit sur le quai du Rhône à Lyon et achevé en 1875, est également intéressante (*).

Le plan se rapproche de la maison d’accueil valentinoise. Réalisé quelques années après celle-ci, il reprend le module de Valence, à savoir un corps de bâtiment sur trois niveaux, doté d’ailes en retour et d’une chapelle qui, comme à Valence, sera construite plus tardivement dans l’axe perpendiculaire au corps principal. À Valence comme à Lyon, les impératifs fonctionnels des établissement hospitaliers ont provoqué des modifications de façades, du fait des surélévations liées à l’augmentation du nombre de chambres.

Hôpital Saint-Luc, Lyon, vers 1910 (coll. privée)
Hôpital Saint-Luc, 1998, Bibliothèque municipale de Lyon © P. Arnaud

De la chapelle provisoire (1867) à la chapelle définitive (1877)

Dans ses premières années de fonctionnement (de 1867 à 1877), le bâtiment des sœurs est doté d’une chapelle provisoire, simple salle aménagée à cet effet. Il est dit que mobilier, linge et vases sacrés proviennent de dons. Cette petite chapelle, consacrée le 23 novembre 1867 (*), est adaptée pour accueillir les quelques huit vieillards présents initialement, mais qui seront 25 deux ans plus tard, pour atteindre le nombre de 60 en 1873. L’année 1875 du Livre de fondation des Petites Sœurs des Pauvres (*) mentionne l’insuffisance de la chapelle provisoire et la nécessité de construire une chapelle définitive, répondant aux besoins de la maison. Parallèlement, la reconnaissance légale de la congrégation en 1874 incite probablement les donateurs à participer plus activement à l’œuvre portée par les religieuses et par le chanoine Didelot. Le montant final de la souscription s’élève à la somme de 10 000 francs (*).

Aucun dessin d’origine et aucune photo connue à ce jour ne permettent d’appréhender l’architecture intérieure et les décors de cette chapelle avant son réaménagement à la fin des années 1960. La présence d’un vitrail est attestée au gré des mentions de dons et de legs ayant permis son édification, entre 1875 et 1877 (*). De nombreux donateurs aident au financement des travaux. Plus de 2000 fr sont versés à M. Lioré l’entrepreneur, au charpentier et au carreleur. Peu avant la fin des travaux la chapelle reçoit mobiliers et objets liturgiques nécessaires à l’exercice du culte. Une statue de la Vierge est offerte par un domestique, une autre de Saint-Joseph est offerte par une « bonne dame », l’autel en pierre blanche par M. Sceux de Romans, la table de communion par l’architecte Besson (sic) et enfin le confessionnal par le curé de la cathédrale (*). Mgr Cotton, évêque de Valence, inaugure la chapelle le 4 février 1877, en présence du clergé et des bienfaiteurs. Pour autant, les artisans sont encore nombreux à attendre leurs dus quand M. Gilly, un donateur déjà engagé auprès des sœurs, fait un don de 15000 fr en 1877 (*).

C’est donc cette chapelle que mentionne l’inventaire des réalisations de Pierre-Marie Bossan et bien qu’aucun plan ou dessin n’ait été encore découvert, elle est inventoriée comme étant l’avant-dernier projet du binôme Bossan-Rey dans la Drôme, le dernier étant l’église de Crépol. Au final, en 1864, au moment de la conception du bâtiment des Petites Sœurs des Pauvres, Joannis Rey était beaucoup trop jeune pour être crédité d’une quelconque participation active au projet. Il le sera en 1877 lors de la construction de la chapelle, dont nous ne possédons qu’un relevé réalisé en 1969 par l’architecte Michel Joulie, avant qu’il n’intervienne lors de sa rénovation. On constate une élévation importante sous voûte (11,65 m) pour une largeur d’environ 7 m. Michel Joulie détaille l’élévation des murs latéraux qui rappelle une technique de Pierre Bossan consistant à créer un décrochement à mi-hauteur en intégrant de courtes colonnes surmontées de chapiteaux dont l’architrave supporte le départ des voûtes.

Coupe de la chapelle de P.-M. Bossan par M. Joulie © AMV (2400 W 319)

En l’absence de dessins et de plans originaux, il est impossible d’en dire plus sur la chapelle et ses décors. La découverte de courriers entre le chanoine et l’architecte serait précieuse aux chercheurs pour comprendre les conditions dans lesquelles ces projets ont été conçus, puis réalisés. Il est à espérer que de tels documents soient encore disponibles et consultables à l’avenir.

Les aménagements après 1880

Entre la fin du XIXe siècle et les années 1910, l’aile en retour à l’ouest se voit prolongée ; un corps de bâtiment vient se greffer dans la continuité de l’aile est, tandis qu’un bâtiment isolé est construit à l’ouest de la chapelle. Désigné comme buanderie sur un plan récent, il est probable qu’il ait eu cette fonction dès l’origine. Au début des années 1950, l’architecte valentinois François Bérenger conduit un chantier important : il s’agit de mettre en œuvre une extension nouvelle et de surélever un bâtiment ancien afin de créer une nouvelle lingerie, le tout étant rattaché par un passage couvert (*).

Dans la décennie 1965-1975, de nombreux aménagements sont programmés, chacun à l’initiative de Michel Joulie qui deviendra l’architecte attitré des Petites Sœurs des Pauvres durant cette période. En 1965, il dirige un projet d’« Aménagement des combles » avec la création de 12 chambres dans le bâtiment primitif. Ces travaux modifient la façade initiale avec un relèvement partiel de la toiture faisant disparaître le clocheton ; les jours de l’étage attique deviennent des fenêtres largement ouvertes sur l’extérieur avec un « éclairement qui sera 1/6e de la surface totale des pièces » (*).

Ce plan réalisé pour l’aménagement des combles en 1965 permet de visualiser l’emprise au sol exacte du bâtiment initial construit par Pierre-Marie Bossan en 1865-1867, avec les des deux montées d’escalier en retour.

Dans la foulée, Michel Joulie effectue le chantier de construction du « Pavillon des ménages » (*) situé dans l’axe nord-sud, à droite en entrant sur le site.

Pavillon des ménages, inauguré le 11-10-1967 © Petites Soeurs des Pauvres
Pavillon des ménages, vers 1967 © Petites Soeurs des Pauvres

Les Petites Sœurs des Pauvres instaurent alors un nouveau fonctionnement avec l’accueil de couples, dans une relative autonomie. 20 chambres sont créées sur deux niveaux, pour l’accueil de 40 couples. L’architecte dote ce pavillon neuf d’un rez-de-chaussée dédié aux espaces collectifs avec salles de séjour, de restauration, salon de coiffure, atelier couture et salles de soins ainsi que deux niveaux de 10 chambres dotées de loggias donnant sur le jardin intérieur de l’établissement. L’architecte propose une façade toute en simplicité offrant un quadrillage à larges motifs, créé par les ouvertures des chambres. Ces figures sont reprises autour de la porte d’entrée et sur une partie du mur d’un édicule situé sur le toit terrasse, mais avec un motif plus resserré doté d’une ossature en béton (non réalisé sur le toit terrasse).

Michel Joulie sera également l’architecte d’un projet très ambitieux de création de chambres dans le volume supérieur de la chapelle et de rénovation de celles-ci à la fin des années 1960. Ce projet sera suivi par l’aménagement de la partie ouest du bâtiment principal et la surélévation de la lingerie sur trois niveaux permettant de créer 27 chambres supplémentaires (*).

Depuis le départ des Petites Sœurs des Pauvres en 2010, l’EHPAD Sainte-Germaine poursuit la mission initiale d’accueil des aînés. D’autres projets d’aménagements et de construction sont intervenus depuis et le grand parc arboré, ancienne terre nourricière des sœurs et des résidents, a perdu une partie de sa surface pour faire place à des constructions de logements.

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2024-04-12T15:44:22+02:00
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