Bibliothèque monde, monastique, royale… médiathèque vitrine, monument, outil urbain… bibliothèque virtuelle, numérique… au cours des siècles, ces lieux ont évolué au fil des mutations des pratiques culturelles et sociales et de leur rôle économique et urbain dans la cité. La réalisation de la médiathèque François Mitterrand à Valence nous conduit à évoquer ce ʺcouple contenu/espaceʺ à travers l’évolution de l’architecture de la ʺmaison des livresʺ – symbole du savoir – au ʺtroisième lieuʺ, espace multifonctionnel et ouvert où l’humain est au cœur.
Auteure :
Chrystèle Burgard
La ʺbibliothèque mondeʺ ou la ʺmaison des livresʺ
Ces ʺbibliothèques mondesʺ visent l’universalité en rassemblant et en conservant – en fonction de choix politiques et intellectuels – des savoirs et des écrits, des manuscrits qui sont d’abord sous forme de rouleaux de papyrus, puis à partir du 1er siècle ap. J.-C. de cahiers de parchemin. Ils sont rangés dans un mobilier particulier : des niches creusées dans les murs, des formes cylindriques en roseau ou en cuir (ill.1), des meubles en bois avec étagères (ill.2). Mais il n’existe pas encore de lieu spécifique à la lecture et à la conservation des livres. Les manuscrits appartenant aux souverains sont accessibles aux savants et aux lettrés, ceux d’une élite cultivée étaient réservés à la famille et aux amis du propriétaire, parfois aux voyageurs érudits. Il est à noter que le sens de bibliothèque évoluera comme le précise F. Barbier : « La bibliothèque signifie d’abord un meuble défini par son contenu, des rouleaux (volumina), puis des livres en cahiers (codices) ; par extension, elle désignera la ou les pièces où ces meubles sont rangés »(*).
L’organisation du savoir, du meuble à la galerie-bibliothèque
L’invention de l’imprimerie par Gutenberg en 1452 annonce la « seconde révolution du livre » qui se traduira par une augmentation progressive des livres « mécaniques », l’extension de la pratique de la lecture, l’organisation des bibliothèques, de leur mode de rangement et de classement, d’enrichissement (*) . Les bibliothèques des souverains et des princes deviennent des « instruments de légitimation du pouvoir » (*)et l’expression de leurs richesses.
Apparaissent à cette époque les bibliothèques humanistes nées d’abord en Italie (retour à une Antiquité idéalisée), avec la Réforme la bibliothèque collective (non plus communautaire) comme celle du Collège de Debrecen (Hongrie) fondée dans les années 1530 (ill.7), les métiers liés aux livres (ateliers de typographie, librairies, revendeurs…). La valeur marchande des livres, leur poids symbolique font que les bibliothèques deviennent des enjeux stratégiques aux périodes de crises religieuses ou politiques, et même des butins de guerre.
8 – Bibliothèque du palais-monastère Saint-Laurent de l’Escurial © Xauxa Håkan Svensson
Avec la diminution du prix du livre, les bibliothèques appartenant aux intellectuels comme Montaigne, Guillaume Sacher, etc. se développent et des initiatives privées voient le jour ; ainsi à Leyde, le juriste néerlandais Johannes Thysius (1622-1653) consacre sa fortune personnelle à la création d’une bibliothèque publique. C’est l’une des premières constructions autonomes en Europe. Ouverte à tous en 1657, ce bâtiment indépendant (ill.9) comporte au rez-de-chaussée le hall d’entrée et le logement du bibliothécaire, au premier étage la salle de bibliothèque couverte de rayonnages muraux.
Des ʺpalais pour les livresʺ et pour tous
A la fin du 18e siècle, l’architecture des bibliothèques, l’accessibilité ainsi que la bibliothéconomie (classement des livres, catalogage, conservation) sont des questions auxquelles s’attellent les professionnels. Prônant une ʺarchitecture parlante ʺ, l’architecte Etienne-Louis Boullée (1728-1799) conçoit la nouvelle Bibliothèque du roi et dessine un immense édifice dont la forme grandiose doit symboliser l’univers (ill.10) ; un même volume, comportant une voûte en berceau et des rayonnages en gradins, rassemble service du public et rangements des livres. Les événements de la Révolution empêcheront sa réalisation mais ce modèle influencera de nombreux architectes.
10 – Etienne-Louis Boullée, Restauration de la Bibliothèque nationale, 1785-88 © BNF
La médiathèque, ʺtroisième lieuʺ et ʺlieu hybrideʺ
A cette même époque, le concept de ʺtroisième lieuʺ est défini dans les années 1980 par le sociologue Ray Oldenburg comme espace neutre et vivant dédié à l’échange et à la socialisation, complémentaire du premier lieu (sphère du foyer) et du second lieu (domaine au travail). Aussi voit le jour une nouvelle approche des bibliothèques qui perdent leur statut de temple du savoir : « (…) la bibliothèque n’est plus seulement le lieu des livres mais un centre civique culturel qui subvient au besoin d’espace public où pouvoir accomplir des activités collectives »(*).
Les mutations des pratiques culturelles et sociales mettent en question le statut du citoyen-fréquentant qui ne se réduit pas qu’au lecteur, les relations entre bibliothécaires et usagers, les espaces qui vont être de plus en plus fluides, ouverts, etc. jusqu’à emprunter des éléments et des aspects à l’univers commercial (escaliers roulants, grands plateaux vides, surfaces vitrées, absence de banque d’accueil…). Ainsi, la médiathèque devient « un ʺlieu hybrideʺ, qui articule l’espace physique des bâtiments et l’espace virtuel d’Internet »(*), qui passe d’une logique de conservation de livres à une logique de flux (*), qui intègre des activités aussi bien culturelles que sociales comme on peut l’observer dans la médiathèque de Lezoux (ill. 17).
L’architecture de ces équipements intègre ces nouveaux concepts, les accentue ou les atténue selon les projets, repense l’approche spatiale et temporelle : « Or, la multiplication des médias, des sources et des sujets produisant et diffusant la culture ainsi que l’absence de leurs limites spatiales et temporelles, due au numérique, modifient non seulement la structure de l’information mais aussi sa nature, en créant de nouvelles modalités d’usage plus discontinues, nomades et participatives »(*). Les architectes inventent des espaces et des mobiliers adaptés aux différents usages : « L’agencement des espaces prend davantage en compte la diversité de ces pratiques : des zones silencieuses côtoient des espaces de travail informel, des salles dédiées à la réunion ou des cafés. De vastes plateaux alternent avec des espaces plus modestes ou des niches intimistes. Ce découpage spatial, parfois appelé « zoning », permet à plusieurs usages de cohabiter dans un même lieu» (*). La construction des médiathèques s’est accentuée depuis les années 1980 en France comme dans le monde entier. Ces établissements culturels fleurissent dans les petites et les grandes villes selon certaines typologies que l’on va tenter de dégager :
– la médiathèque-monument marqueur urbain, telle la bibliothèque de Birmingham(*)réalisée pour donner une cohésion et une lisibilité au centre-ville ; d’une superficie de 35.000 m2, elle comprend également un centre multimédia, des archives, la salle Shakespeare Memorial, des bureaux, des halls d’exposition, des cafés, des terrasses et un auditorium (ill. 19).
19 – Bibliothèque de Birmingham ©.Mecanoo Architekten
19 – Intérieur de la bibliothèque de Birmingham ©.Mecanoo Architekten
– la médiathèque-fluide (*) où les frontières sont abolies entre le bâti et le paysage, entre l’étude et le divertissement, entre le cheminement et la pose telle le « Rolex Learning Center » de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (ill. 23). Cette plateforme entre terre et lac (Léman) s’apparente à une vague de 160 mètres de long (*) accueillant espaces de travail et de rencontres, amphithéâtre, bibliothèque, café. Elle est composée d’une variation d’espaces et de formes, de courbes et de plans invitant à la circulation d’idées (*).
23 – « Rolex Learning Center » de l’École polytechnique fédérale de Lausanne © Chantal Burgard
Dérives et enjeux des « tiers lieux »
Sans tomber dans une position obscurantiste ou technophobe, je ne peux conclure cet article sans évoquer la question du devenir du livre, de la lecture et de l’édition et également les enjeux de la démocratisation culturelle. Si le concept de ʺtroisième lieuʺ a permis de « donner un nouveau souffle à des établissements en perte de vitesse, délaissés par le public et menacés par le numérique » (*), il conduit cependant à s’interroger sur les fonctions de la médiathèque qui se veut surtout conviviale (*) et celles des bibliothécaires qui doivent être avant tout des médiateurs sans qualification professionnelle spécifique au livre ; à questionner aussi le devenir des collections d’ouvrages face à la dématérialisation et à la numérisation comme celui des éditeurs. Enfin l’objectif de favoriser l’accès à la culture pour tous ainsi qu’à la culture livresque, est-il vraiment réalisé ? Le « tiers-lieu », n’accentue-t-il pas la fracture numérique et la distinction entre culture populaire et culture savante ?
Composé d’auteurs, lecteurs, éditeurs, libraires, bibliothécaires… le ʺpeuple du livreʺ – comme le désigne Cédric Biagini dans son ouvrage L’assassinat des livres par ceux qui œuvrent à la dématérialisation du monde, (*).attire notre attention sur les « illusions numériques » et sur toutes les formes de dérives qui touchent le livre et la médiathèque : « dérive techniciste, dérive gestionnaire et dérive consumériste » (*). Sans refuser toutes les innovations, il invite à repenser la bibliothèque publique comme « des centres intellectuels, des points de ralliement du débat et de la réflexion collective (…). En somme, il s’agit de refaire des ʺsalonsʺ à l’image de ceux du 18e siècle, mais d’essence démocratique, où chercheurs et public non-académique travaillent ensemble » (*).
BIBLIOGRAPHIE
Barbier Frédéric, Histoire des bibliothèques. D’Alexandrie aux bibliothèques virtuelles, Armand Colin, 2013.
Biagini Cédric (dir), L’assassinat des livres par ceux qui œuvrent à la dématérialisation du monde, Editions L’échappée, 2015.
Fabre Xavier et Speller Vincent, « Bibliothèques hybrides », Architecture et bibliothèque. 20 ans de constructions, Presses de l’ENSSIB, 2012.
Figuier Richard (dir.), La bibliothèque. Miroir de l’âme, mémoire du monde, Autrement, N°121, 1991.
Servet Mathilde, « Les bibliothèques troisième lieu : une nouvelle génération d’établissements culturels », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2010, n° 4, p. 57-63.