A la suite de sa thèse en géographie soutenue en décembre 2021, La patrimonialisation transformative : les héritages industriels dans la transformation des ruralités. Le cas des Monts d’Ardèche (*), Flore Vigné propose dans cet article une réflexion sur le patrimoine comme moteur de transformation de nos modes d’habiter au regard des enjeux climatiques, écologiques et sociétaux marqués par l’urgence.

Auteure :
Flore Vigné

Qu’est-ce que le patrimoine ?

Le patrimoine est un héritage du passé que la société actuelle souhaite transmettre aux générations suivantes. Cette brève définition ouvre à de nombreuses questions qui résument bien la complexité de la notion :

• Quels héritages du passé ? Qu’est-ce qui compose un héritage ? Pourquoi celui-ci et pas un autre ?
• Qui déclare que tel ou tel héritage est un patrimoine ? Sur quels critères ?
• Comment le transmettre ? Que transmet-on exactement ?

Et les réponses varient évidemment au fil du temps.

La notion de patrimoine s’élargit pour inclure de plus en plus d’éléments. A titre d’exemple, la première liste des monuments historiques rédigée en 1840 reconnaît huit édifices drômois : la cathédrale Notre-Dame de Die, la collégiale Saint-Sauveur de Grignan, l’église de l’abbaye de Léoncel, la collégiale Saint-Barnard à Romans-sur-Isère, la cathédrale Notre-Dame de Saint-Paul-Trois-Châteaux, l’église de Saint-Restitut, l’autel taurobolique de Tain-l’Hermitage et le pendentif de Valence. Ce sont des édifices religieux : lieux de culte, éléments de culte ou, pour le dernier, monument funéraire à la mémoire d’un religieux. Surtout, ce sont tous des monuments au sens premier, c’est-à-dire des édifices qui ont été construits pour porter le souvenir ou le symbole de quelque chose. Progressivement, d’autres types de patrimoines vont être reconnus : des héritages profanes, du quotidien ; des dimensions paysagères, environnementales, immatérielles ; d’autres périodes (haut Moyen-Âge, XXe siècle).

Le patrimoine a d’abord été une affaire d’experts, historiens ou historiens de l’art, qui reconnaissaient des qualités intrinsèques aux héritages. Le patrimoine national, monuments historiques et sites inscrits à l’inventaire, s’est construit ainsi sur une volonté d’objectivité. Dans les années 1980, les sciences sociales, ethnologie en tête, vont s’intéresser aux patrimoines des communautés locales : ici les héritages sont choisis pour le sens qu’ils portent dans la société locale. De plus en plus d’associations se constituent autour du patrimoine, les collectivités locales s’en saisissent : les acteurs du patrimoine se renouvellent.

Les héritages du passé ne sont pas transmis dans une forme figée : les acteurs leur ont assigné une valeur et produisent des discours qui accompagnent leur transmission. En 1903, Aloïs Riegl théorise les valeurs attribuées aux monuments en deux catégories : les valeurs de remémoration (ancienneté, historique et de remémoration intentionnelle) et les valeurs de contemporanéité (artistique et d’usage). Souvent, le patrimoine est chargé de ces deux types de valeurs à la fois. Par exemple la médiation du château de Suze-la-Rousse valorise à la fois son histoire et la thématique vinicole, en écho à l’installation de l’Université du vin à Suze-la-Rousse.

La patrimonialisation transformative

Les géographes qui étudient le patrimoine parlent plutôt de « patrimonialisation » : ils cherchent à décrire un processus où un ou des acteurs mobilisent un héritage (venant du passé) pour en faire un patrimoine (composé de l’héritage et du récit construit par le ou les acteur(s)). C’est un processus social et culturel, même s’il cherche à être scientifique dans certains cas.

C’est aussi un processus dans lequel la transformation a toute sa place : transformation du regard porté sur l’héritage, de l’héritage lui-même, et du récit qui l’accompagne. Mais, souvent, cette transformation n’est pas intentionnelle : le but de l’acteur n’est pas de transformer mais de transmettre un patrimoine. Les transformations sont des effets collatéraux de la patrimonialisation.

Dans mon travail de thèse, j’ai mis en avant des patrimonialisations qui comprenaient des transformations intentionnelles : je les ai appelées « transformatives ». J’ai étudié trois cas de patrimonialisation d’héritages industriels en Ardèche dans lesquels les acteurs proposaient aussi des formes d’innovation sociale, définies comme un processus cherchant intentionnellement à transformer la société. Au Moulinon, à Saint-Sauveur-de-Montagut (ill.1), Terre Adélice est une entreprise libérée qui engage sa responsabilité sociale et environnementale en s’installant dans une ancien usine à soie. A Chirols (ill.2), un collectif d’habitants transforme un autre de ces sites soyeux en un tiers-lieux, regroupant logements, artisanat et art dans une logique de vivre-ensemble qui se raccroche à l’idée du commun. A Saint-Martin-de-Valamas (ill.3), La Nouvelle Manufacture construit un espace d’art contemporain, de culture et de lien social en milieu rural dans une ancienne usine à bijoux. Ces expériences mobilisent les héritages dans un récit allant vers une société plus juste, plus libre, plus solidaire. Il semble qu’on retrouve cette logique sur des sites drômois, comme l’Usine, ruche de créateurs à Poët-Laval.

1 – Le Moulinon à Saint-Sauveur-de-Montagut © F. Vigné
2 Le moulinage de Chirols pendant la rencontre des tiers-lieux à but non lucratif en 2021 © F. Vigné
3 – L’entrée de La Nouvelle Manufacture à Saint-Martin-de-Valamas © F. Vigné

Les trois patrimonialisations transformatives étudiées sont intéressantes à plusieurs titres. Elles font évoluer nos façons d’habiter le territoire (nos relations à l’espace et au temps) : en ancrant l’innovation sociale sur le territoire à travers l’histoire locale ; en questionnant nos modes de vie actuels ; et en stimulant l’initiative et la créativité. On peut faire l’hypothèse qu’en étudiant d’autres cas, d’autres réflexions et modes d’habiter émergeraient.

Actuellement, il semble que ces logiques de patrimonialisations transformatives existent plus facilement sur des héritages qui peuvent être vus comme marginaux : les héritages industriels, d’autant plus en milieu rural, sont moins érigés en patrimoines, ou, quand ils le sont, doivent aussi justifier leur conservation par un nouvel usage. Cet état de fait est souvent déploré par ceux qui connaissent les valeurs historiques ou architecturales de ces sites et qui ne cessent de lutter contre leur démolition totale ou partielle. Inversement, les acteurs qui se saisissent de ces héritages dans une perspective d’innovation sociale ne se sentent pas toujours légitimes pour parler de patrimoine face aux institutions patrimoniales ou aux associations patrimoniales locales. Leur lecture est plutôt du côté des valeurs de contemporanéité ou des héritages immatériels (mémoire, savoir-faire) alors que les acteurs plus traditionnels du patrimoine laissent une place importante aux valeurs de remémorations et aux héritages matériels.
La proposition faite à travers cet article est de tenter de lire cette marginalisation comme une opportunité de réflexion exploratoire. Et si la transformation de nos sociétés était placée au cœur de nos démarches de patrimonialisation ? La nécessité de construire des récits pour porter des représentations souhaitables de la transition socio-écologique est régulièrement mise en avant et le patrimoine a cette faculté de porter un récit en l’ancrant dans l’espace et le temps grâce aux héritages.

Sur les toits du moulinage de Chirols © C. Tran

Le patrimoine comme moteur de la transformation

Cette réflexion nous amène à un questionnement concret : comment construire un patrimoine comme moteur de transformation dans le respect de la justice sociale ? Sans pouvoir répondre intégralement à cette question, je propose de vous partager deux éléments de réflexion et deux points de vigilance.

Le premier élément de réflexion considère les droits culturels. Définis par la déclaration de Fribourg et inscrits dans la loi française en 2015, ils désignent le droit que chacun possède, individuellement et collectivement, de choisir sa culture, de la connaître et de la voir respecter mais aussi d’accéder aux autres expressions culturelles. La Chaire de recherche en patrimoine urbain de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) questionne le versant patrimonial de cette notion : le « droit au patrimoine » désigne le droit de chacun à construire ses propres patrimonialisations, là encore individuellement ou collectivement. Concrètement, cela signifie qu’il n’y a plus de hiérarchisation à avoir entre les patrimoines : le patrimoine de l’historien n’est pas plus légitime que celui d’une association locale par exemple, ils y retrouvent simplement des valeurs différentes. Tout patrimoine gagne alors à être construit socialement, en hybridant les valeurs pour produire un récit collectif. Des méthodes de recherche-action-participative peuvent mener à ce type de patrimonialisation. Certaines démarches vont déjà dans ce sens : le laboratoire Géographie-cités a expérimenté le croisement de la méthode de l’Inventaire et de l’expertise patrimoniale des habitants sur le Val de Loire et propose un guide méthodologique pour travailler l’identification des patrimoines dans une approche participative.

Le deuxième élément de réflexion concerne la place des émotions. Traditionnellement, les études patrimoniales se sont plutôt construites dans une volonté d’objectivité qui a écarté les émotions, y compris dans la médiation des patrimoines. Aujourd’hui, les chercheurs tentent au contraire de s’en saisir, à l’image de Daniel Fabre (*) (consultable en ligne) et plus récemment de Laurajane Smith (*) . Les émotions sont des moteurs importants pour l’action, elles impliquent un registre d’engagement fort et elles n’obèrent pas pour autant la réflexion. Dans le contexte actuel où la solastalgie, souffrance causée par les pertes liées aux changements environnementaux, théorisée par Glenn Albretch, est très présente, la nostalgie patrimoniale peut être un pendant utile : le patrimoine pose la question de comment vivre avec la perte et comment continuer à faire de cette perte une part vivante de son identité culturelle.

Facilitation graphique d’un atelier des rencontres des tiers-lieux à but non lucratif, 2021 (source : thèse de F. Vigné, ill. 32)

La première vigilance est récurrente lorsqu’on se saisit de sujets patrimoniaux : comment faire pour que le patrimoine ne crée pas des inégalités sociales ? L’appropriation culturelle, sociale mais aussi parfois physique (exercice du droit à la propriété) peut poser des problèmes. L’exemple le plus courant est celui de la gentrification des centres villes lorsque les bâtiments y sont progressivement restaurés. Des dispositifs de contournement sont possibles pour éviter des projets avec des « tickets d’entrée » prohibitifs, ce qui est souvent le cas dans les éco-lieux, voire de la spéculation : les tiers-lieux à but non lucratifs sont un laboratoire d’idées sur ces aspects (*).

La seconde vigilance est l’usage du patrimoine comme positionnement marketing, un « heritage washing ». Des héritages sont régulièrement utilisés comme « alibi » d’un projet qui n’a pas réellement d’intention patrimoniale. Les héritages industriels sont un bon exemple : cheminée seule survivante d’une usine rasée, machine trônant sur un rond-point, … La patrimonialisation transformative suppose certes que les héritages puissent être mis au service d’une intention de transformation mais également que la transformation se lie à la reconnaissance de ces héritages.

Café culturel en juillet 2020, Saint-Martin de Valamas (source : thèse de F. Vigné, ill. 49/PNR)