La photographie à l’épreuve du territoire

Entretien avec Anne-Lore Mesnage

Les relations cinéma et photographie, l’ancrage territorial du cinéma dans le milieu rural, le statut de la photographie entre archive, document et œuvre d’art, la pratique photographique dans nos sociétés et nos territoires… telles sont les questions abordées par les photographes Anne-Lore Mesnage et Frédéric Lecloux.
A l’occasion de leur exposition à LUX Scène nationale (*) à Valence et de la publication Territoires du cinématographe, chacun les aborde à leur manière.
Frédéric Lecloux, photographe et écrivain, prend le parti d’observer les lieux, les pratiques et les usages du cinéma pendant les différents événements programmés sur ces territoires tout en convoquant la lenteur à l’instar de Nicolas Bouvier. Quant à Anne-Lore Mesnage, photographe et scénographe d’expositions, elle choisit une démarche singulière, une enquête, en s’attachant aux lieux de fabrication des films tournés dans la Drôme. Dans cet entretien, sont évoqués tout particulièrement son approche de la photographie et du cinéma ainsi que ses projets au sein de rn7.

Auteurs :
Anne-Lore Mesnage/Q+E

Q+E : Comment est né ce projet d’exposition commune « Territoires du cinématographe » ?

AL M – En 2019, Frédéric Lecloux a obtenu une commande de la part de la Maison de l’Image d’Aubenas. Malgré le contexte de pandémie, il s’est rendu sur tous les lieux de projections, de médiations, les festivals et les rencontres cinématographiques en Ardèche. Un an après, l’association Les Ecrans a souhaité prolonger cette résidence en Drôme. C’est alors que Frédéric m’a sollicitée pour l’accompagner. J’ai choisi de proposer ma vision du cinéma en retournant sur les lieux de tournage dans la Drôme. J’ai rapidement été confrontée à la difficulté de trouver les films, ne pouvant les visionner dans de bonnes conditions car certains étaient sur des supports anciens, incompatibles avec mon matériel. Grâce à cette expérience technique, j’ai pris le temps de me questionner sur la façon dont on regarde les films aujourd’hui, avant même de me rendre sur les lieux de tournage. J’ai commencé par réaliser des photogrammes des lieux que je reconnaissais. Le rendu fut étonnant tant mon écran d’ordinateur laissait apparaître mille reflets ; quant à mon appareil photo de poche, il interprétait volontiers les couleurs qui n’avaient plus rien à voir avec la réalité. J’en suis venue à la conclusion que le cinéma met à disposition des réalisateurs des moyens conséquents et je constatais avec ma pauvre pratique de spectatrice à la maison que la majorité du public se retrouve à visionner les films dans de pauvres conditions et avec des moyens médiocres. Mais je n’ai pas eu envie d’en rester là…
Avec l’aide d’associations de repérage ou encore grâce à des sites de cinéphiles qui répertorient les lieux de manière participative, j’ai choisi de découvrir la Drôme cinématographique. J’ai volontairement cherché à me détacher de l’approche des réalisateurs en me demandant simplement ce que je vois en tant que photographe. J’en suis vite venue à la conclusion que sans les acteurs et sans les scénarios, le lieu devenait presque nu, du moins était-il souvent d’une grande banalité à mes yeux.

Q+E : Comment est organisée l’exposition dans les espaces de Lux ?

AL M – Dans un premier espace, sont exposées essentiellement les photos en couleur de Frédéric avec une très grande image du cinéma abandonné Le Mistral (ill. 1). C’est un clin d’œil, car Le Mistral se trouve en fait de l’autre côté de ce même mur. A côté, une mosaïque de photographies montre des façades de cinémas actifs, en péril ou en construction et des salles avec leurs fauteuils colorés essentiellement vides. Dans le couloir qui mène à la salle de cinéma, sont exposées les séances de projection en plein air, avec cette fois, des spectateurs.
Au premier étage, je présente la série « Riens du tout » : une frise chronologique regroupant 68 films réalisés dans la Drôme, leurs synopsis, et une sélection d’une vingtaine de photographies en noir et blanc des lieux parmi ceux que j’ai répertoriés le long des 5000 km parcourus à travers la Drôme pour ce projet (ill. 2, 3). Au dernier étage, deux courtes séries (*) sont présentées : « La Crise », une projection de mes photogrammes, et « La Tête haute » une forme courte qui questionne la manière dont travaille notre mémoire à travers les titres des films. J’ai imprimé des affiches de films, en leur ôtant l’image commerciale, ne laissant apparaître que la typographie de l’affiche. Puis j’ai ajouté une toute petite photo du lieu de tournage en lien ; ce dispositif souligne le cheminement poétique dans notre cerveau. Ce vide qu’on doit combler m’intéresse particulièrement et renvoie aux recherches en neurosciences, notamment à celles de Lionel Naccache qu’il exprime dans son ouvrage Le Cinéma intérieur. Projection privée au cœur de la conscience où il explore les liens entre notre cerveau et notre perception du monde, entre le cinéma et la photographie et notre capacité à reconstituer en continu les parties manquantes.

Q+E : Avez-vous trouvé ce que vous recherchiez dans ces lieux ? Restituent-ils la singularité des espaces géographiques de chacun des films ? Que racontent-ils par rapport au film ?

AL M – En me rendant sur ces lieux de tournage, j’étais systématiquement déçue, j’ai parfois dû y retourner plusieurs fois : je ne retrouvais plus le mouvement, les acteurs étaient absents, il me manquait clairement la fiction. Aussi je ne suis pas dans une approche mathématique, je ne suis ni cinéphile, ni une fétichiste à la recherche exacte du lieu choisi par le réalisateur et foulé par tel acteur. Par exemple avec Les Valseuses (ill. 4), j’ai préféré ne pas me rendre sur ce qu’il reste de la « Boîte à tifs » que tout le monde a en tête à Valence. Mon attention s’est tournée vers les lotissements que l’on peut découvrir dans la première scène avec Gérard Depardieu et Patrick Dewaere poussant le caddie. Il y a une différence entre ce que voit le réalisateur dans le mouvement et dans l’approche du lieu et le photographe dans la construction statique du cadre. Ce qui prime, c’est avant tout ma relation à ce lieu. Et si je n’ai pas pu voir le film pour des raisons techniques, alors j’établis des liens entre le titre du film, le scénario et mon ressenti. C’est une forme poétique qui naît de cette rencontre. Cela devient mon histoire, mon rapport narratif propre à ce lieu (ill. 5).
4 – A-L. Mesnage, Les Valseuses, Bertrand Blier, 1974, Valence , photographie NB, 2022 © A-L. Mesnage
5 – A-L. Mesnage, Les Âmes fortes, Raoul Ruiz, 2001, Comps , photographie NB, 2022 © A-L. Mesnage

Q+E – Qu’apporte la photographie de particulier ? est-elle un document ? une archive ?

AL M – La question du document et de l’archive est essentielle pour moi, mais dans ce projet, je ne sais pas encore réellement quel est le statut des photographies que j’ai pu produire. La réalité, c’est que les archives de ces lieux de tournage existent déjà dans les disques durs des repéreurs, elles ont été faites dans un but précis, un but qui n’était pas artistique, mais qui sert la création. Ils ont fait confiance à leur regard suivant les besoins et recommandations des réalisateurs. Je dirais que pour donner un statut à une image, tout dépend de l’intention de son producteur.
En revanche, il est clair que le lieu, lui, peut endosser un autre statut grâce au cinéma, statut qui est encore renforcé par mon acte photographique. Si ce lieu était quelconque, le cadrage, le procédé systématique de prise de vue et l’organisation en série, lui confèrent une nouvelle dimension. Le lieu fait dorénavant partie d’un ensemble cohérent, ordonné selon mes critères. Ce qui m’intéresse, c’est que l’outil de décor – qui a été méticuleusement choisi souvent pour sa banalité (un bon décor est très certainement un décor invisible) – prenne de l’importance et franchisse à sa manière la question patrimoniale. Et puis il y a ces lieux de tournage qui sont déjà des lieux patrimoniaux en soi (le château de Grignan par exemple dans Les Âmes fortes (ill. 6), et dans ce type de lieux, il est très difficile de sortir de la citation au réalisateur, ou de la citation du lieu même déjà très chargé en soi, et par les multiples iconographies auxquelles il répond déjà.

6 – A-L. Mesnage, Les âmes fortes, Raoul Riuz, 2001, Grignan, photographie NB, 2021 © A-L. Mesnage

Q+E – L’opposition photographie / cinéma est souvent exprimée : immobilité / mouvement, instant / durée … Pour vous, existe-t-il des transversalités entre les deux ? 

AL M – Nombreux sont les photographes à revendiquer le cinéma comme source d’inspiration. Pour moi, ce n’est pas si clair. J’ai un peu étudié le cinéma, pas longtemps. Il y a sûrement une persistance rétinienne qui date de cette période, mais ce n’est pas si conscient à ce jour.
Les deux formes sont pourtant intimement liées, c’est indéniable. Si la photographie est à l’origine du cinéma, elle pourrait aussi se libérer de cette aliénation, car la photographie a tant à dire autrement que par le prisme du cinéma. Cependant, forcé de constater que la photographie est la grande perdante entre les deux médiums. Le cinéma a recours à des outils beaucoup plus complets : le son, le mouvement… La photo n’a qu’une certitude sur laquelle se baser : son cadre… et c’est avec lui que j’ai joué pour le projet présenté à Lux (ill. 7, 8).
Là où la photographie gagne peut-être, c’est dans sa façon de rendre le spectateur beaucoup plus actif, en le sollicitant d’autant plus qu’il doit se poser les questions que par ailleurs le cinéma, sur un même sujet, peut donner par le biais du son, du mouvement et bien d’autres moyens.
Mais vous l’aurez compris, je reste photographe, malgré l’excuse du sujet de ce projet. Le cinéma n’est qu’un sujet, un prétexte pour parler de mon médium de prédilection !

7 – A-L. Mesnage, Le fils de l’épicier, Eric Guirado, 2007, photographie NB, 2022 © A-L. Mesnage
8 – A-L. Mesnage, Riens du tout, Cédric Klapisch, 1992, Valence, photographie NB, 2022 © A-L. Mesnage

Q+E – Comment cette série photographique s’inscrit-elle dans l’ensemble de votre travail personnel ? Que vous a apporté cette expérience ?

AL M – Ce travail est radicalement différent de ce que j’ai fait jusqu’à présent bien qu’il ait quelques correspondances avec un travail réalisé sur les lieux de mon enfance en Normandie. Je qualifierais ce projet comme le début d’un nouveau chapitre. C’est à cela que servent les résidences, à entrer sur de nouveaux territoires de création.

Q+E – Parallèlement à votre profession de photographe, vous conduisez différents projets au sein de rn7 que vous avez fondé au sud de la Drôme en 2019. Quelles sont les actions menées au sein de rn7 ? 

, 10)AL-M – J’aime être photographe mais j’aime aussi vivre la photographie par procuration. Les autres m’apprennent beaucoup. L’idée de créer la structure rn7 en 2019 repose sur l’envie de faire quelque chose ici, dans la Drôme autour de la photographie d’auteur. Avec la résidence Les nouvelles oubliées qui a permis à rn7 de voir le jour, j’invite des photographes à explorer leurs archives photographiques, et à replacer ce nouveau corpus photographique révélé des décennies plus tard dans leur démarche d’aujourd’hui. Ont été invités Frédéric Lecloux, Alain Willaume, Bertrand Meunier, Mugur Varzariu. Et en 2022, rn7 a invité Louise Honée lors d’une résidence de création dans les Hautes-Alpes, d’autres résidences de ce type sont programmées pour 2023 et 2024.

Les projets évoluent vite et de nouvelles pratiques se mettent en place à travers des workshops, des publications, des expositions, des projets de scénographies aussi… Je me suis formée à la scénographie d’exposition à l’occasion de l’exposition d’Alain Willaume (ill. 9, 10) à Lux il y a deux ans, j’ai sélectionné avec lui ses archives, les ai organisées avec beaucoup de plaisir dans l’espace labyrinthique de Lux et cette pratique de l’exposition me plaît particulièrement.
Quant à la résidence Les Nouvelles oubliées, et le projet d’encourager et d’accompagner les photographes à travailler sur la mise en ordre et la conservation de leurs archives, ce n’est pas aussi évident à mettre en place que ce que j’avais imaginé, mais c’est passionnant. Les photographes ne sont pas tous attachés à cette question patrimoniale, du moins pas tous de la même manière. Certains photographes y voient une manière de sacraliser leurs archives, et cela peut faire peur d’avoir le sentiment de graver son travail dans le marbre.
Ma problématique actuelle est de trouver des femmes qui veuillent bien travailler sur leurs archives. Les femmes avec qui j’ai pu évoquer cette résidence ne se sentent pas prêtes, ou alors peut-être sont-elles déjà très organisées sur cette question ? Quelle que soit la réponse, je me demande à quel moment nous pourrons construire une histoire de la photographie au féminin…
Parmi les autres projets en cours initiés par rn7, il y a celui avec la Maison de la Tour à Valaurie qui porte sur la rencontre de la photographie avec les sciences sociales. Deux photographes, un homme et une femme, et une chercheuse en sciences sociales seront en résidence pour travailler sur les mêmes questions, mais chacun avec ses méthodes d’enquête.
Il y a aussi le projet L’Envers du monde, une ʺcaravane camera obscura itinéranteʺ (ill.11) qui consiste à inviter les habitants à entrer littéralement à l’intérieur d’un appareil photo et à produire et développer des photographies argentiques aux formats monumentaux. C’est un projet que je mène en duo avec Charles De Borggraef.
Les projets ne manquent pas et d’autres expositions sont en cours de préparation sur le territoire de la Drôme et ailleurs…

9 – Exposition d’Alain Willaume à Lux, 2022 © A-L. Mesnage
10 – Exposition d’Alain Willaume à Lux, 2022 © A-L. Mesnage
11 – L’Envers du monde, Poste-ferroviaire de Portes-les-Valence @ A-L. Mesnage et C. De Borggraef