Malgré la transformation numérique qui tendrait à nier la matérialité de l’œuvre et à la réduire à une image, l’actualité artistique et esthétique récente met en lumière des pratiques et des réflexions sur ces questions, telle l’exposition « Épreuves de la matière » à la BNF qui « met la matière à l’épreuve de la photographie et la photographie à l’épreuve de la matière » (*), tel le 36e congrès du CIHA (*) « Matière. Matérialité » dont l’intention est de sortir de « l’opposition durable » entre théorie et pratique, art et artisanat, idée et matière. Ou telle la Biennale Art 2024 de Venise, « Etrangers partout », qui montre l’éclatement des hiérarchies entre art contemporain et artisanat traditionnel, et dévoile la créativité du monde de la main à travers différentes cultures.

Le propos de ce numéro 2 s’appuie entre autres sur l’approche de l’historien et anthropologue Christian Jacob développée dans les Lieux du savoir, deux publications qu’il a dirigées. L’une, Espaces et communautés (*), interroge comment les savoirs en viennent à faire lieu et à faire corps. L’autre, Les mains de l’intellect, pose « l’hypothèse que les savoir-faire jouent un rôle essentiel dans la production, la diffusion et la transmission des savoirs, et que, loin de constituer un à-côté anecdotique, ils en sont un principe d’intelligibilité autant que d’historicisation, car ils en déterminent la forme, les contenus et les effets » (*). Approche que Christian Jacob a synthétisée au cours de son intervention dans le séminaire « Matière à penser » qui « est aussi bien l’œuvre, le matériau, le lieu et le moment que la pratique et le geste, tant du côté du créateur que de celui du récepteur » (*).

Les huit entretiens, au-delà de la diversité des démarches, donnent à voir et à comprendre le cheminement de la pensée et de l’acte de création, comment la matière intervient et agit elle-même, comment la lumière, le temps ou la nature deviennent des « matières » à créer. En outre, sont explorées les frontières entre art et artisanat, conception et fabrication, savoir-faire traditionnel et innovation contemporaine. Sont également dévoilés les lieux de travail où la plupart des entretiens ont été réalisés, car si la pensée est un atelier comme le définit Christian Jacob, le lieu où l’on conçoit et où l’on pratique influe sur la manière de penser et de créer.

Avec Ann Veronica Janssens, la lumière devient « matière » et modifie la perception de l’espace de la chapelle Saint-Vincent à Grignan. Elle évolue au fil des saisons et de la journée grâce à la présence colorée de quatre monolithes en verre massif insérés dans les baies : une œuvre entre picturalité et sculpture, une invitation à la contemplation et au recueillement.

Marion Saxod et Charles Guerlain puisent leurs sources dans la nature : formes, odeurs, matières, milieux… C’est à partir de graines et de fruits de plantes pyrophytes qu’ils imaginent Garde-temps, associant matériau traditionnel – grès chamottés – et technologie – logiciel d’impression et imprimante 3D – et conjuguant expérimentation et réflexion écologique.

Pour Mathilde Papapietro, son environnement, notamment le vallon d’Alyssas, est avant tout un espace d’immersion et de ressources dont elle prend soin, d’observation du paysage et d’appropriation délicate des éléments naturels. Feuilles, vrilles, traces… deviennent les matériaux composant ses intemporelles sculptures, installations et estampes.

Les éco-créations de Stéphanie Cailleau donnent à voir l’interaction entre le geste artistique et le processus de biodégradation naturelle, l’action humaine et le pouvoir du vivant, la maîtrise et le laisser-faire, à travers des matières textiles récupérées, dégradées, reprises, transformées, installées dans la nature ou des espaces intérieurs.

Après la photographie, Aude Lavenant a choisi la terre comme médium de prédilection et l’usage de l’imprimante 3D comme outil quotidien. Indéfiniment, elle explore les formes et les textures et cherche à repousser les limites de la machine et de la céramique traditionnelle en jouant avec l’élévation et l’affaissement, le défini et le hasard, le contrôle et l’accidentel.

Fidèle à la terre, Julia Huteau développe des recherches au sein desquelles transparaît une dualité entre le brut et le soigné, le spontané du geste et la maîtrise technique, le virtuel et le matériel. Avec Luminance, elle aspire à rendre visible le temps grâce à une forme extrudée « qui se déplie comme un paysage » et au mouvement de la lumière qui semble l’étirer dans l’espace.

A partir de l’utilisation de moules anciens, Gretel Weyer s’empare de la question du modèle et du détournement de son usage et de ses motifs. Dans une confrontation avec le matériau, la porcelaine qui a sa propre autonomie et « mémorise tout », elle métamorphose chaque modèle en œuvre extraordinaire, entrelaçant des mondes minéral, végétal ou animal.

Pour Hervé Di Rosa, il s’agit de se nourrir des cultures autres qu’occidentales, de redonner de la liberté à la matière et de prendre en compte la main de l’autre avec ses techniques ancestrales tout en se les appropriant grâce à un langage contemporain. Tissage, céramique, peinture ou sculpture permettent cet « échange de savoir et de savoir-faire » interculturel.