Le 8 Fablab,

la fabrication « en nuage »

Le 8 Fablab situé à Crest a fêté ses 10 ans le 15 mars 2025. C’est l’occasion de découvrir ce qu’est un Fablab, son rôle auprès des jeunes et des adultes sur un territoire, de la sensibilisation aux innovations et aux enjeux du numérique à la formation professionnelle, dans un contexte où de nouveaux métiers voient le jour et où de nombreuses questions environnementales, sociales et économiques se posent. Son actuelle directrice, Caroline Naillet, met en lumière l’origine et les missions des Fablabs dont le 8 Fablab, le mode de fonctionnement innovant tout en révélant son propre parcours.

Auteure:
Chrystèle Burgard

Entretien avec Caroline Naillet
26 /02/2025 à Crest

Q+E– Comment définir un Fablab ? Quel est l’origine et quelles sont ses missions ?

Caroline Naillet – Le Fablab est la contraction de FABrication et LABoratoire ; le principe de base est né à la fin des années 1990 au MIT (*) aux Etats-Unis, où un enseignant, Neil Gershenfeld, souhaitait rendre accessibles à ses étudiants des machines, qui se trouvaient plutôt dans le monde industriel, pour les utiliser dans le cadre de prototypages, de recherches, de fabrications. Vu le succès, le principe du faire par soi-même s’est ensuite développé de manière plus large.
Il y a une charte des Fablabs qui spécifie le contenu : c’est un ensemblier de machines à commande numérique et une méthodologie de partage des savoirs et des savoir-faire.
Au 8 Fablab, il y a plusieurs machines : imprimantes 3D (céramique, plastique, bois…), découpeuses laser, fraisage numérique, plotter de découpe … En tout cas l’esprit Fablab, c’est avant tout le partage, l’open source, l’échange, l’interconnaissance… (ill. 1, 2, 3).

1 – Objets fabriqués avec des machines numériques (découpe laser, spirographe…), 2025 © Q+E
2, 3 – Open Lab, atelier de fabrication numérique pour le jeune public, 2025 © Q+E

Q+E – A quelle époque émergent les Fablabs en France ? Qui a pris l’initiative de les créer et quel est leur statut ?

CN – En France les premiers Fablabs émergent dans les années 2010. Parmi les plus anciens, il y a ceux de Grenoble, de Toulouse ; environ 400 Fablabs existent en France. C’est un principe qui est porté par des collectifs de personnes et selon le collectif, les directions vont être différentes. Il y a des petits fablabs qui sont souvent sous forme associative, avec un équipement très léger, une communauté qui se retrouve autour d’un lieu pour faire ensemble mais pas forcément avec une ouverture vers l’extérieur. Il y a aussi des associations plus ouvertes, des collectivités qui peuvent rattacher un Fablab à une médiathèque, à une université ou à une école d’ingénieurs. Enfin il y a des Fablabs sous forme d’entreprise ou de coopérative comme nous bien que cela soit assez rare (il y en a 2 ou 3) et il y a des Fablabs dédiés uniquement aux entreprises (services aux entreprises).

Q+E – Quelle est la différence avec un tiers-lieu ?

CN – Les définitions du tiers-lieu sont nombreuses mais le principal concept est l’espace tiers – la vie citoyenne, la vie publique – entre le personnel et le travail.
Le 8 Fablab est considéré comme un tiers-lieu car une personne qui vient utiliser la découpe laser croise des jeunes qui bricolent : on est sur des rencontres de publics dans des espaces-temps qui sont entre le personnel, le privé et le travail.

Q+E – Quand a été créé le 8 Fablab à Crest, par qui et pour qui, et a-t-il une spécificité ou des spécificités ?

CN – Le 8 Fablab a ouvert en 2014 et fait partie des plus anciens. Il a été créé par quatre personnes : François Bouis, Carole Thourigny, Bertrand Vignau-Lous et Frédéric Bise du Pôle Numérique devenu le Moulin digital. Il a été mis en place à la suite d’un appel à projets lancé par l’Etat pour développer des Fablabs existants, ou pour en créer de nouveaux grâce à de gros financements. Actuellement il est composé de neuf salariés : six au 8 Fablab à Crest, trois à la FabUnit à Eurre. Il s’adresse à de nombreux utilisateurs, jeunes ou adultes, amateurs ou professionnels : des bricoleurs aux entrepreneurs, des designers aux artistes, des électroniciens aux roboticiens.
Le 8 Fablab a plusieurs spécificités : il est tout d’abord situé dans un milieu semi-rural alors que la majorité est en milieu urbain. Dès le départ, il a développé des projets assez ambitieux avec des équipements très innovants comme la Mega 3D avec l’impression 3D très grand format, puis l’imprimante 3D terre grand format. C’est aussi une SCIC (Société coopérative d’intérêt collectif) avec un projet entrepreneurial et une dimension territoriale, c’est-à-dire au service du territoire et en coopération avec beaucoup de partenaires sur des sujets très différents, de la mobilité à l’accompagnement des jeunes, de l’économie circulaire aux métiers d’art, etc. (ill. 4, 5, 6).
C’est aussi un organisme de formation professionnelle, ce qui était assez rare jusqu’à présent.
Aujourd’hui, il est reconnu nationalement : des fablabs nous appellent pour avoir des conseils et il est aussi un lieu de ressources.

4 – Affiches sur l’économie circulaire © R. Chambaud
5 – Objets fabriqués au 8 Fablab © Q+E
6 – Atelier réparation © 8Fablab

Q+E – Quel est le principe d’une Société coopérative d’intérêt collectif, quel est son intérêt et comment fonctionne-t-elle ?

CN – Le principe de la coopérative est plus intéressant qu’une entreprise traditionnelle avec un capital qui se répartit sur des individus alors que dans une SCIC, le capital est partagé pour un projet et il y a un mode de fonctionnement et de pilotage entre des usagers, des salariés, des bénévoles et des partenaires financiers.
Le 8 Fablab comprend 87 sociétaires (*) : individus, salariés du 8 Fablab, entreprises, associations, collectivités…, et est composé d’un conseil d’administration de 18 membres, présidé aujourd’hui par Philippe Remeniéras.
Créée en France en 2001, la SCIC a un cadre juridique récent et des statuts intéressants mais peu connus. Pourtant une SCIC reste un projet entrepreneuriale – même si elle est d’intérêt collectif – dans lequel les personnes ont pris des parts sociales pour contribuer à un projet. C’est différent d’une association et il serait important de mieux mobiliser, d’acculturer sur le fait que c’est une coopérative – initiative qui pourrait être portée par les sociétaires ou la direction.
Pour réfléchir à ces questions et partager des problématiques communes, on a lancé en novembre 2024, un groupement des SCIC de la vallée de la Drôme, notamment avec DWATTS. On a aussi l’appui de l’URSCOP, union régionale qui fédère et conseille les entreprises coopératives (SCOP, SCIC) sur le territoire Auvergne-Rhône-Alpes. Elle organise des temps d’échanges sur des questions importantes, comme dernièrement à Valence : « comment arriver à un modèle économique stable sans s’éloigner de son objet social ? ».

Q+E – Comment as-tu découvert le 8 Fablab ? Quelles étaient tes premières fonctions et comment as-tu évolué ?

CN – Comme graphiste, j’ai découvert le 8 Fablab fin 2015 en voulant faire une carte de vœux pour mes clients et utiliser la découpeuse laser qui m’attirait. En voyant les synergies créées entre différents savoir-faire pour régler des questions techniques que je rencontrais, j’ai eu envie de travailler dans ce lieu. Comme le 8 Fablab ouvrait un espace de coworking (ill. 7, 8), j’ai pris un bureau comme indépendante et proposé de m’impliquer sur l’animation du coworking, d’aider au premier Hackathon. Puis je suis devenue chef de projet et chargée de développer la formation professionnelle, et en 2022 directrice, après Maryline Chasles et Carole Thourigny, la première directrice. En mars, je laisse ma place à trois salariés du 8 Fablab qui vont partager la direction et redonner une dynamique et moi je pars vers de nouvelles aventures.

7, 8 – Espace de coworking et cabine téléphonique, 2025 © Q+E

Q+E – Quels projets as-tu le plus développé ou apprécié pendant ces années ? Et avec quels partenaires ces projets ont-ils été montés ?

CN – J’ai passé deux ans à mettre en place des outils de pilotage pour mieux suivre l’activité, à restructurer le fonctionnement car on était en situation de crise. Comme la situation s’améliorait, j’ai pu revenir au développement de la formation professionnelle, notamment autour de la réparation au sein du 8 Fablab et sur le territoire (sensibilisation auprès des jeunes, des adultes, formation professionnelle, etc.). On a créé un format « Mission réparation », un atelier de 2 heures qui permet, à travers le « faire », de sensibiliser à la réparation. On le fait beaucoup pour les collèges avec l’aide du Département de la Drôme et on commence à le faire pour les adultes. On a aussi fait de l’accompagnement pour la mise en place d’ateliers réparation pour les maisons de quartier de Romans, et on aimerait les proposer aux entreprises.
Il y a tout le volet Formation : celui dans le cadre d’un appel à projet lancé par la Région Auvergne-Rhône-Alpes ; celui avec le réseau français des Fablabs sur la découverte des métiers de la réparation pour les jeunes, financée par la Fondation Orange.
Il y a beaucoup de projets qui sont en train de se monter sur la sensibilisation à l’économie circulaire, la transition écologique, etc. – ce qui intéresse particulièrement le réseau des « valoristes » : ressourcerie, recyclerie, réemploi….

Q+E – Un Fablab, a-t-il vocation à faire de la production ?

CN – Chaque Fablab a un son propre projet et n’a pas vocation à faire de la production. Si le 8 Fablab a été amené à créer la Fab Unit, c’est qu’il a été sollicité au départ par la Communauté de Communes du Val de Drôme-CCVD autour de la mobilité afin de réduire le nombre de voitures dans les foyers et d’offrir un service sur la vallée de la Drôme. On a fabriqué des prototypes de bornes pour informer les personnes des possibilités de covoiturage. Mais il fallait faire de nombreuses bornes pour couvrir le territoire de la CCVD et personne sur le territoire ne pouvait fabriquer à petite échelle. Et côté du 8 Fablab, la bonne échelle est le prototypage et la micro-série mais pas la moyenne série. Se sont alors posées les questions : quelle structure et quelle ressource dans un souci d’économie circulaire ? Le plastique s’est imposé sur le territoire, d’où l’idée de créer une unité de production à Eurre, la Fab Unit, pouvant répondre à de la production d’objets en moyennes séries (ill. 9, 10, 11).

9, 10 – FabUnit, Eurre, 2022 © R. Chambaud
11 – Borne interactive donnant des informations sur les transports pour les usagers, Ecosite d’Eurre, 2019 © 8Fablab

Q+E – Cependant, se pose la question des ressources financières ?

CN – Au 8 Fablab, le modèle économique a toujours été questionné : entre la brique coworking, la brique unité de production, la brique formation professionnelle, la brique médiation à la fabrication numérique, etc. on arrive à faire que le modèle économique tienne, cependant notre cœur de métier qui est la mise à disposition de machines à commande numérique est déficitaire. Les prix de location devraient être plus élevés mais ça deviendrait inaccessible pour les usagers.

Q+E – La mise en place de l’imprimante 3D Terre, est-elle partie d’un besoin du territoire drômois où la céramique a une longue tradition ?

CN – C’est parti non pas d’un besoin mais d’un collectif de plusieurs personnes qui étaient intéressées par l’impression 3D Terre, qui gravitaient autour du 8 Fablab et ont découvert l’imprimante d’Olivier Van Herpt, designer hollandais. Ce collectif a acheté l’imprimante et le four pour les mettre à disposition du 8 Fablab – ce qui a permis de développer des projets sur le territoire, notamment le projet 3D•3TERRES animé avec Cap Rural dont l’objectif était d’étudier l’évolution de la céramique et l’impact des nouvelles technologies sur les métiers d’art et ses conséquences sur le développement local.
Aujourd’hui, l’utilisation de l’imprimante 3D Terre au 8 Fablab est irrégulière et se fait par réseau grâce à notre réputation et à notre expertise dans le domaine de la création de fichiers et à notre accompagnement (ill. 12, 13).

12 – Création d’une céramique par Nysa avec l’imprimante 3D, 2022 © Nysa
13 – Ensemble de céramiques créées avec l’imprimante 3D du 8 Fablab, 2023 © Q+E

Q+E – Quelles sont les priorités du 8 Fablab dans les années à venir ?

CN – Il s’agit de continuer à développer nos actions de médiation et d’ouvrir des partenariats sur la formation professionnelle pour les jeunes, de monter des projets avec des partenaires dès le départ et ne plus aller seul sur des appels à projet afin de viser des projets avec des financements plus importants. Nous souhaitons aussi augmenter la fréquentation du lieu pour les adultes en proposant de nouveaux formats. Une des grandes priorités est aussi de développer la commercialisation des produits de la Fab Unit

Q+E – Quel est le contenu du 10e anniversaire du 8 Fablab ?

CN – Le 8 Fablab propose samedi 15 mars d’ouvrir ses portes pour découvrir des productions 
réalisées grâce aux machines numériques par une vingtaine de designers, céramistes, créateurs de jeux, d’œuvres… et pour les rencontrer et échanger sur leur pratique. Ce sera aussi l’occasion de découvrir les activités proposées toute l’année au public pour rendre accessible la fabrication numérique et transformer nos façons de consommer et de produire sur le territoire. Enfin une soirée festive est prévue au café Central Vapeur avec loto, karaoké, tournoi de Street fighters, surprises…