© Photo R. Chambaud
Des matériaux naturels et composites comme médium, en perpétuelle mutation, les créations de Stéphanie Cailleau questionnent le rôle de l’artiste et la pérennité de l’œuvre, bousculent les seuils entre humain et non-humain, domestique et sauvage, fini et inachevé.
Ses installations organiques, composées de fibres, tissus, dentelles entremêlés de terre, racines ou mousses, s’inscrivent dans un processus évolutif spatial et temporel. Sensible aux troubles écologiques, au gaspillage ou à la place du vivant, la plasticienne installée à Die partage les préoccupations esthétiques et éthiques des mouvements nés dans les années 1960/70 tels l’art écologique, l’art environnemental ou l’éco-art, qui sont aujourd’hui d’une indéniable actualité. L’exposition Sortie de terre (*) sera l’occasion de découvrir ses fragiles et étonnantes éco-créations.
Entretien avec
Stéphanie Cailleau,
Die, le 10/01/2024
Stéphanie Cailleau : J’ai commencé par des études à l’École Supérieure des Arts Appliqués et du Textile à Roubaix axées sur les matières, les couleurs, les motifs ; puis j’ai complété ma formation à l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs à Paris en section design vêtement afin de plus travailler sur le volume et de m’orienter vers une approche du vêtement plus plasticienne, grâce à la présence de l’artiste anglaise Lucy Orta. A la fin de cette formation, j’ai bénéficié d’une bourse de cinq mois en design textile au National Institute of Design d’Ahmedabad en Inde, particulièrement riche dans le domaine textile. Les étudiants travaillent directement dans les villages avec les artisans qui ont gardé les traditions. J’ai découvert la teinture végétale qui a toujours été pratiquée dans ce pays, la broderie et des points particuliers que j’ai appris auprès de femmes indiennes. J’ai finalisé mon séjour par un projet associant teinture et broderie.
SC – Dans les années 2000, le feutre fabriqué à partir de poils de mouton était un matériau peu utilisé en France. Je l’ai découvert en voyant un sac et un chapeau en feutre de laine artisanal ramenés du Maroc par une amie. Aux Arts Déco, une enseignante nous apprenait à tirer les cloches en feutre sur un moule, puis, à ma demande, elle nous a appris à fabriquer nous-même le feutre, matière qu’on peut travailler sans couture : c’est un tissu, enfin plutôt un non-tissé qu’on travaille comme une pâte. Il y a une part de hasard dans cette matière qui rétrécit ; le poil de laine est composé d’écailles qui s’ouvrent lors d’un choc thermique et d’un changement de PH, et avec le frottement les fibres s’emmêlent. C’est le plus ancien procédé textile, ne nécessitant ni aiguille, ni métier à tisser.
J’apprécie le rapport directe à la matière, la relation à l’agriculture, l’allusion à l’animal, au cocon avec ces enchevêtrements de fibres qu’on trouve dans la nature, le sauvage… On part d’une matière brute, et en une action, on la transforme en une forme finie.
J’ai repéré des vêtements avec des motifs végétaux. Les imprimés de fleurs donnaient une vision d’une nature luxuriante alors qu’ils se retrouvaient là dans cette masse de déchets polluants. Après différentes expérimentations à partir de ces vêtements, j’ai décidé d’enlever les motifs de fleurs en les découpant avec de petits ciseaux et en laissant le fond ; dans les vides créés, je composais une dentelle à la machine à coudre pour combler les espaces. Au fil de diverses expérimentations, j’ai découvert que les micro-organismes du sol pouvaient faire ce travail à ma place ! A présent j’enterre donc les tissus et laisse les bactéries, champignons et micro-insectes décomposer les fibres de coton, tandis que les trames des coutures en fil de polyester restent intactes. Les vêtements retournent à la terre et le fait de les enterrer évoque également notre rapport à la mort.
J’ai continué mes expérimentations en faisant pousser des racines de blé à travers ces dentelles créant une trame aléatoire qui maintient une couche de terre sur le vêtement.
Cela crée un lien avec le sol ; le haut de la robe est normal et plus on va vers le bas, plus la surface devient couverte de racines, terreuse. J’implante aussi des mousses pour qu’il y ait une part de vivant.
Au départ, j’utilisais des textiles récupérés essentiellement avec des motifs végétaux qui s’avéraient être surtout des vêtements de femmes. Pour l’installation Sortie de terre, comme les formes doivent partir du sol, les robes sont les formes les plus appropriées. Le choix des blouses, portées encore aujourd’hui dans certains milieux, témoigne d’une présence féminine indéniable. Je fais actuellement des essais sur des manches qui toucheraient le sol et donneraient une dimension plus habitée.
Ma démarche s’inscrit dans la prise de conscience des dégâts écologiques causés par la surconsommation, de l’empreinte de l’humain, de l’absurdité de la production de masse et de la quantité de déchets qu’elle génère. Mon travail cherche non pas à dénoncer mais à redonner une place à l’humain dans le cycle du vivant, du sens à la relation homme et nature.
Les créations avec les vêtements textiles sont trop fragiles pour être présentées à l’extérieur. Je dois les exposer à l’intérieur tout en ayant besoin de la présence du vivant ; je ramène l’extérieur à l’intérieur en mettant de la terre au sol. Je cherche actuellement à introduire encore plus de vivant en expérimentant l’implantation d’autres végétaux que les mousses. Cela peut demander un éclairage horticole et un système d’irrigation, c’est en cours de réflexion…
Dessins et matériel dans l’atelier de Stéphanie Cailleau à Die © RC