Avec quatre monolithes de verre monochromes, conçus comme des sculptures, l’artiste Ann Veronica Janssens transforme l’intérieur de la chapelle Saint-Vincent de Grignan avec une lumière naturelle sans cesse mouvante. Inaugurée en 2013, cette œuvre, objet d’une commande publique de la Ville de Grignan et du Ministère de la Culture et de la Communication , déplie le temps, invite à la contemplation et sublime l’architecture dans une approche poétique et singulière de la lumière.
Auteure :
Chantal Burgard
Entretien avec
Ann Veronica Janssens
Une expérience poétique de la lumière
Dédiée aux cérémonies funéraires, la chapelle marque l’entrée du cimetière situé à l’ouest en contrebas de la ville. D’origine romane de la fin du XIIe ou du début du XIIIe siècle, avec un chevet pentagonal fruit d’un remaniement plus tardif, elle est inscrite à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques depuis 1926.
Entièrement construite en pierre calcaire, du sol à la toiture de lauzes, la chapelle témoigne d’une tradition romane de simplicité et de sérénité. Elle est composée d’une nef unique de trois travées, voûtée en berceau brisé avec doubleaux prolongés sur les piliers. Ses murs latéraux sont renforcés par des arcs en plein cintre. Une abside semi-circulaire voûtée en cul-de-four prolonge l’édifice. Deux étroites fenêtres et un oculus aux profondes embrasures éclairent la nef. Une petite fenêtre latérale éclaire le chœur légèrement surélevé et son autel.
Les épais monolithes de verre monochromes aux formes épurées s’inscrivent dans les quatre fenêtres. Par projection de la lumière, diffraction et fusion des couleurs, ils colorent délicatement les parois et la voûte, soulignent les embrasures et la modénature des piliers et doubleaux.
Dans sa note d’intention, Ann Veronica Janssens indique que « la proposition pour l’espace de la chapelle aborde la question de la sculpture et de la picturalité par des interventions minimales qui fusionnent au cœur d’un projet global […] Les quatre baies seront chacune incrustées par une lourde surface de verre massif et monochrome. La rosace sera en verre uni ou polychrome. Chaque plaque aura une nuance de couleur différente. Le choix du verre de la fenêtre côté Sud se porte sur un matériau nommé “Ouraline” qui a comme propriété la phosphorescence et donne un éclat subtil et brillant à la couleur ».
A l’extérieur de la chapelle, l’opacité des verres ne laisse pas présager de la délicatesse de la lumière intérieure et de sa mouvance. Impalpable, diaphane à intense , elle transforme l’espace de la chapelle. En y entrant, on s’interroge sur son origine. Masquées par les profondes embrasures, les sources de lumière transforment l’espace intérieur en une « lanterne magique » modulée par l’écoulement du temps, l’heure, les saisons et l’état du ciel. Quitte à effacer la matérialité des vitraux, la réflexion sans cesse en mouvement des couleurs sur les parois renforce l’intériorité de ce lieu, propice à la méditation et au recueillement.
Difficile d’en imaginer toutes les métamorphoses sans y rester un long moment. La chapelle est d’ailleurs ouverte jour et nuit, à la demande de l’artiste.
Un parti fort, sans concession qui en refusant toute fonction décorative ou symbolique, engage un dialogue avec l’architecture, en révèle l’épure.
Une invitation à prendre le temps d’y éprouver poétiquement ou spirituellement la lumière, dans sa temporalité, son caractère « insaisissable ». Selon l’artiste, une » expérience du détachement », qui réactive le sens de cette chapelle peu connue.
Entretien avec Ann Veronica Janssens et Chantal Burgard, jeudi 29 mai 2024
Ann Veronika Janssens – Le maire, Bruno Durieux (*), souhaitait une intervention contemporaine dans cette chapelle qui était dans un triste état. La DRAC a alors soutenu le projet et a consulté deux artistes.
Elle a choisi mon projet dont l’idée s’est imposée spontanément, dans la continuité de mon travail sur le verre et la lumière. Idée que j’ai simplement présentée à l’aide d’une image travaillée par Photoshop.
C’est un projet assez singulier, unique au monde, qui consistait à sceller des monolithes en pâte de verre de 10 à 12 cm d’épaisseur, avec un jour ouvert de l’épaisseur d’un doigt, afin qu’il y ait un échange entre l’intérieur et l’extérieur.
Le jury, très enthousiaste, a choisi ma proposition à condition que soit réalisée une baie d’essai, car il n’y avait alors pas d’expérience sur ce type de propositions. Toutes les questions techniques sont alors arrivées. J’ai alors rencontré des ingénieurs et des spécialistes du verre pour discuter de la meilleure façon d’intégrer ces monolithes dans les murs. Ce long processus de recherche pour la validation du projet puis de la fabrication de recherche des couleurs a duré deux ans.
J’ai d’abord réalisé un premier monolithe qui a été accepté par le collège de la maîtrise d’ouvrage. Puis on est rentré en production pour les trois autres.
AVJ – La chapelle était très grise, plutôt sinistre, ses vitraux sans intérêt. Les travaux de remise en état ont été réalisés par l’entreprise de maçonnerie Fontaine de Saint-Restitut (Drôme) en 2010/2011. J’ai demandé qu’on enlève tout, qu’on épure le contenu de la chapelle, qu’il n’y ait aucun élément narratif. Les murs ont été nettoyés. Les bancs existants ont été conservés et repeints en gris clair, couleur des dalles calcaire du sol et des parois, et que j’ai choisie pour sa réverbération.
AVJ –Je chéris beaucoup la Drôme où je vais régulièrement. Ce fût une chance merveilleuse de réaliser une intervention dans ces paysages qui ont beaucoup d’importance pour moi. Mais dans la continuité de mon travail, c’est en m’appuyant sur les qualités spatiales de la chapelle, son étroitesse, sa voûte, les rares percements, la profondeur de leurs embrasures, que j’ai imaginé que les couleurs des verres offriraient des surfaces colorées mouvantes selon les saisons et l’heure et qui fusionneraient, les monolithes de verre jouant le rôle de projecteurs, de lentilles.
La relation à l’environnement et au paysage s’exerce par l’étroit vide laissé entre les monolithes et les murs ; fente qui laisse passer la lumière, l’air, l’énergie, le son, découpe le paysage.
AVJ – En fait, j’ai souhaité simplement accentuer les propriétés naturelles de la lumière. Le verre, situé à l’est dans le chœur, est rose, couleur de l’aube, chargé d’or et de lumière. Au sud, un vert-jaune phosphorescent très intense au moment du passage du soleil. A l’ouest, un ocre couleur du couchant pour l’oculus. Au nord, un bleu, couleur des moments plus sombres et plus calmes.
Quand vous visitez la chapelle tôt le matin, c’est vraiment le rose qui s’impose, qui « chante » ; quand il fait mauvais, c’est le bleu qui domine. Avec le passage du soleil, le jaune-vert colore la chapelle avec une très forte intensité. Au couchant, une lumière orange baigne la chapelle. Et puis, un petit miracle que sûrement personne n’a vu, au moment de l’apparition de la lumière dans l’oculus au couchant, une 5e couleur, turquoise, apparaît, qui n’existe pas et qui est produite par le cerveau. Elle provient du fin panneau de verre coulé dans un ton gris de la petite porte à droite avant le chœur.
Les verres sont translucides, avec une face sablée extérieure. Dehors, ils apparaissent sombres. Ce que je trouve, intéressant, c’est qu’à travers les embrasures, on voit apparaître les autres couleurs.
AVJ –Je parle toujours de la question de la picturalité mais toujours sous des formes « insaisissables ». « C’est une manière de faire sans y toucher ». J’embrasse les murs par la couleur, la mets en mouvement. Cette picturalité s’inscrit à l’épreuve du temps (*).
Les monolithes ont été réalisés en Tchéquie. Après l’acceptation par les commanditaires du monolithe d’essai, il y a eu un an de mise au point du verre et de recherche sur la couleur. Pour le sud, je voulais un vert/jaune phosphorescent, qui se charge de la lumière du soleil et en augmente le rayonnement.
Le rose est réalisé à partir de particules d’or.
Le chantier © Isabelle Arthuis courtesy Ronny van de Velde
AVJ – Oui, bien sûr, à l’échelle du corps et de l’espace, c’est une véritable expérience. Chaque fois que j’y retourne, je me laisse saisir par l’atmosphère, qui est celle de l’instant. J’ai demandé que cette chapelle reste ouverte en permanence, jour et nuit. Ce fût un projet magnifique avec des conditions de travail très agréables avec tous les collaborateurs.
AVJ – Non et je ne le souhaite pas particulièrement car je pense avoir accompli dans cette chapelle l’aboutissement de ma réflexion.
AVJ – Pour le moment, en collaboration avec la scientifique Maria Boto Ordonez, je travaille à la création d’œuvres à partir de couleurs structurelles. Dans la nature, il y a les pigments et les couleurs structurelles. Les couleurs structurelles correspondent à la manière dont la lumière s’incruste dans les nanostructures pour faire apparaître des couleurs. Je fabrique des nanofilms de mélanine synthétique posés sur du verre. Si on touche la surface , la structure se casse et la couleur s’efface un peu comme lorsque l’on touche une aile de papillon. Il s’agit de propositions d’une extrême fragilité ; c’est cette fragilité qui m’intéresse, qui est pour moi une métaphore existentielle.
Ann Veronica Janssens
Née en 1956 à Folkestone (Royaume-Uni), elle vit à Bruxelles. Lors de son enfance en Afrique, elle observe les espaces habités et « en éprouve la présence à travers les variations atmosphériques et les subtilités d’une lumière volatile dont l’apparition est rythmée par la succession des saisons humides ou sèches, de couchers ou de levers de soleil dont la temporalité dessine l’expérience » (*).
Son matériau de prédilection est la lumière, qu’elle expérimente dans sa mouvance et son immatérialité, avec des interventions minimalistes ou des mises en situation, à travers des espaces ou des matériaux absorbants ou réfléchissants. Elle interroge ainsi la relation du corps à l’espace, dans des sensations d’immersion, à l’épreuve de l’écoulement du temps ou « d’éblouissements, de vertige, d’instabilité visuelle » comme dans ses brouillards expérimentés à l’Institut d’Art Contemporain (IAC) de Villeurbanne.
Depuis 2009, Ann Veronica Janssens et Nathalie Ergino (directrice de l’IAC) ont développé, dans le cadre du projet « Laboratoire Espace Cerveau » à l’IAC, des recherches « à partir du champ artistique […] sur les mécanismes de la perception, qu’il s’agisse de spatialisation, de perte de repères, ou d’états modifiés de la conscience ». Récemment, en 2022, avec l’exposition « Entre le crépuscule et le ciel » au musée d’art contemporain / Collection Lambert à Avignon, son œuvre a été présentée avec une série de sculptures et d’installations « dans lesquelles la lumière s’éprouve sous différents états (capturée, absorbée, transformée, réfléchie » (*).
Remerciements : Marie-Claude Jeune, la Ville de Grignan
Sources
– Ann Veronica Janssens. Chapelle Saint Vincent Grignan, Ed. Ronny Van de Velde, 2013.
– Stéphane Ibars, Ann Veronica Janssens. Entre le crépuscule et le ciel, Catalogue annuel de l’exposition d’été de la Collection Lambert, Ed. Actes Sud, 2022.
– Collection IAC, Villeurbanne
– Laboratoire-cerveau, IAC, Villeurbanne
– « L’œuvre d’Ann Veronica Janssens pour la chapelle Saint-Vincent de Grignan », Narthex, 2013.