Les relations entre les dimensions environnementale et sociale se posent de plus en plus pour les designers qui questionnent le cycle de vie de l’objet et sa valeur d’usage, le sens de l’innovation technologique dans « un milieu de vie menacé par une appropriation marchande […], dépossédé de sa culture, de son savoir-faire, de son savoir-vivre ».
A travers l’entretien avec Isabelle Bourbonnaud, designer d’objets et d’espaces, installée à Crest entre le 8fablab et la Fabunit, sont interrogés la conception du métier, le système de production-consommation, les comportements…et se dessinent des pistes où le savoir-faire et le savoir-être ont toute leur place.

Auteures:
Isabelle Bourbonnaud /Q+E

Q+E – Quelle conception avez-vous du métier de designer d’objets et d’espaces ?

Isabelle Bourbonnaud – J’ai fini par trouver comment résoudre le paradoxe qui m’habitait : d’une part, j’adore créer des objets et notamment jouer avec les formes, les matériaux, les couleurs, etc. Et d’autre part, je vis comme un non-sens d’ajouter des objets aux objets : il y a déjà une telle abondance ! C’est comme ajouter ma voix à une cacophonie générale que j’appellerai la surconsommation. Quel sens alors à créer de nouveaux objets ?
J’ai trouvé ma réponse en mettant l’accent sur trois aspects ; le premier se trouve dans mon intérêt pour l’ethnologie et le rapport qu’entretiennent les sociétés traditionnelles aux objets : au-delà de leur côté utilitaire, les objets du quotidien ont une forte valeur symbolique. Cette symbolique est souvent liée aux cosmogonies, aux représentations du monde, avec des objets associés à des temps forts, des rituels, des fêtes calendaires. Ce qui m’intéresse dans cette dimension symbolique, c’est qu’elle sublime le quotidien.
Le deuxième aspect, c’est le travail du papier – matériau à la fois modeste et merveilleux, léger, extrêmement plastique. Avec le papier, je peux créer des mondes poétiques, joyeux, sensibles et les faire disparaître du jour au lendemain avec un minimum de dommage pour l’environnement. J’y retrouve aussi cette idée de fêtes calendaires, de rythmer le déroulement du temps car c’est un matériau qui se prête bien aux décors événementiels.
Dernier point, je fais le pari que développer sa créativité est un antidote à la consommation. Par exemple comme le papier est un matériau techniquement et économiquement très accessible, je peux inviter les gens à faire eux-mêmes, non seulement en les invitant à reproduire des modèles, mais aussi en leur proposant de développer leur propre imaginaire. Quand on crée, on développe son sens de l’observation, sa curiosité, son ingéniosité, son esprit critique et puis quand on a réalisé quelque chose avec sa tête et ses mains, on retrouve une confiance en soi qui rend beaucoup moins perméable aux injonctions de consommation.

« Une maison poétique », édition, 2024 © I. Bourbonnaud

Q+E – Comment abordez-vous l’aménagement d’espaces ?

IB – J’ai deux objectifs : tout d’abord, soutenir les gens dans l’aménagement de leurs lieux avec leurs goûts, leurs sensibilités tout en respectant ma propre sensibilité. Je reconnais en effet que ça me déprime de dessiner quelque chose qui ne me plait pas.
Et d’autre part, proposer une alternative à l’uniformisation de l’habitat imposée par les cabinets de tendance. Ces derniers disent « cette année, c’est bleu pétrole, gris taupe, rose poudré et le retour des grosses fleurs… » et toutes les grandes enseignes de bricolage ou de mobilier produisent des assises bleu pétrole, des cuisines gris taupe, des papiers peints roses poudrés etc. La plupart des gens sont influencés par les injonctions de la mode, moi comprise.
Face à cela, je me positionne en étant dans une démarche de conseil en interaction avec mes clients, en les aidant à faire le tri entre l’idée qu’ils se font de ce qui « se fait » et les vrais désirs et besoins qu’ils ont, en leur suggérant des solutions spatiales et surtout en leur donnant confiance en leurs propres capacités à résoudre leur aménagement. Il s’agit souvent d’épurer, retirer ce qui ne nous appartient pas pour aller à l’essentiel. Le projet de livre Une maison poétique est né de cette envie de partager ma démarche auprès de tous ceux qui souhaitent que leur habitat leur ressemble et les soutienne dans leur projet de vie.

Q+E – Quelle est la place du low-tech (*), du réemploi, du recyclage, des matériaux naturels ?

IB – Je suis vraiment dans une démarche low-tech : j’aime trouver des solutions les plus simples possibles à mettre en œuvre, entre autre parce que je n’ai pas l’esprit assez « ingénieur » et que j’ai le goût de l’improvisation. Pour ce qui relève de l’architecture intérieure, j’ai pour principe de respecter le plus possible le caractère des architectures, donc d’intervenir le moins possible et toujours dans le sens d’une mise en valeur de l’existant.
Concernant la démarche scénographique, j’utilise des matériaux de récupération, par exemple du carton d’emballage, du plastique recyclé et tout ce qui peut se découper facilement qui se trouverait sur mon chemin. Pour le travail du papier, je préfère le papier neuf. J’utilise des papiers fabriqués dans des moulins traditionnels, du washi acheté à un papetier qui travaille avec la méthode japonaise. Je me suis également formée à la fabrication de papiers à partir de plantes qu’on peut teindre avec des encres végétales comme ceux utilisés pour certaines de mes lampes. Je me répète mais le papier est une matière extraordinaire : à la fois modeste et offrant de nombreuses possibilités.

Différents papiers et expérimentations © R. Chambaud

Q+E – Quel est le processus de fabrication d’une lampe en papier ?

IB – C’est toujours ce même mode de pensée low-tech : comment peut-on créer le maximum d’effet avec le minimum d’effort ? Le principe de la « Lampe coquillage » est simple : je pars d’une feuille de papier sur laquelle sont dessinées des lignes irrégulières pour évoquer un esprit artisanal, puis ces lignes sont découpées avec un cutter et enfin la feuille de papier est mise en volume, enroulée et fixée avec de simples attaches parisiennes ; pour le pied, j’emploie du carton de récupération ou du plastique recyclé, découpé au cutter ou avec les machines de découpe numérique du 8fablab ; on y visse la douille, puis on y emboîte la feuille de papier.
Pour les autres modèles de la lampe « Page blanche », j’expérimente des formes de découpes différentes, j’invente, j’assemble plusieurs feuilles, je découpe, je plie, je peins.

Feuille de papier dépliée pour la « Lampe coquillage » © R. Chambaud
Etapes de fabrication de la « Lampe coquillage » © R. Chambaud

Q+E – Vos créations, s’appuient-elles sur la tradition des papiers découpés chinois ou des origamis japonais ?

IB – Je suis très sensible à l’esthétique japonaise et en général aux cultures asiatiques qui sont très raffinées et qui ont merveilleusement développé les arts du papier. Mais ce qui a déclenché mon intérêt pour le papier découpé a été un petit livre sur les collages et découpages de Hans Christian Andersen. J’y ai découvert un art d’une grande poésie qui mixe force d’expressivité et délicatesse. Il y a eu aussi les découpes des forgerons du Vaudou où j’ai retrouvé ce mélange de puissance, de finesse et une dimensions fantastique. Par la suite je me suis intéressée à l’art du katagami. C’est une technique japonaise de pochoirs qui est utilisée pour l’impression textile. Leurs motifs sont très graphiques et très subtils. Il y aussi les papiers découpés de Matisse à l’inspirante simplicité.

Livres de papiers découpés © R. Chambaud

Q+E – Comment s’élabore chaque création et quelle est la place du dessin ?

IB – Je commence toujours par le dessin ; la forme, le mouvement sont premiers. Au début c’est souvent très confus. Je fais un minuscule croquis, une toute petite maquette, un petit découpage. Et ensuite je développe : j’essaie d’en faire un objet qui a une fonction, de changer d’échelle tout en gardant la force du mouvement, comme cette forme en feutre partie d’entremêlements de racines, de mangroves. La ligne, le volume passent avant la couleur et le matériau.
J’ai aussi une approche plus conceptuelle. Parfois, j’ai une idée très claire qui s’impose. Je n’ai plus qu’à la faire comme le principe de la lampe « Page blanche ».
Je fais beaucoup de croquis que je trie : je jette, je classe pour constituer des classeurs remplis d’idées qui attendent d’être développées.
Et puis, je regarde beaucoup le travail des autres, j’aime découvrir des artistes lors d’expositions…

Q+E – Comment partager et faire connaitre ces savoir-faire, notamment auprès des enfants ?

IB – Je propose des ateliers pour les enfants dans un cadre scolaire ou de loisirs et également pour les adultes. Je conçois mes ateliers de la manière suivante : je réfléchis à une pratique qui permette aux participants de développer leur créativité, d’être en situation d’exploration. Je propose des techniques accessibles, je montre comment on fait, on découpe, on plie. Si c’est nécessaire, on fait des petits exercices préalables. Je pense qu’au démarrage il est nécessaire que les propositions soient facilement réalisables le temps que chacun prenne confiance en soi. Ensuite, on peut se permettre de mettre les personnes en situation de défi. J’imagine toujours le projet une fois abouti. C’est important pour moi que le résultat final soit valorisant, donc esthétique. Cela fait partie du développement d’une confiance en soi.

Q+E – Quels sont vos projets à court et moyen termes ?

IB – Je viens de finir le livre Une maison poétique. Je prévois une signature à la librairie « La balançoire » à Crest pour fêter son lancement dès qu’il sera imprimé. Ce livre est une synthèse de mes idées. J’y invite les lecteurs à se faire confiance. Je fais des propositions pratiques, raconte des anecdotes historiques, propose des réflexions philosophiques… Je développe le côté symbolique, toujours dans cette perspective qu’habiter ne relève pas seulement d’une dimension fonctionnelle et j’ai ajouté des DIY (*) en papier ou en carton qui sont comme des respirations, des espaces de jeu pour activer la partie du cerveau qui s’amuse.
Je crois en effet que pour stimuler la créativité, il faut à la fois retrouver le goût du jeu, et laisser des respirations, des interrogations, un espace vide. La représentation que j’en ai est associée à la peinture de Michel Ange à la Chapelle Sixtine « Dieu créant Adam » : il y a ce fameux vide entre le doigt de Dieu et celui de l’homme. Je crois que c’est dans le vide que toute création se joue, que c’est l’espace vide qui permet à chacun de créer son propre univers.
Je souhaite aussi trouver des partenaires – établissements culturels, collectivités ou entreprises – pour accueillir mes propositions d’ateliers de design et décors, team-building (*), événementiels, scolaires, etc. Actuellement, je démarche en ce sens.
Mi-septembre prochain, je participerai à la France Design Week à Valence.
Et puis, beaucoup d’envies : réaliser un nouveau livre, continuer à mettre au point des objets en papier par exemple à partir de livres déclassés, etc.