Entremêler le sonore et le visuel, « orchestrer le sensible » (*) , faire dialoguer les œuvres avec un lieu patrimonial sans qu’elles soient absorbées sont les intentions premières de Cécile Le Talec lors de son exposition Whirlwindsong au Centre d’art contemporain du château des Adhémar à Montélimar en 2015-16 (*) . Six ans après, l’artiste revient sur ses desseins avec Emma Margiotta qui poursuit sa réflexion (*) sur les expositions d’œuvres contemporaines dans les châteaux, abordée précédemment avec Hélène Lallier dans QUI+EST / N°3 spécial Art contemporain.
Auteures :
Cécile Le Talec / Emma Margiotta
C. L.T. – Je connaissais déjà le château car j’avais vu des expositions collectives d’art contemporain dans les années 2000. En 2014, j’ai fait une exposition personnelle à la galerie Olivier Castaing à Paris et Hélène Lallier l’a visitée. À cette occasion, elle m’a contactée et nous nous sommes rencontrées peu de temps après. Par ailleurs, elle connaissait déjà mon travail depuis de nombreuses années ; elle avait vu mon exposition personnelle au Fonds régional d’art contemporain de Rennes en 1994. Je lui ai présenté mon travail actuel. Puis, à son invitation, je suis allée visiter le château des Adhémar. J’étais très motivée de concevoir un projet d’exposition monographique pour la totalité des espaces qu’Hélène Lallier me proposait.
C. L. T. – Dans les lieux patrimoniaux, il y a forcément beaucoup de contraintes. Ces contraintes, sont aussi une force car nous sommes dans l’exact opposé du white cube (*) d’une galerie ou d’un musée dédié à l’exposition d’œuvres contemporaines. Ces contraintes sont de vrais atouts pour penser une œuvre qui puisse jouer et être en dialogue avec le lieu. L’œuvre ne doit pas non plus se faire complètement absorber par l’architecture. Ce sont des propositions que j’apprécie car elles questionnent l’œuvre dans son rapport avec l’espace qui l’accueille.
C. L. T. – Lors de discussions avec Hélène Lallier, je lui ai proposé des œuvres déjà produites que nous avons regardées et choisies ensemble en fonction des espaces et de la nature des propositions. Nous avions choisi de présenter la tapisserie Panoramique Polyphonique (ill. 4), une architecture tissée (Grand Prix de la Cité Internationale de la Tapisserie d’Aubusson), qui a trouvé son écrin dans la tour du château.
C. L. T. – Cette œuvre était exposée dans la chapelle (ill. 5). C’est une partition écrite en braille. Comme toutes mes œuvres avec une dimension sonore, qu’elles soient silencieuses, sous la forme d’écriture ou visibles, dans le cadre de vidéos, le point commun qui les relie, c’est la question du sonore et du visuel. En d’autres termes, comment est-ce que la musique et le son sont présents dans toutes ces œuvres ? C’est la problématique sur laquelle je travaille depuis des années. Les œuvres interrogent les relations qu’entretiennent la langue, la musique, le territoire et leurs écritures. Concernant le parallèle que vous évoquez, j’y ai pensé et d’ailleurs Phylactère avait pour sous-titre « La voix des anges ». Cette sculpture/partition fait référence à l’histoire de l’art médiévale et à la peinture. Phylactère est une partition écrite en braille sur un ruban de plomb. On ne peut donc pas la toucher, y compris pour les non-voyants. On ne peut pas l’entendre non plus, puisque c’est une partition gravée. L’œuvre renvoie à la voix des anges, à leur présence, et c’est aussi pour cette raison qu’elle a été installée dans la chapelle.
De la même manière, il y avait dans la chapelle une très grande vidéo monumentale intitulée Plastersong (ill. 6). Ce film présente deux personnages en noir et blanc qui sont couverts de plâtre, un guitariste et un percussionniste, un peu comme des statuaires antiques. Quand ils commencent à jouer, le plâtre s’effrite et ce sont les gestes, les mouvements des musiciens qui révèlent l’instrument et qui permettent d’entendre la musique.
Concernant la présentation de Phylactère au Centre d’art contemporain du château des Adhémar, j’ai adapté la longueur des boucles et le dessin du ruban en fonction du mur qui l’accueillait. Cependant, dans la chapelle, l’œuvre n’a pas été exposée sur un mur, nous avions fait une cimaise pour l’accrocher. Cet espace était très adapté pour l’exposition de cette œuvre.
Enfin, la sculpture Stanza (ill. 7) réalisée en scagliola (technique de réalisation de faux marbre à la renaissance) était installée au sol, à l’entrée de la chapelle. Cette œuvre sonore invitait le public à s’allonger afin d’y entendre les murmures de la terre.
C. L. T. – En fait, Panoramique polyphonique est une tapisserie monumentale qui nécessite une hygrométrie parfaite pour sa protection et comme il y avait trop de variations hygrométriques dans la chapelle, ça n’a pas été possible de l’exposer dans cet espace. Il y avait trop d’humidité et il pouvait faire froid. Puis, je me suis dit que la loggia, c’était un très bel écrin pour la présenter tout en la protégeant en même temps. Nous avions posé des vitrophanies sur les vitres pour la protéger des UV, de la lumière du jour et de la lune. Les tapisseries sont vivantes et fragiles : leurs couleurs et leurs matières réagissent à la lumière et aux variations hygrométriques.
Les impurs (ill. 8), un orchestre de verre réalisé en 2008, avait pris place dans la chapelle. Cependant, je n’avais exposé que la batterie qui appartient à cet ensemble. C’est une œuvre très fragile. Nous avions donc fabriqué un socle, qui s’adaptait à l’alcôve, pour délimiter un espace.
C. L. T. – Tout à fait ! Cette œuvre tissée présente un dessin tissé sous la forme d’un spectrogramme en 2D qui reprend, pour la composition, un lexique de chants d’oiseaux. J’ai conçu cette tapisserie afin de redonner la parole et le chant aux oiseaux qui peuplent depuis le XIVe siècle de nombreuses tapisseries d’Aubusson. Cette œuvre donne à voir et à entendre ces présences silencieuses qui peuplent les tapisseries qui sont souvent une représentation du paradis. Effectivement, les tapisseries couvraient les murs des châteaux. Cependant, cette tapisserie est une architecture autonome. C’est un espace clos isolé au niveau phonique et thermique dans lequel le public est invité à rentrer. Cette œuvre se réfère à l’histoire de la tapisserie et à ses fonctions premières. La tapisserie est une architecture nomade.
C. L. T. – La chapelle était une sorte d’écrin pour des œuvres qui trouvent leur écho dans l’histoire de l’art.
C. L. T. – J’ai décidé d’exposer cette installation – sculpture sonore et film – parce que le Centre d’art contemporain du château des Adhémar et la région Rhône-Alpes ont été des partenaires importants pour la réalisation et la production de cette œuvre (aide à la production numérique). Pour Whirlwindsong (ill. 1), j’ai imaginé un plancher chantant qui est en même temps un instrument de musique, comme un piano, et une sculpture au sol à l’échelle de cet espace d’exposition. En dessous de ce plancher chantant, il y avait des capteurs, tout un système numérique, pour la diffusion du son. J’invitais les spectateurs à venir parcourir ce sol et leurs déplacements et mouvements généraient une composition, une musique. Les spectateurs en mouvement produisaient en temps réel la bande-son du film qui était projetée. Il y avait aussi trois voiles (ill. 11), au fond, en mouvement, réalisées sur le principe des suminagashi. C’est une technique japonaise, inventée au XIIe siècle, de dessin obtenu par le souffle de l’artiste sur l’encre à la surface de l’eau. Ensuite, pour cette installation, puisque la salle était très grande, nous avions couvert le sol d’une moquette noire car le dallage rouge ne me convenait pas pour le dispositif. La salle était comme un amplificateur. Cet ensemble a donné son titre à l’exposition (*).
C. L. T. – Oui, car les deux édifices aux antipodes tant géographiques, politiques, historiques que culturels, présentaient tous les deux des points communs dans leur système de pensée défensive. Le château fût construit sur une colline entourée de remparts et installé dans une position dominante pour contrôler et surveiller le territoire proche et lointain. Les tours et les miradors permettaient d’avoir une vue panoramique en surplombant les environs afin de contrôler l’arrivée ou la présence étrangère hostile. Quant au Palais de Nijo-jo, il fût construit au centre de la ville. Ce sont les différents bâtiments qui constituaient un rempart. Une architecture tournée sur elle-même, avec en son centre les espaces privés. Pas de miradors ou de points de vue, seuls les matériaux utilisés dans les espaces de circulation périphériques des couloirs en plancher et visseries permettaient de contrôler les passages nocturnes d’éventuels ennemis. Ainsi, deux systèmes défensifs avaient été réfléchis par les bâtisseurs et architectes : l’un concernait le contrôle par le regard au château des Adhémar en France, l’autre par le son au Palais de Nijo-jo au Japon.
C. L. T. – Par exemple, dans la salle haute du château, il y avait une nécessité à occulter les fenêtres car nous projetions une vidéo nommée Whirlwindsong (ill. 12). J’ai tourné ce film au Japon au centre d’un tourbillon marin (*). Il était vraiment nécessaire pour sa diffusion qu’on réduise la projection de la lumière. […] Inversement, dans la loggia, nous n’occultions ni la lumière, ni la vue. Puis, toujours concernant cette œuvre dans la salle haute, il s’agissait d’une installation très minimale, tout était au sol. De fait, pour les visiteurs qui ne venaient pas pour l’art contemporain, je pense qu’ils pouvaient quand même voir dans la nudité, la magnificence de la salle. Il n’y avait rien sur les murs.
C. L. T. – Comme indiqué précédemment, c’est une œuvre qui a été conçue spécifiquement pour ce lieu. Pour moi, il s’agissait aussi de faire un écho avec la salle au-dessus. Le son du vent qui était diffusé avait été enregistré à l’extérieur du château. Ce n’était pas une musique mais une sorte de souffle. Globalement, toute l’exposition était traversée par cette question du souffle, de l’air et des tourbillons aussi : des phénomènes naturels. Ces sculptures en céramique intitulées Les Pavillons Naruto s’inspirent dans leur forme des pavillons des phonographes du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Elles sont similaires mais non identiques. C’était la première fois que je concevais une sculpture sonore en céramique. La matière même de la céramique déformait le son. Des haut-parleurs à membranes étaient fixés aux embouts de chaque pavillon. Le son était très métallique. Cette collaboration avec un potier fût une expérience inédite. Les pavillons ont été tournés sur le tour du potier et ce fut une performance physique. J’étais intéressée par la trace de ses doigts au moment du tournage des sculptures. Ces empreintes à la surface de la terre rappelaient les sillons des disques 33 tours. Ce mouvement continu ressemblait à celui du tourbillon que j’ai filmé au Japon. Un pavillon a la forme d’un tourbillon. Cette sculpture incarne la force d’un tourbillon dans la terre. Les Pavillons Naruto étaient posés au sol, très simplement, sans socle, comme une nuée de tourbillons.
C. L. T. – À l’entrée du château, il y avait une cimaise peinte en noir pour la projection d’une série de vidéos nommée Claviers (ill. 13), déjà existante, et que j’avais voulu mettre ainsi en introduction à tout ce parcours sonore. Cette œuvre vidéo, muette, exposait les mains couvertes de peinture blanche d’un pianiste interprétant une fugue sur un clavier absent. Ce film était une belle introduction à la visite de l’exposition, à ce parcours sonore et silencieux.
C. L. T. – Oui c’était un défi car un tel espace est complexe, il y a des contraintes. Entre présenter une œuvre seule, sur un mur blanc et là, se confronter à un lieu, à une architecture merveilleuse, chargée d’histoire, ce n’est pas la même chose. Il faut faire attention, dans la conception des œuvres et dans les choix des productions antérieures, à ce que le lieu n’écrase pas complétement les choses montrées. C’est une réflexion qui est continue lors du montage de l’exposition. Par exemple, dans ma maquette de cette exposition, j’avais prévu d’installer d’autres œuvres. Nous l’avons fait mais je les ai retirées parce que cela ne fonctionnait pas. Il y a une réelle différence entre faire la projection d’une exposition dans une maquette, où l’accrochage semble fonctionner et puis, l’expérience du lieu qui modifie énormément de choses. Le choix des œuvres doit être très précis. Il faut respecter le vide, ne jamais saturer. Il vaut mieux en mettre moins que trop. […] En fait, ce qu’il y a de plus difficile dans un montage d’exposition dans un lieu de patrimoine, c’est de trouver le juste équilibre. Le dialogue entre les œuvres et l’architecture qui les accueille est primordial.
C. L. T. – Oui, j’en ai fait l’expérience, en 2019, au château de Bouges (Indre), un édifice du XVIIIe siècle, propriété du Centre des monuments nationaux (CMN). J’ai été sollicitée pour la création d’une œuvre intitulée Folies mélodiques (*). Elle a été conçue in situ, car l’invitation qui m’avait été faite concernait la production d’une sculpture uniquement pour le parc. L’intérieur du château meublé, ouvert aux visites, n’était pas disponible pour les expositions. Cependant, j’ai aussi été invitée, en 2017, à l’Abbaye de Cluny (Saône-et-Loire) – également CMN – pour y présenter la tapisserie Panoramique polyphonique et la série des « pavillons » à l’intérieur du monument dont les salles sont vides et résonantes. Les abbatiales sont de merveilleux écrins pour l’exposition de sculptures monumentales.
C. L. T. – Je pense qu’on peut tout faire à condition que ce soit vraiment pensé et spécifique pour chacun des lieux. Une œuvre peut permettre d’apporter, par sa présence, un autre regard sur l’architecture ou encore sur les collections et les objets qui y sont présentés. La présence d’une œuvre dans un lieu patrimonial questionne et intrigue. Je pense que les œuvres lorsqu’elles sont choisies en regard des lieux qui les exposent ont leur place dans tous les environnements, dédiés ou non.