Habitée depuis son enfance par la poésie du vallon des Alyssas, situé à Clansayes au sud de la Drôme, Mathilde Papapietro développe une œuvre nourrie par l’attention profonde qu’elle porte à cet espace singulier et aux espèces naturelles qu’il abrite. Partagée depuis vingt-sept ans entre Varsovie et ce vallon, l’artiste se penche dans cet entretien sur son parcours et la perception de ce lieu, dévoile les entrecroisements entre deux espace-temps et deux cultures, les interpénétrations de pensées philosophiques et esthétiques, et également de points de vue écologiques bien éloignés d’une vision dystopique du monde.

Auteures:
Mathilde Papapietro/Q+E

Q+E – Quelle place occupent le vallon des Alyssas et ton atelier dans ton parcours ?

Mathilde Papapietro –J’ai vécu dans ce vallon dès ma petite enfance ; lieu de mémoire, il est devenu au fil du temps, matière première et source d’inspiration (ill. 1, 2). Jeune fille, je jouais du violon dans les chênes, c’était une façon intuitive de vibrer avec et dans la nature. Après cinq années d’études à l’Ecole d’art de Valence, puis une année à Paris, je suis revenue ici en 1991 et j’ai aménagé mon atelier grâce à l’aide de la DRAC Rhône-Alpes. Dans cette maison familiale, c’est devenu un lieu pour me ressourcer, même si j’étais amenée à voyager. A ce moment-là, j’ai décidé de faire un travail de lecture de paysage qui perdure encore. Il y a eu plusieurs périodes d’intérêts pour différents végétaux qui sont d’ailleurs tous regroupés dans un herbier (ill. 3) ; j’ai constaté qu’il comprenait toutes mes recherches, tel un alphabet ou un catalogue : les traces, les pétales, les feuilles de chêne, la laine de mouton, les vrilles de vigne, les feuilles mangées par les insectes … Apprendre à regarder est un long processus et ma capacité à transformer mes observations en œuvre peut prendre plusieurs années. Puis habitant en Pologne depuis 1997, je suis toujours revenue ici régulièrement. C’était une chance d’être déracinée pour mieux m’enraciner. Cela me permet de revoir ce paysage chaque fois avec un regard neuf. En Tai Chi, on pratique la permanence, les mêmes gestes pour que ce soit l’individu qui évolue et non la chorégraphie du geste. De même, si ce lieu évolue, c’est surtout moi qui apprends à le voir à travers ma pratique artistique.

1 – Les Alyssas © R. Chambaud
2 – Les Alyssas © R. Chambaud

Q+E – Quel changement de regard sur ce lieu s’est opéré au cours de tes séjours à Varsovie ?

MP – Le fait de partir m’a permis de mieux voir la richesse que j’avais ici, notamment la couleur. Mes premiers hivers polonais étaient en noir et blanc pendant quatre, cinq, six mois … La couleur me manquait vraiment. Au mois de mars 2011, froid et brumeux, j’ai réalisé l’exposition des Hélianthes, pétales de tournesol jaunes (ill. 4), pour amener de l’énergie solaire, comme une action thérapeutique pour le public – exposition que je n’aurais jamais faite au sud de la France.
Pourquoi ne voit-on pas les mêmes choses selon les différentes périodes de la vie ? Pourquoi ai-je mis tant d’années à voir les plantes mangées par les insectes ou les plantes recouvertes de traces animales ? Il y a bien une histoire biographique : c’est le regardeur qui fait qu’on voit les choses ou pas. Mon évolution personnelle m’amène à une lecture autobiographique de ce que j’ai créé. Avec du recul, je peux interpréter : il y a les genêts noués ; puis je suis partie en Pologne où j’ai eu mon deuxième enfant, il y a les pétales de fleurs : belles de nuit, roses, glaïeuls ; avec la pratique du Taï Chi, il y a les vrilles de vigne, toutes en volutes (ill. 5) … Mes créations sont le reflet de ce que je suis ; une phrase m’accompagne depuis toujours : se regarder dans le miroir d’une feuille. Les végétaux me parlent et je leur parle, ils me regardent et je les regarde. C’est leur diversité qui me fascine, chaque feuille est unique !

4 - 1 Hélianthe, estampe digigraphie, 2011 © M. Papapietro
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5 - 1 Vrilles de vigne, estampe digigraphie, 2015 © M. Papapietro
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Q+E – L’environnement devient-il ton espace d’expérimentation ou travailles-tu essentiellement dans ton atelier ?

MP – J’ai réalisé un travail in situ avec des genêts en créant un sentier pour aller d’ici au plateau où ma mère habite. J’ai noué les genêts entre eux pour exalter leur graphisme et cela a donné un sujet photographique en noir et blanc (ill. 6) qui a inspiré le poète Alain Chanéac et qui a été l’objet d’une édition Genêts aux Alyssas en 2006.
La serre ombrée est un autre exemple (ill. 7) ; implantée à l’extérieur, elle recadre le regard sur la nature par ces graphismes gravés dans le verre. Mon atelier est ouvert sur la forêt, c’est dans un incessant va-et-vient entre l’extérieur et l’intérieur que je crée. Le paysage est mon lieu d’immersion : je butine, picore, glane, cueille, ramasse, observe, photographie, dessine. Ici le paysage est tellement précieux que je ne souhaite pas interférer sur sa composition ou alors avec beaucoup de précautions. J’ai toujours ramené des végétaux à l’atelier et fait la synthèse dans l’atelier qui est un lieu de concentration, d’exposition, un espace de préservation (ill. 8).
8 - Atelier © R. Chambaud
7 – 1 Serre, verres gravés © R. Chambaud
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Q+E – Quelle pratique artistique as-tu développé à Varsovie et quels sont les apports de la culture polonaise dans ton travail ?

MP –En Pologne, j’ai développé une autre pratique. Quand j’ai dû habiter Varsovie au 10e étage d’un immeuble avec une belle vue panoramique, j’ai loué un jardin ouvrier, justifiant ainsi mon choix : si je devais rester à Varsovie, je devais prendre racine ! Je me suis alors intéressée aux jardins qui correspondaient à la recherche de la nature dans cette ville reconstruite par les communistes accordant une place importante aux jardins ouvriers aussi bien au cœur de la ville qu’en périphérie. Le recyclage est une pratique vraiment importante chez les Polonais, dans la culture des jardins ouvriers, notamment la fabrication des portails qui ont été l’objet d’une série de photographies Portraits de portails (ill. 9). De même avec les constructions des cabanons de jardins et de nombreux objets recyclés pour devenir des tuteurs ou des pots de fleurs.
Après la période du communisme, j’ai découvert la culture de l’Est et vécu l’ouverture de la Pologne sur la culture aussi bien artistique, littéraire, cinématographique que théâtrale… et sur la culture internationale. Avec son entrée dans l’Union européenne en 2004, ces vingt dernières années ont été en Pologne une période très dense, un réveil après un long sommeil. La culture était accessible, l’opéra, le cinéma, le théâtre, les expositions… ; des lieux alternatifs s’ouvraient partout. Des échanges se mettaient en place, les artistes étaient curieux de venir en France, on a reçu un peintre, des étudiants des Beaux Arts, des musiciens qui ont séjourné au Vallon des Alyssas ; avec mon mari, on a organisé des expositions, des concerts. A part de rares exceptions, les artistes et les amis n’ont pas fait le voyage ! Je me suis sentie un peu isolée. J’ai longtemps été la seule artiste française à vivre à Varsovie et pour cette raison entre autre j’ai été très chaleureusement accueillie.
J’étais attirée et surprise par la place de la culture, du collectif et de l’humanité, c’est un pays où les rapports sociaux solidaires comptaient beaucoup. Une écologie-économe est encore ancrée dans les mœurs avec les traditions polonaise et juive, traditions que je retrouve aujourd’hui chez les Ukrainiennes qui savent faire un festin avec presque rien.
Aujourd’hui cette effervescence tend à s’amoindrir. La politique du parti ultra-conservateur, autodestructeur et négatif, a fait des ravages et il faudra plusieurs années pour retrouver cette énergie.

Q+E – Quel est ton cheminement spirituel et artistique entre la philosophie chinoise et l’éthique écologique ?

MP – Comme ce vallon est inscrit dans mon enfance et mon parcours, la philosophie chinoise l’est aussi grâce à ma mère, Danièle Orcier, qui avait une approche de la médecine chinoise et m’a fait découvrir la peinture chinoise, les Haïkus, la calligraphie … Puis étudiante à Valence, je me suis initiée au Tai Chi, et de 1998 jusqu’à aujourd’hui, j’ai développé à Varsovie avec Lada Maliňáková le Qi Qong et le Tai Chi Kung, style Chang San Feng, personnage à la biographie légendaire qui aurait inventé le Tai Chi il y a 5000 ans, en s’inspirant d’un combat entre un oiseau et un serpent.
On retombe sur cette idée de permanence ; cela m’a aidée, m’a structurée. J’ai lu la philosophie chinoise – François Cheng et d’autres auteurs -, mais je l’ai surtout intégrée par le corps. J’ai prolongé le Tai Chi par une formation de massage On Zon Su, réflexologie plantaire, que je pratique en famille. Le Tai Chi m’a enseignée à habiter mon corps et mon environnement pour s’y intégrer le mieux possible.

Choisir un lieu de manière permanente rejoint l’actualité et l’engouement pour l’écologie car on sait maintenant l’importance du local, du territoire… Mais moi, je l’avais instauré bien avant. J’avais conscience que la richesse était à mes pieds et qu’il ne fallait pas la chercher ailleurs. J’ai appelé ça l’étant donné dans un contexte où l’exotisme dominait : on allait loin pour chercher l’étrange, l’inconnu. Je préférais étudier la folle avoine, la plante la plus commune ou la canne de Provence, des plantes communes et si banales qu’on ne les regarde plus. Aujourd’hui, je me sens en phase avec les réflexions et les pratiques actuelles concernant l’écologie. J’apprends la permaculture, les pratiques qui respectent les sols avec l’objectif d’avoir un jardin potager, un verger, de cultiver des plantes médicinales pour vivre en autonomie, et de développer une productions de tisanes, d’huile d’olive Bio et du miel.
D’un point de vue artistique, je porte mon attention sur les produits utilisés et fabrique moi-même l’encre à partir des galles du chêne, le fusain avec les branches de l’arbuste Fusain d’Europe. Cette démarche s’accompagne d’une connaissance des végétaux du vallon pour suivre le cours des saisons, prélever des plantes endémiques, sauvages et produire des sirops de sureau, d’orties…

Q+E – Ton parcours artistique est scandé par plusieurs phases. Quelles sont tes recherches actuelles ?

MP – Actuellement, je suis inspirée par les vidéos réalisées par une personne qui fait des pièges photographiques la nuit témoignant de la présence d’animaux sauvages à proximité, dont les loups. J’en avais conscience mais je ne les voyais pas et je considérais qu’on vivait chacun dans un lieu commun mais à des temps différents. Voir le nombre, la diversité, la proximité m’a rendue plus sensible au monde animal qui jusqu’à présent était peu présent dans mon travail. J’ai commencé à voir les traces d’animaux, leur habitat, à écouter leur son pour mieux les discerner et plastiquement je me suis intéressée aux traces de sangliers qui se débattent dans la boue, qui dessinent sur les feuilles. Je les ai ramassées et j’envisage d’en faire une édition. Puis j’ai commencé à peindre avec cette boue (ill. 11). C’est une piste que je veux développer ; elle était née avec l’usage de la bardane dont les feuilles avaient des traces labyrinthiques faites par des larves. J’expérimente également l’argile et fabrique des boules de terre à la dureté et au toucher étonnants (ill. 12). Pour l’exposition à Grignan l’année prochaine, je rassemble des recherches autour de la présence végétale et animale, de la terre, de l’humain par mon regard et mon action et le regard du spectateur.

11 – Dessins avec la boue, 2024 © R. Chambaud
12 – Boules de terre, 2024 © R. Chambaud

Q+E – Pourquoi et comment passer d’installations de végétaux éphémères à des éditions imprimées pérennes ?

MP – C’est pour mieux aller vers ce que j’ai ressenti en voyant ces végétaux. L’édition me permet d’agrandir les formes et de donner à voir ce que j’ai éprouvé. Pour les aiguilles de pin, l’édition m’a permis de faire un équivalent de l’installation de neuf mètres de long par six mètres de haut ; elle assure alors une pérennité à mes créations éphémères. Dans mon travail, il y a une grande économie de moyen. L’Arte Povera m’a influencée, Giuseppe Penone plus particulièrement. Le retrait de la matière plutôt que l’ajout se retrouve dans mes processus de créations : bois découpés, sablages, estampes ajourées… L’estampe permet aussi le multiple et c’est un moyen de vendre des œuvres moins chères, ce qui d’ailleurs n’intéresse pas les galeries sur le plan commercial. J’ai toujours pratiqué la sérigraphie depuis l’Ecole d’art et développé plusieurs techniques : lithographie, digigraphie – impression numérique qui présente une grande souplesse et des ouvertures infinies. L’édition est aussi un vrai espace de collaboration avec l’imprimeur ou l’éditeur. J’ai eu beaucoup de plaisir à travailler avec Eric Linard et à présent avec Tristan Zilberman ou à Varsovie. Mes allers-retours entre deux ateliers ont favorisé cette pratique pouvant ainsi imprimer là où je me trouve.