Patrick Bouchain,
ʺConstruire, c’est réunirʺ
L’intervention de Patrick Bouchain, organisée le 6 juin 2023 à Saint-Jean-en-Royans par le CAUE (Conseil d’architecture, d’urbanisme et d’environnement de la Drôme), est l’occasion d’évoquer la richesse de la démarche atypique de ce constructeur-scénographe qui questionne constamment l’acte de construire. Le titre de sa conférence « Moi c’est tous ; tous c’est moi », extrait de Fusées de Charles Baudelaire, synthétise sa conception de l’architecture qui s’appuie sur les besoins, les souhaits, les savoirs des habitants et les problématiques sociétales, comme en témoigne la réalisation des maisons ʺLes Bogues du Blatʺ à Beaumont (Ardèche).
Auteure :
Chrystèle Burgard
Le parcours professionnel d’une quarantaine d’années de Patrick Bouchain est riche d’environ 150 projets et rélisations fondés sur l’expérimentation, la mobilité, la réversibilité et surtout sur l’implication des usagers, devenant de véritables acteurs de leurs lieux d’habitation et de leurs espaces. De la reconversion de sites industriels à la création de structures éphémères, de l’habitat social aux équipements publiques, chaque projet se veut unique et au service d’une architecture à Haute Qualité Humaine (HQH).
La maîtrise d’usage ou « Pas de toit sans toi »
Tout au long de son parcours, Patrick Bouchain s’est attaché à repenser la manière de construire selon l’échelle des territoires, de dépasser la planification standardisée et les normes, d’interroger la commande et la place du politique, de sortir du duo restrictif élu/technicien. Après différentes expériences professionnelles, il élabore un projet manifeste « La preuve par 7 » qui se veut une « démarche expérimentale d’urbanisme, d’architecture et de paysagisme qui accompagne des porteurs de projets urbains, d’équipements, d’habitat, en cours de développement à travers la France, à 7 échelles territoriales : un village, un bourg, une ville moyenne, des territoires métropolitains, une métropole, un équipement structurant et un territoire d’outre-mer ».
Cette démarche s’appuie sur des questionnements à la fois théoriques et pragmatiques : « Comment partir du terrain et de ses acteurs pour se saisir des grands sujets de société ? comment mener des projets d’équipements ou de logements qui s’adaptent aux singularités locales et permettent des appropriations collectives et individuelles, tout en répondant aux attentes bien définies des opérateurs et des financeurs ? […] est-ce que l’on peut imaginer, dans un petit village, de construire des logements sociaux ? pourrait-on s’y loger et y travailler ? ».
Les maisons insolites des ʺBogues du Blatʺ à Beaumont (Ardèche)
Parmi les différents projets conçus par Patrick Bouchain, l’habitat social occupe une place particulière comme en témoignent les publications Construire ensemble le grand ensemble (*) (ill. 1) et Pas de toit sans toi. Réinventer l’habitat social (*) (ill. 2, 3). Dans cet ouvrage, sont décrits trois réalisations prenant en compte le contexte géographique et social et impliquant les habitants de trois communes : Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais), Tourcoing (Nord) et Beaumont (Ardèche). L’opération de Beaumont est un témoignage édifiant sur la construction de logements sociaux dans une petite commune rurale de 240 habitants, réalisée dans le cadre d’une démarche singulière impliquant la Fondation de France et le programme des Nouveaux commanditaires coordonnée par la médiatrice Valérie Cudel. La commune et son maire, Pascal Waldschmidt, souhaitent s’engager dans la construction de logements locatifs et dans l’autoconstruction au milieu d’une châtaigneraie afin d’« enrayer le déclin de l’agriculture et le vieillissement de la population » (*)et de freiner la multiplication des résidences secondaires conduisant à une augmentation du prix du foncier ou à des loyers excessifs pour les foyers modestes.
Patrick Bouchain et l’atelier Construire sont choisis en 2008 et mettent en place un « processus associant étroitement population, entrepreneurs, futurs habitants, architectes et artistes afin de faire de la construction un acte culturel ». Le projet « les Bogues du Blat » (ill. 4, 5) s’est heurté à de nombreux obstacles : absence de pratique d’autoconstruction dans le logement social, réserve des bailleurs sociaux à intervenir dans des petites communes, lenteur de l’administration décourageant les locataires intéressés, etc. La commune – devenue par nécessité maître d’ouvrage – et l’équipe d’architectes résolvent une à une chaque difficulté, notamment les refus de permis de construire ou de l’agrément comme logement social. Une première tranche de trois maisons et quatre logements voit le jour en 2013 puis une seconde tranche de trois maisons en 2017. Chacune des maisons, à la fois unique et faisant partie d’un ensemble, est composée d’un volume en forme de bogue (enveloppe de la châtaigne) permettant d’abriter plusieurs types de logements, des ateliers, … et de les aménager progressivement. Au milieu de la châtaigneraie, les maisons en ossature bois, couvertes en bac acier, sont bâties sur pilotis, épousant la forte pente ; elles possèdent un chauffage à bois situé au centre de la maison et des toilettes sèches. Construites par des artisans impliqués dans cette aventure, elles sont aussi réalisées par les futurs locataires qui sont ou se découvrent menuisiers, peintres… (ill. 6, 7, 8).
« Dessiner à la main, c’est se rapprocher de la main qui construit ».
Pour Patrick Bouchain, dessiner, ce n’est pas réaliser un dessin technique qui enfermerait une image mais c’est « confirmer un accord ». A travers l’ouvrage Les Bogues du Blat. Construire, atelier d’architecture. Une commande des élus de Beaumont de Captures éditions (ill. 9), on peut observer l’évolution du projet, les recherches de formes à partir de la bogue, d’organisations (poêle, escalier, entrée, cuisine…), d’implantations des maisons (ill. 10, 11), les réflexions de Patrick Bouchain comme « Avoir un toit et transformer secrètement son intérieur » ou « UNIR L’EXPERIENCE des HOMMES de METIER formés sur les CHANTIERS qui se transmettent leur SAVOIR-FAIRE essentiellement par L’ORAL et L’EXEMPLE ».
Ces annotations expriment sa conception de la place primordiale du chantier et des artisans, du faire qui est au centre de sa démarche, car pour lui « faire, c’est apprendre, c’est transformer, c’est pouvoir, c’est expérimenter ».
Un parcours atypique et une création protéiforme
Patrick Bouchain ne se positionne pas comme architecte mais comme bâtisseur ou constructeur ; il a d’ailleurs refusé de s’inscrire à l’Ordre des architectes. Son parcours atypique, il le doit certainement à son esprit curieux et libre et à ses rencontres qui l’ont conduit à repenser l’acte de construire : « Construire, c’est réunir ».
Il commence par des études aux Beaux-Arts de Paris, des stages chez Jacques Dumond (décorateur), André Hermant (architecte), Henri Malvaux (peintre et directeur de l’école Camondo où il enseignera plus tard), fait des rencontres avec des artistes et des artisans, voyage en Côte d’Ivoire où il découvre – comme il l’exprime dans une émission de France Culture – « une architecture modeste, avec laquelle on vit, on reconstruit et on répare. Une architecture contextuelle, faite de matériaux locaux, et très diverse. Quand je suis revenu en France, j’ai décidé de ne jamais construire et de ne faire qu’un travail modeste sur l’habitation et l’accompagnement de ceux qui voulaient construire sans savoir comment s’y prendre »
Patrick Bouchain est aussi marqué par l’architecte Lucien Kroll, auteur avec sa femme Simone du site universitaire de « La Mémé » (1970-76) construit sur le campus de l’Université Catholique de Louvain à Woluwe-Saint-Lambert. Il partage avec lui le goût de l’expérimentation, de la démarche participative, du système ʺincrémentalisteʺ (*): « L’atelier Kroll est en marge de la modernité à l’époque, et formule une alternative architecturale qui fait écho aux revendications des étudiants. Elle se fonde sur la participation dynamique des étudiants à l’élaboration du projet, sur l’écoute et la prise en compte de leur choix. Cette approche se fait par le biais d’un langage architectural qui se veut « ordinaire », via l’usage de matériaux simples et traditionnels » (Site de la Mémé).
Une production audacieuse et modeste
Après avoir été conseiller auprès de Jack Lang (ministre de la Culture), directeur de l’Atelier public d’architecture et d’urbanisme de la Ville de Blois (1989-94), Patrick Bouchain avec Loïc Julienne fonde en 1995 à Paris l’atelier CONSTRUIRE (*) qui défend une architecture « HQH » (Haute Qualité Humaine). Parmi leurs nombreuses réalisations, on note des reconversions de sites industriels en lieux culturels avec une économie de moyens et l’intention de « Consolider plutôt que réparer, réparer plutôt que restaurer, restaurer plutôt que refaire, refaire plutôt qu’embellir. » comme le défend P. Bouchain : le centre d’art contemporain ʺLe magasinʺ à Grenoble (1986), ʺLe Lieu uniqueʺ à Nantes (2000) (ill. 12), ʺLa Condition Publiqueʺ à Roubaix (2004), la scène Nationale ʺLe Channelʺ à Calais (2007), etc. Il est également intervenu dans le domaine des arts du spectacles avec le Théâtre équestre Zingaro à Aubervilliers (1989), l’Académie du spectacle équestre de Bartabas à Versailles (2003), la salle de spectacle itinérante sous chapiteau à Marne-La-Vallée (2003), l’Espace Musiques Actuelles ʺLa Sirèneʺ à La Rochelle (2011) (ill. 13), les théâtres ʺLes Plateauxʺ à la Belle de mai à Marseille (2013), ʺLe Point Hautʺ à Saint-Pierre-des-Corps (2014), l’école du cirque à Bagneux (2015), etc.
Le partage d’expériences et le permis de faire
Très attaché au partage d’expériences et des ressources, il initie de nombreux projets : ʺLa Preuve par 7ʺ avec l’association ʺNotre Atelier Communʺ, ʺ L’Université Foraine ʺ afin « de faire sortir les étudiants de leurs écoles, les chercheurs de leurs laboratoires, les professeurs de leurs abris », ʺL’École du terrainʺ qui « est une plateforme contributive de partage des expérimentations, qui élaborent de nouveaux outils techniques et juridiques ».
En 2016, Patrick Bouchain met fin à sa pratique de bâtisseur au sein de son atelier CONSTRUIRE, et se consacre à l’enseignement et à la transmission de son expérience tout en s’intéressant particulièrement à la question de la commande et des règlementations, notamment à la notion de permis de faire à travers l’élaboration de l’article 88 de la loi du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine, permettant d’expérimenter collectivement dans le cadre d’un projet ou d’un chantier et de déroger à certaines normes trop contraignantes.
Indéniablement, les questionnements précurseurs de Patrick Bouchain sont d’une grande actualité dans un contexte actuel de demande de pratiques démocratiques, de remise en question du modèle industriel de production du bâtiment, d’épuisement des ressources, d’évolution des structures familiales … Un incontestable ʺpasseur militantʺ – qui a reçu en 2019 le Grand Prix de l’urbanisme – très apprécié des jeunes professionnels, des collectifs d’architectes et des habitants (ill. 14, 15).