Captures éditions est une maison d’édition dirigée par Valérie Cudel, consacrée aux artistes contemporains. Créée en 2008 à Valence, elle comporte plusieurs collections, du livre d’artiste à l’ouvrage collectif, du livret d’entretiens à l’affiche.
La nouvelle collection 2/5 est l’occasion de mettre en lumière la démarche singulière de cette éditrice collaborant avec des artistes du monde entier et diffusant auprès de collectionneurs et de bibliothèques en France et à l’étranger.

CB – Le livre d’artiste est un champ de création important depuis les années 1960 et également un champ d’étude exploré aussi bien par les artistes, les écrivains, les galeristes, les éditeurs, les universitaires tels Anne Moeglin-Delcroix, auteure d’une thèse et de nombreuses publications sur le sujet (*). Quelle est votre approche du livre d’artiste en tant qu’éditrice ?

VC – Les premiers livres de Captures s’inscrivent dans la lignée des années soixante / soixante-dix sauf que cette période se caractérise par l’engagement d’artistes qui se sont réappropriés ce support, soit en s’autoéditant, soit en créant leurs propres maisons d’éditions associées parfois à des lieux de monstration et de diffusion : Printed Matter avec Sol LeWitt à New-York, Art Métropole avec General Idea à Toronto, Ecart à Genève avec John Armleder…

A cette période, ces initiatives sont en rupture avec le système marchand. Le livre permet une souplesse, une économie et sort des canaux traditionnels de la diffusion de l’art contemporain. Des professionnels ont souhaité être partie prenante de cette aventure ou la poursuivre, sans prendre la place de l’artiste. En tant qu’éditrice, j’agis comme pour toute production d’œuvre et quelque soit le médium, j’accompagne une réalisation en étant associée dès les premières étapes de conception et je dois trouver les moyens de sa concrétisation, parfois avec l’aide des mêmes artistes. Ce qui m’intéresse c’est le livre comme support de création, il est œuvre à part entière tout en prenant la forme d’un livre ordinaire.

Le livre d’artiste n’est ni un catalogue, ni un livre illustré (association écrivaine / artiste), l’artiste conçoit intégralement le livre : pas de reproduction d’œuvres existantes, d’images d’expositions, de textes critiques d’historiens ou de commissaires. Mais comme le disait Ulises Carrion : « Les Bookswords n’ont que l’air ordinaire. Ils ne le sont pas » (*).

Les trois premiers titres de captures sont des livres d’artistes, mais ils introduisent toutes les composantes des pratiques des artistes William Kentridge, Matt Mullican (ill. 1) et Jessica Stockholder.

1 – Matt Mullican, Notating the Cosmology 1973-2008 © Lionel Catelan

CB : Chacune de vos publications est unique : la couverture, le format, le papier, le graphisme, l’impression sont spécifiques à chaque projet. Comment s’opèrent les choix et quel dialogue avez-vous avec l’artiste, le / la graphiste, l’imprimeur et quel est votre rôle en tant qu’éditrice ?

VC – Chaque livre est l’objet d’un dialogue entre l’artiste, le / la graphiste et l’éditrice : la validation du format final, le choix de papier : pages intérieures et couverture. Très vite, nous nous rapprochons également de l’imprimeur pour mesurer la faisabilité technique et / ou financière. Mais en tant qu’éditrice, je peux aussi interroger le projet, proposer d’aller dans telle ou telle direction, valider le choix de certaines suggestions, trouver la juste adéquation du rapport espace-temps. C’est un jeu de ping-pong. En revanche, je n’ai pas voulu imposer de format afin de laisser une totale liberté aux artistes que j’invite. Par exemple pour A, B, C TASTE (ill. 2), Jessica Stockholder est partie sur l’idée d’un abécédaire. Les dimensions du livre sont celles des dessins. D’emblée elle opte pour une rupture à chaque nouvelle lettre, chaque dessin est une ouverture à un univers différent. Au début cela me dérangeait, Jessica m’a répondu : « la cohérence je n’en ai rien à faire ! » puis la discussion a conduit à un enrichissement : Jessica m’a proposé d’écrire le poème The Perfect Guest qui glisse au fil du livre et établit un lien de page en page, lien qui s’opère également par la découpe croissante et décroissante et qui introduit la notion de tridimensionnalité. Sans être un objet sculptural, le livre parle de sa pratique artistique : son rapport à la couleur, à l’écriture (peu connue par le public), au volume et à l’espace ; son rapport à la matière avec une couverture plastifiée et sérigraphiée. Cette même couverture est la reprise d’une photographie de Jessica réalisée pour le livre.

Le choix des artistes ? Il se fait assez simplement, j’invite des artistes que je connais bien, ayant déjà eu l’occasion de travailler avec eux et je leur propose d’expérimenter ce médium, je suis assez fidèle et j’aime bien cette idée de durée qui permet d’approfondir une relation professionnelle, d’ouvrir à d’autres champs d’investigation.

Il y a bien sûr des artistes dont je connais le travail mais avec lesquels je n’ai pas eu la possibilité de collaborer. La majorité a une certaine familiarité avec l’espace de la page ou avec le livre mais pas systématiquement.

2 – Jessica Stockholder, ABC Taste, 2010 © Lionel Catelan

CB : D’où vient votre intérêt pour le livre et qu’est-ce qui vous a conduit à créer cette maison d’édition ?

VC – Cela n’a rien d’exceptionnel que de dire que j’ai un intérêt pour le livre dès l’enfance : fouiller dans les greniers d’une grand-mère, passer des étés à lire au lieu de broder !
J’ai découvert le livre d’artiste avec Sabine-Anne Deshais, artiste aujourd’hui décédée. Elle avait étudié à l’école d’art de Bordeaux où il y avait une tradition du support imprimé. Grâce à ces échanges et à Sabine, ce point de rencontre entre ce support et la question de l’art a été déterminant et ne m’a plus quittée.

J’ai ensuite fait un bref passage aux éditions L’Observatoire à Marseille (Francine Zubeil et Laurent Malone), puis j’ai travaillé à Villeurbanne au moment de la fusion du Nouveau Musée et du FRAC Rhône-Alpes, le directeur Jean-Louis Maubant avait une passion pour le livre. Ce fut une deuxième étape et une autre ouverture.

Puis j’ai eu la chance de diriger art3, lieu de résidence, de production et d’exposition à Valence. La convention entre les résidents et la structure donnait la possibilité aux jeunes artistes de publier un catalogue. Forte de l’orientation donnée par Corinne Gambi, directrice d’art3 de 1997 à 1999, j’ai développé une politique éditoriale tournée vers le livre d’artiste : d’une part en incitant les résidents à utiliser l’espace de la page à part entière afin d’éviter le classement vertical des petites monographies d’artistes peu connus !… et d’autre part en élargissant l’invitation à d’autres artistes exposant à art3, ce fut le cas par exemple de Wendelien van Oldenborg, Sabine-Anne Deshais, Andrea Blum, William Kentridge. Je poursuis le travail au sein de Captures avec certains artistes tels que Francesc Ruiz, William Kentridge (ill. 3), Andrea Blum, Susanne Bûrner pour ne citer que ces exemples.

3 – William Kentridge, Everyone / Their Own / Projector, 2008 © Lionel Catelan

CB : Vous avez conduit de nombreux projets en tant que médiatrice dans le cadre de l’action des Nouveaux commanditaires initiée par la Fondation de France. C’est à travers votre association « A demeure » que vous accompagnez et produisez des œuvres de commandes initiées par des acteurs publics et privés : associations, habitants de quartiers, élus de petites communes, professionnels de divers domaines d’activités en milieu rural ou urbain dans les régions Auvergne-Rhône-Alpes, Occitanie, Provence-Alpes-Côte d’Azur. Quel est votre rôle dans ces projets ? Quelle est la place d’une publication et quelle forme choisissez-vous ?

VC – Notre rôle de médiateurs.trices comprend toutes les phases liées au processus de la commande d’œuvre : de la précision de la demande avec les commanditaires, en passant par la proposition de l’artiste et du choix, le suivi de l’étude, les recherches de financement jusqu’à la production, voire la post-production pour le suivi de l’entretien et de la conservation des œuvres.
Et effectivement, est apparue une collection non-planifiée. Je dirais qu’ont émergé deux typologies de livres en relation avec ce programme :
– les livres de la collection « ouvrages collectifs et monographies », traces d’une expérimentation, de démarches inédites. Car s’il s’agit, bien sûr, « de faire œuvre » en réponse à une commande, le processus et surtout les réponses des artistes amènent d’autres questionnements, impulsent une nouvelle phase « réflexive » que l’on aboutisse ou non à une réalisation. J’évoquerais plus particulièrement « Les Bogues du Blat » (avec Patrick Bouchain, Loïc Julienne et les élus de Beaumont) (ill. 4) pour la commande de logements sociaux en milieu rural, et les ouvrages ; « Rochechinard. Mémoire d’une maison-musée » avec Eulàlia Valldosera (ill. 5) et Monument d’Images d’Alain Bernardini (coédité avec Mari Linnman de 3ca) pour lesquels il n’y a pas eu de finalisation ;

– des livres d’artistes souvent accompagnés de vidéos ou de films et qui sont des réponses aux commandes : ce fut le cas de Susanne Bürner avec Euville et le film Pierre et Poussière, d’Alejandra Riera : Enquête sur le / notre dehors (Valence-le-Haut), 2007 – …, à la date du 24 avril 2012 (pour le livre) et du 15 juillet 2012 pour le film-document. Des carnets d’études qui sont des publications d’artistes : Du sec à l’eau – Etude pour Lamelouze de George Trakas.

Le livre de Michel Aubry, La Sixième Partie du monde (ill. 6), sort du lot, il est certes étroitement lié aux deux commandes qui lui ont été adressées dans les Parcs naturels régionaux du Pilat et Vercors puisqu’il s’était appuyé sur le film de Dziga Vertov pour dérouler sa recherche et sa proposition d’œuvre. Mais c’est en voyant son carnet d’étude avec les reprises des cartons du film de Vertov que je lui ai proposé de réaliser un livre avec la totalité des phrases. Cette parution a donc une totale autonomie contrairement aux publications de Susanne Bürner et d’Alejandra Riera.

4 – Les Bogues du Blat, 2018 © Phoebé Meyer
5 – Rochechinard. Mémoire d’une maison-musée, 2019 © Phoebé Meyer
6 – Michel Aubry, La Sixième Partie du monde, 2014 © Phoebé Meyer

CB : En 2017, avec La Ferme du Buisson, scène nationale et centre d’art à Noisiel, vous mettez en place la collection Digressions qui est consacrée essentiellement à des entretiens avec des artistes. Comment est née cette collection ?

VC – Julie Pellegrin, alors directrice du centre d’art de la Ferme du Buisson m’a contactée pour me proposer de créer une collection d’entretiens. Elle ne voulait plus produire ou co-produire des ouvrages qui étaient édités après l’exposition ; il lui a semblé plus juste de valoriser des échanges ou conversations qu’elle menait avec les artistes dès le moment de l’invitation, voire de les poursuivre… Je faisais un autre pas de côté, mais je connaissais Julie Pellegrin dont j’appréciais le travail et l’engagement. Et j’ai donc accepté de concevoir avec elle et Claire Moreux, graphiste, cette nouvelle collection (ill. 7). Ce fut donc une autre aventure, il s’agit ici d’arrêter un format, définir une charge graphique avec le choix d’une police de caractère et une armature pour le déroulé de l’entretien… Mais nous nous sommes autorisées quelques échappées qui permettent de singulariser chaque entretien ; choix des couleurs de couverture et des embossages en fonction des projets, variation des tons pantone et sélection d’une image, liée au travail de recherche de l’artiste, matérialisant le passage du français à l’anglais.Chaque artiste s’est énormément investi.e dans la conception de ces carnets.

Ici, mon rôle est différent, je suis directrice éditoriale mais je n’ai pas le choix des artistes ; ceci étant dit, cela a été une vraie richesse de prendre ce chemin avec Julie qui appartient à une autre génération. Cela permet de ne pas s’enfermer sans renier un socle éditorial qui m’est cher, d’offrir un espace pour une parole d’artiste.

7 – Benjamin Seror, Digressions 02, 2017 © Phoebé Meyer

CB – Votre maison d’édition fait partie des éditeurs indépendants. Comment organisée la diffusion du livre ? Qui l’acquiert et le conserve ? Qui collectionne les tirages de tête ? Les bibliothèques ou les musées sont-ils intéressés par vos éditions ?

VC – Nous sommes dans une niche et le réseau des collections de livres d’artistes reste confidentiel. Les presses du réel distribuent et diffusent les éditions de Captures, ils sont uniques en France, pratiquement les seuls dans le secteur de l’art contemporain.

Les bibliothèques qui ont un fonds de livres d’artistes ou d’art contemporain pointu, acquièrent des tirages courants et certains des tirages de tête : des bibliothèques d’écoles d’art, la médiathèque des Abattoirs à Toulouse, la bibliothèque Kandinsky du Centre G. Pompidou, la bibliothèque de la Part-Dieu à Lyon, la BNF à Paris… et certains FRAC qui ont orienté une partie de leur collection sur ce genre qu’est le livre d’artiste : FRAC Bretagne / PACA / Normandie, pour ne citer que ces exemples. J’ai été contactée par quelques collectionneurs, et certains intermédiaires tel que Christophe Daviet-Thery, éditeur et « bookadviser ».

Le lien avec les librairies est plus compliqué, certaines librairies ont développé un rayon art telles que Mollat à Bordeaux, Ombres Blanches à Toulouse. Il existe aussi des librairies spécialisées : La Petite Egypte, After 8 Books à Paris, LENDROIT à Rennes, les librairies des lieux institutionnels, musées, centres d’art. De manière générale, ce sont les Presses du réel qui sont en contact direct avec le réseau des librairies.

Lancement du livre de Michel Aubry à la galerie Eva Meyer, Paris, le 23 octobre 2014.

CB – Quels sont vos travaux en cours et vos perspectives de recherche ?

VC – Je commencerai par la collection 2/5 à laquelle je pensais depuis des années. Je voulais retrouver une forme de légèreté en termes budgétaires et de rythme de parution. Avec Jocelyne Fracheboud, graphiste, nous avons décidé d’offrir un cadre unique : un même format ouvert avec une variation de pliages en fonction des projets. En tant qu’éditrice, je pouvais poursuivre ainsi la parution de publications d’artistes, solliciter des artistes que je souhaitais inviter depuis des années.

Je l’envisage comme une programmation d’exposition, le cadre pose une contrainte mais la liberté de conception reste totale. Je propose aussi une diffusion sur abonnement. J’ai beaucoup de plaisir à travailler sur ces projets pour le moment.

Sinon, il y a la monographie conçue avec l’artiste George Trakas ; le « avec » est important, car ici la parole d’artiste est privilégiée dans toute sa singularité, ce livre est aussi l’occasion de mettre en perspective (à partir du parcours de l’artiste) toute une histoire de l’art new-yorkaise des années soixante-dix grâce, entre autres, à la reproduction d’extraits de revues aujourd’hui disparues telles qu’Avalanche, Parachute…ou d’articles de Arts Magazine, Newsweek.

Le futur ? Je souhaiterais poursuivre une réflexion engagée avec la parution du livre « Rochechinard. Mémoire d’une maison-musée », la question du musée et plus particulièrement du musée de société. Je continue à la développer par le filtre de l’œuvre et la publication de l’artiste Joëlle Tuerlinckx : « La Triangulaire de Cransac ‘MUSEE DE LA MEMOIRE-PROPRIETE UNIVERSELLE ®’ ».

Oui, poursuivre, revenir sur des questions de société, liées à l’histoire, à l’histoire de l’art ; le livre reste aussi le lieu du débat (qui commence à faiblir) … Osciller entre production – avec parutions sous des formes multiples – et démarche réflexive avec une famille « de pensée ».

Logo de la collection 2/5 / conception graphique : Jocelyne Fracheboud
John M Armleder, collection 2/5, 2020 © Phoebé Meyer