Auto-édition, quelles pratiques ?
Réalisée individuellement ou collectivement, l’auto-édition s’est développée dans de nombreux domaines, de la littérature aux arts visuels. A la recherche de liberté, d’autonomie créatrice et d’indépendance économique, les auto-éditeurs – professionnels, amateurs éclairés ou étudiants – ont recours à des pratiques d’une grande diversité, de l’usage du web à la presse traditionnelle.
Cet article interroge ces pratiques en particulier dans trois domaines : le design graphique, la photographie et l’art et met en lumière trois démarches d’auto-édition nées à Valence dévoilant de nouveaux usages et de nouvelles formes.
Créer sans entrave
Qu’elle soit sur un support traditionnel ou sur le web, l’auto-édition a favorisé l’émergence de pratiques des plus artisanales aux plus sophistiquées. Du côté des arts plastiques, les artistes ont renouvelé les formes du livre depuis les années 1960/70, explorant les limites de la page, diversifiant les formats et les supports, dépassant la fonctionnalité du livre, produisant un exemplaire unique ou des micro-éditions. Du côté du web, les blogs et autres formes éditoriales numériques se sont multipliés depuis les années 2000. Tout un chacun peut produire librement, sortir des formats standards et d’une lecture linéaire, montrer sans filtre ses créations, brouiller les frontières entre les disciplines, diffuser instantanément, partager, etc.
Produire sans contrainte financière
L’auto-édition a permis d’inventer de nouveaux modèles économiques et de produire avec peu de moyens financiers, sans subir les contraintes d’éditeurs, sans avoir recours à des subventions qui nécessiteraient de rentrer dans un cadre institutionnel contraignant, une conformité à des exigences administratives plus que culturelles. Elle manifeste avant tout un souci d’indépendance fort et dans le domaine des arts plastiques et visuels d’échapper à un marché spéculatif. Produire en petites séries, trouver des moyens alternatifs pour diffuser sont les voies recherchées par les auto-éditeurs.
Echapper à un élitisme culturel
Ces nouvelles formes d’auto-éditions, numériques ou papier, montrent que chacun peut être créateur, imprimeur, éditeur. Elles cherchent aussi à toucher de nouveaux publics en s’appuyant sur les réseaux humains ou sur les réseaux sociaux, en produisant souvent collectivement, voire anonymement. Si l’auto-édition est interrogée dans les domaines des arts plastiques et des arts visuels, il est beaucoup mieux pris en compte dans le domaine littéraire comme en témoigne l’article « « L’auto-édition à l’ère du numérique » : (re)penser le rapport éditeur-auteur au sein du milieu littéraire actuel » publié par « Le carnet de la Fabrique du numérique » qui s’intéresse aux formes d’innovation éditoriale, notamment au Québec. Il étudie cette pratique de plus en plus décomplexée et simple d’utilisation tout en posant la question de l’élargissement des lecteurs et leur impact :
« En d’autres mots, ils et elles posent l’autopublication – qu’elle soit pratiquée par choix ou par obligation – comme une pratique en adéquation avec l’air du temps, qui prône l’horizontalité des rapports, l’absence d’intermédiaire, la relation directe du producteur aux consommateur.ices, les circuits courts, ainsi que la méfiance des experts, des élites et des institutions ». Il s’agit aussi « d’échapper à la mainmise des éditeur.ices sur la diffusion et l’expression de la pensée ou encore d’intégrer, in fine, le champ littéraire « légitime. (…) De fait, l’auto-édition ouvre-t-elle un champ des possibles plus élargi en termes d’offre et de consommation ? Il est difficile de répondre à cette question, tant « l’hyper offre » qui caractérise la production auto-éditée et qui vient s’ajouter à celle de l’édition traditionnelle génère une réelle difficulté pour les livres auto-édités de sortir du lot. La rareté ne se situe plus du côté de la production, mais plutôt du côté de l’attention des consommateurs face à ce foisonnement ».
– Design graphique : PNEU, pratiques expérimentales et collectives
L’École supérieure d’art et design de Valence (ESAD) a une longue tradition d’édition. Initiée en 1987 avec le journal « Que ça dise pourquoi ! », elle se poursuit avec les Editions 127, puis 222. C’est en 2022 que la revue numérique PNEU est réalisée par les étudiant.es dans le cadre du master design graphique avec l’enseignant Samuel Vermeil.
PNEU renvoie à l’idée « d’un véhicule, pour les corps, les affects et les idées… ». Cette édition se veut une « aventure collective », un espace d’expérimentations graphiques bousculant les codes traditionnels d’une revue et à la recherche d’un rythme de présentation et de lecture : navigation, typographies, mise en page…
Construite à partir de workshop, de voyages, de rencontres avec des professionnels, elle témoigne des questionnements des étudiants sur la vie professionnelle et les recherches graphiques innovantes. A travers des entretiens réalisés par les étudiant.es, le numéro 2 diffusé en 2024 s’attache à la production graphique alternative (Service local), à l’invention de typographies (Gor Jihanian), aux techniques d’impression (Un dialogue avec la presse) ou encore à la production artistique et artisanale et les relations à l’humain et à l’écologie (Propos sur la fabrique des nuages), etc.
– Photographie : Fluxtendu, un exercice visuel
Les éditions Fluxtendu présentent en ligne une trentaine de publications réalisées depuis 2011 avec différents photographes. Chaque édition est imaginée dans une totale liberté et se construit dans un dialogue avec Jean-Pierre Bos, photographe et graphiste.
Sujets intimes ou récits de voyages, regards sur des lieux abandonnés ou en chantier, souvenirs ou documentaires, chaque publication est un exercice de style qui se déploie le long des pages racontant l’univers singulier d’un photographe.
Se substituant à un éditeur sans avoir les contraintes de financement, d’impression, de stock, de diffusion, Jean-Pierre Bos conçoit avec chaque auteur un « objet feuilletable » pensé dans un format spécifique au contenu. Ces publications, visibles sur le site Fluxtendu, peuvent être acquises sur Blurb (Print-On-Demand).
Ainsi la série Mensonge de Béatrice Darnal et Jean-Pierre Bos se développe au fil des parutions (2012-2018). Dans le Treizième mensonge, L’ultime, tous deux « dialoguent à travers deux époques, la première au 20e siècle, celle de la photographie argentique, la seconde au 21e, celle du numérique. « De cette succession de fragments de souvenirs nait une histoire cohérente avec un début, un milieu et une fin ».
– Livres d’artiste : « le papier pour le dire »
Jean-Paul Meiser
Jean-Paul Meiser a recours à de multiples techniques : dessin, gravure, linogravure, collage, etc ; il fabrique chaque livre manuellement en peu d’exemplaires, d’un à vingt-cinq selon les ouvrages, la plupart numérotés et signés.
Livres de dialogue
La collaboration avec un écrivain est l’objet d’une série de livres réalisés par Jean-Paul Meiser, soit dans une démarche individuelle, soit collective. Par exemple, « Frontière »(*) accompagné d’un texte de Michel Butor (ill. 1, 2) rassemble 23 graveurs à l’initiative de l’association lyonnaise l’Empreinte qui propose régulièrement à un ensemble de graveurs de collaborer sur des projets d’éditions, d’expositions.
Ou « Elles », un livre réalisé avec des textes de Marlène Tissot, rassemblant un ensemble de linogravures dont les formes courbes mêlent les thèmes de la femme et du végétal (ill. 3, 4).
Livres d’artiste/écrivain
Plusieurs livres associent textes et gravures conçues et réalisés entièrement par Jean-Paul Meiser. Ainsi pendant le 1er confinement dû au coronavirus en mars 2020, il élabore un journal « Confinitude » (ill. 5) : chaque jour une image et un texte en deux versions dont une peut s’accrocher au mur.
Dans le livre « Chacun a son mot à dire », il a rédigé un texte et créé une gravure (ill. 6, 7) s’intégrant à un ouvrage collectif produit par l’Empreinte. Cette édition réunit 12 graveurs pendant la période du 3e confinement en 2021 ; chacun a fait un texte avec 12 mots « obligatoires » et une gravure, les a imprimés en 15 exemplaires.
Livres du pauvre
Dans cette série, Jean-Paul Meiser utilise tous types de supports papier trouvés ; il récupère les papiers, les détourne, transforme certains en livre-objet : des papiers de papillotes assemblés en leporello dans une boîte d’allumettes « Bonnes résolutions » (ill. 8), des cartes postales éditées par le PS réunies par un anneau, chaque carte parle d’une personne qu’il a aimée, « Roses d’automne » (ill. 9), des registres d’appel journaliers de l’année scolaire 1974-75 métamorphosés en livres « Libertés » (ill. 10, 11) dans lequel se trouvent l’histoire du sapin rouge, le résumé d’un cours de droit : libertés individuelles et collectives, libertés de manifestation, de communication, d’opinions, sociales (travail, syndicat..).
Auteur d’autres formes de livres – folioscopes, cahiers d’itinérances en lien avec des voyages (une quarantaine) …, Jean-Paul Meiser continue inlassablement à créer de nouveaux livres comme « Couac » (ill. 12) avec un texte de Sylvie Brès en cours de fabrication dans son atelier (ill. 13) ; il œuvre également pour la connaissance et la diffusion auprès des publics des livres d’artistes et des estampes de l’artothèque (700 œuvres en réserve) à la médiathèque de Valence, notamment avec le collectif « Livres libres » actif à Valence qui propose régulièrement des actions culturelles comme l’exposition au lycée Valentin et la conférence à la médiathèque de La Passerelle à Bourg-lès-Valence en avril 2024.