La construction des patrimoines,
usages et enjeux dans la Drôme

2 – 1860/1960 une lente évolution de la notion de patrimoine..

Pendant un siècle, de 1860 à 1960, s’opère le passage de la notion de monument à celle de patrimoine et se met en place un encadrement juridique par l’Etat qui promulgue différentes lois sur la préservation et la gestion des monuments historiques et des sites naturels d’intérêt national. Ce second article évoque l’évolution des critères de reconnaissance et de protection en France au cours de cette centaine d’années et se penche sur la situation dans la Drôme à travers des exemples témoignant du poids d’une tradition classique encore bien enracinée.

L’intervention de l’État normalisée :
les lois sur les monuments historiques et les sites naturels

Dans la continuité des missions de la Commission des monuments historiques, la loi de 1887 ébauche les principes d’une législation de protection des monuments et objets d’art ayant un intérêt sur le plan de l’histoire ou de l’art et un intérêt national, ainsi qu’une règlementation des fouilles archéologiques. Les monuments publics classés par l’État ne peuvent être détruits, et doivent être restaurés qu’avec son accord.
En complément, la loi de 1913 remplace la notion d’intérêt national par celle d’intérêt public. Le classement est étendu à la propriété privée et une seconde mesure de protection plus légère est créée : l’inscription au titre des monuments historiques.

L’élargissement progressif des critères de protection

Les critères de reconnaissance du patrimoine évoluent lentement sur le plan chronologique et catégoriel : les périodes des 17e et 18e siècles sont prises en compte mais celles des 19e et 20e siècles sont toujours ignorées. Ainsi sont classés des sites construits au 17e siècle comme le château de Versailles (ill. 1), son parc et ses dépendances (classés en 1906)(*), au 18e siècle comme la Saline d’Arc-et-Senans (ill. 2) (classée en 1926). Il est à noter que la Saline, édifiée avant le siècle de l’industrialisation, est classée avant tout pour les qualités architecturales de Claude-Nicolas Ledoux valorisant alors l’utopiste des Lumières et non l’activité technique de la Saline.
En effet, les typologies s’élargissent légèrement mais la majorité des édifices classés monuments historiques restent essentiellement du bâti monumental, rare ou prestigieux, avant tout religieux ou aristocratique, témoignant de la grandeur de la Nation. En 1840, 934 monuments sont inscrits sur la liste des édifices protégés, en 1913 on passe à 4800 monuments.
1 – Château de Versailles ©ToucanWings / Wikipedia
2 – Saline d’Arc-et-Senans © Patrivia Saline royale

Les sites naturels comme intérêt général

L’évolution des protections est surtout significative dans le domaine des sites naturels « dont la conservation ou la préservation présente, au point de vue artistique, historique, scientifique, légendaire ou pittoresque, un intérêt général » à la suite des lois de 1906 et de 1930. Celles-ci protègent surtout des éléments ponctuels menacés, des curiosités naturelles comme l’Ile de Bréhat, premier site classé en 1907 (ill. 3), ainsi que des monuments naturels « culturels » comme des villages et des châteaux et leurs abords, des places, des promenades ou des sites historiques tel le Pont du Gard classé en 1932 (ill. 4).

Pendant la Seconde Guerre mondiale, il est observé une plus grande intensité de protections des sites naturels dues au Régime de Vichy qui met en place d’après Monique Turlin « ʺun chantier intellectuel des sitesʺ, qui se traduit par un recensement et des classements de parcs et châteaux en grand nombre. Pendant cette période atypique, l’action des pouvoirs publics est plus souvent guidée par la volonté de soustraire ces propriétés à leur réquisition par la puissance occupante que par la nécessité de sauvegarder un patrimoine à caractère exceptionnel » (*). Le classement de grands ensembles paysagers aura lieu qu’avec la création en 1971 du ministère de l’Environnement et des délégations régionales.

3 – Iles de Bréhat © P. André / Wikipedia
4 – Pont du Gard © Krysztof Golik / Wikipedia

L’évolution dans la Drôme entre 1860 et 1960

Pendant cette période, les protections au titre des monuments historiques témoignent d’un léger élargissement des typologies de patrimoine dans la Drôme : sur 104 monuments protégés monuments historiques, classés ou inscrits, 60 appartiennent au patrimoine religieux, 25 au patrimoine des châteaux et fortifications, 9 à l’Architecture civile, 7 à l’Architecture publique, 3 au patrimoine archéologique.
Près de la moitié des protections sont réalisées en 1926 et concernent en majorité le patrimoine religieux réparti dans les petites et moyennes villes de toute la Drôme : de Rochebaudin à Châteaudouble, de Sainte-Jalle à Saillans, de Poët-Laval à Bathernay…
L’élargissement à de nouvelles typologies apparait dès 1908 avec la Maison de ville (ill. 5) du 15e siècle (classée MH) à Suze-la-Rousse et en 1912 avec la Maison Proclamy (classée MH) du 15e siècle à Charmes-sur-l’Herbasse, en 1926 avec la Fontaine et vieux lavoir de Mollans -sur-Ouvèze (inscrits MH), la Fontaine de Rochegude (inscrite MH). Et enfin on note le premier classement d’un pont en 1925, toutefois ancien : le Pont sur l’Eygues à Nyons qui date du 14e/15e siècle (ill. 6).

5 – Maison de ville du 15e siècle, Suze-la-Rousse © M. Mieusement
6 - Nyons. Le pont sur l’Eygues © Archives départementale de la Drôme (125 Fi 19)

Concernant la protection des sites naturels, l’exemple de la Drôme est intéressant à observer pendant la période de 1860 à 1960. Sur 18 sites classés, 10 le sont entre 1911 et 1955. Tout d’abord sont classés des sites légendaires : les « Pierres qui dansent » (ill. 7) à Saint-Barthélémy-de-Vals (classées en 1911) et l’ensemble « Pierre à sacrifices et roches » à La Garde-Adhémar (classée en 1919), puis des curiosités géologiques : le Rocher de Pierrelatte (classé en 1921), la Grotte de Rochecourbière à Grignan (classée en 1938), la Vierge du Vercors à Saint-Martin-en-Vercors (classée en 1939), la Forêt de Saoû (classée en 1942) ; un site est classé en 1939 dans la typologie rivière, gorge : les Grands goulets et la Vernaison à La Chapelle en Vercors ; un autre dans la typologie jardin remarquable : Jardin et terrasse du musée de Valence (classés en 1941) ; deux sites mémoriels : la Grotte de la Luire à Saint-Agnan-en-Vercors (classé en 1946) et la Cour et mur des fusillés à La Chapelle-en-Vercors (classés en 1955).

Parmi les 37 sites inscrits, 27 le sont entre 1938 et 1955 avec une densité dans les années 1946 et 47. On trouve de nombreux villages anciens comme Montbrun-les-Bains, Autichamp ou Beaufort-sur-Gervanne ; des abords de châteaux comme à Suze-la-Rousse ou à Donzère ; des grands paysages comme le Vallon de la Jarjatte à Lus-la-Croix-Haute, le Robinet du défilé de Donzère (ill. 8), le Cirque d’Archiane à Treschenu-Creyers ; des éléments urbains comme les Côtes Saint-Martin et Sylvante à Valence.

7 – ʺPierres qui dansentʺ, Saint-Barthélémy-de-Vals © Toutaitanous / Wikipedia
8 - Robinet du défilé de Donzère © Florian Pépellin / Wikipedia

Les critères de reconnaissance du patrimoine en question

Au cours de ces cent années, il est intéressant de noter que la prise en compte de monuments naturels « culturels » et leur protection sont plus rapides que celles d’édifices historiques. Par exemple, la Grotte de la Rochecourbière à Grignan est classée site naturel en 1938 alors que le village de Grignan et ses abords seront inscrits qu’en 1975 et que le château sera inscrit monument historique partiellement en 1947 et 1987 puis classé monument historique en 1993.
Le château de Suze-la-Rousse et ses abords sont inscrits comme sites naturels en 1947 alors que le château et son parc seront classés monuments historiques qu’en 1964.
Le Robinet du défilé de Donzère est inscrit site naturel en 1948 alors que le Pont du Robinet sur le Rhône sera inscrit comme monument historique dans la typologie patrimoine industriel qu’en 1985 bien qu’il soit conçu par les célèbres frères Seguin.

On note également la prédominance des protections du patrimoine religieux et des châteaux alors que le patrimoine agricole et artisanal, pourtant très présent sur ce département rural, est peu protégé à cette période. Ce n’est qu’en 1997 que le domaine agricole de la Merlière – dont le corps de logis date des 16e/17e siècles – à Châteauneuf-de-Galaure sera inscrit monument historique, qu’en 2010 que le Moulin à vent de  » Beauvert  » du 16e siècle à Donzère sera inscrit ou qu’en 2011 que les Moulins à vent de la Mure du 17e siècle à Vassieux-en-Vercors seront également inscrits.
Pour la catégorie patrimoine industriel, la première protection date seulement de 1982 et concerne la gare de Valence construite en 1866 par l’architecte Louis-Jules Bouchot (1817-1907) ; malgré sa qualité architecturale, elle est simplement inscrite au titre de monument historique et non classée.

Ce rapide panorama des protections des monuments historiques témoigne d’une conception traditionnelle du patrimoine très marquée par l’esprit « beaux-arts », d’une approche peu différenciée selon le territoire qu’il soit rural ou urbain, agricole ou industriel. Si une légère évolution apparaît, elle s’opère selon des critères historiques, architecturaux et stylistiques empreints des disciplines de l’histoire de l’art et de l’esthétique. Ainsi s’impose la notoriété de l’ingénieur et de l’architecte, l’emportent les bâtiments « nobles » aux allures de palais, de châteaux ou d’églises.
Sous le poids de la culture classique, les institutions patrimoniales d’Etat peinent à reconnaître la diversité des héritages et des identités territoriales et conservent leur pouvoir d’imposer leur conception du patrimoine et leur critère de protection jusqu’aux années 1960/70. A partir de cette décennie, la désindustrialisation, l’urbanisation intense, les destructions de sites anciens, la mobilisation citoyenne vont bousculer l’approche traditionnelle du monument historique et favoriser l’avènement des nouveaux patrimoines matériels et immatériels.

Bibliographie

De 1913 au Code du patrimoine, une loi en évolution sur les monuments historiques, sous la direction de Jean-Pierre Bady, Marie Cornu, Jérôme Fromageau, Jean-Michel Leniaud et Vincent Négri, La Documentation française, 2018, 623 p.

Michel Clément, Promulgation de la loi du 31 décembre 1913 sur les Monuments Historiques, Portail national des Archives

Monique Turlin, L’évolution des politiques des sites : du monument naturel au paysage, Direction générale de l’Aménagement, du Logement et de la Nature, ministère de l’écologie, du développement durable, des transports et du logement.

Carte des sites naturels classés et inscrits de la Drôme

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2024-04-02T19:07:23+02:00
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