Les silos-cathédrales
de la Drôme
une architecture industrielle en péril
Silo de Valence, 2015 © Photographie Q+E
Marqueurs de l’histoire agricole de la Drôme, les silos à grains ponctuent par leur monumentalité le paysage de ce département qui avait la particularité de posséder cinq silos construits par Georges Salomon, spécialiste des bâtiments coopératifs et architecte des silos de Chabeuil, Crest, Saint-Paul-lès-Romans, Saint-Vallier et Valence. Malgré leur intérêt architectural, deux silos ont déjà été détruits, celui de Chabeuil en 2021 et celui de Valence en 2023, alors qu’ils auraient pu faire l’objet d’une reconversion audacieuse comme on l’observe dans certaines villes.
Auteure :
Chrystèle Burgard
Les silos à grains de l’architecte Georges Salomon (1893-1963), état des lieux
Construits dans les années 1930, les cinq silos à grains de Chabeuil, Crest, Saint-Paul-lès-Romans, Saint-Vallier et Valence ont pour fonction de stocker de grands volumes de grains à l’abri de l’humidité, de la lumière et des nuisibles. Ils sont nés dans un contexte de crise agricole dans les années 1920-1930 qui conduit l’Etat à réorganiser la production et le stockage. Des coopératives de producteurs de blé sont créées dans la Drôme et l’ingénieur départemental du Génie rural encourage la réalisation de silos à grains qui sont construits en béton par la société Hennebique. Ils sont répartis plutôt dans les plaines où la production céréalière est plus intense et près des voies de communication (voie navigable, réseau ferroviaire, réseau routier).
Si ces silos témoignent de l’activité agricole dans la Drôme pendant l’entre-deux guerres, ils ont aussi un intérêt architectural. En effet leur monumentalité, leurs formes géométriques, l’emploi du béton montrent les caractéristiques de l’architecture moderne d’un Mallet Stevens ou d’un Le Corbusier, ce dernier étant particulièrement impressionné par les « silos – cathédrales » en béton armé bâtis aux Etats-Unis ainsi que par celui de Crest. (*).
Dans la Drôme, c’est l’aixois Georges Salomon (1893 – 1963) qui conçoit les cinq silos. Architecte de nombreuses caves coopératives d’inspiration régionaliste dans les Bouches du Rhône, il affirme à travers ces édifices industriels une approche résolument moderne fondée sur des volumes géométriques simples, sur un jeu de verticales et d’horizontales, sur l’emploi du béton. Dans une étude sur « Les silos à blé des années 1930 dans le Sud-Est de la France » (*), Hélène Vésian met en lumière ceux de la Drôme et observe : « A l’élégante simplicité du verticalisme de Saint-Paul, succède l’affirmation du monumentalisme puissant de Chabeuil (ill. 1, 2) et bientôt de Valence. Conçu exclusivement comme un outil de stockage en cellules, le silo de Chabeuil ne comporte pas de magasins. Mais la nouveauté réside essentiellement dans le traitement de la façade principale » (*). Pour l’auteure, sa conception « fait entrer le silo de Chabeuil dans une architecture d’ordre monumental fortement symbolique » (*).Quant au silo de Valence (ill. 3, 4), elle souligne le travail de l’architecte qui passe à une autre dimension avec le besoin d’un volume de 37 000 quintaux : « Mais c’est la façade sur route, orientée sud, qui, comme à Chabeuil, est traitée de façon magistrale. Georges Salomon crée une sorte de niveau intermédiaire que l’on ne trouve pas à Chabeuil, qui d’une part augmente la hauteur du bâtiment et d’autre part constitue une espèce de combinaison de volumes cubiques formant socle à la colonne qui, plus que partout ailleurs, est bien là l’élément majeur de cette élévation vers le ciel. » (*).
La reconversion des silos à grains, une alternative ?
Comme le constate Lucas Lafont dans son article « Le silo de Crest, une architecture emblématique » , les silos devraient être conservés : « En tant que composante majeure de l’imaginaire et de l’identité des paysages drômois depuis près d’un siècle, les silos ont une certaine valeur patrimoniale et il paraît intéressant de préserver ces édifices pour leurs esthétiques en plus de leurs valeurs historiques ».Au regard des questions environnementales et du développement durable, la reconversion des lieux industriels se pose avec acuité et il paraît de plus en plus crucial de sortir de la logique de destruction pour passer à une logique de transformation et de prise en compte du développement des villes et des territoires en termes d’économie des ressources, de fonctionnalité et de paysage.
Figures architecturales modernes du début du XXe siècle, les silos à grains sont réutilisés pour les transformer en hôtels, bureaux, lieux culturels, logements, universités (Grands moulins de Paris) par des villes audacieuses et engagées dans le développement durable. Parmi les exemples, on peut citer le silo (1930) de Newcastle transformé en 2002 en Centre d’art contemporain / Baltic (ill. 8, 9, 10), le silo d’Arenc (1924) à Marseille transformé en 2011 en bureaux et salle de spectacles (ill. 11, 12). Plus récemment, la réhabilitation spectaculaire du silo au Cap en Afrique du Sud a permis d’accueillir en 2017 le musée d’art africain contemporain (Zeitz MOCCA) avec ses neuf étages et un atrium sculpté dans les formes tubulaires (ill. 13, 14). Actuellement c’est la ville de Kristiansand, dans le sud de la Norvège, qui rénove un ancien silo à grains pour abriter la plus grande collection d’art moderniste nordique au monde : le Kunstsilo (ill. 15, 16).
8, 9, 10 – Baltic Centre for Contemporary Art, Newcastle, 2022 © C. Burgard
Si ces exemples sont spectaculaires et partagent une fonction culturelle, d’autres ont un usage d’habitation, modeste comme cet ancien silo à grain en acier ondulé de 1955 à Phoenix aux États Unis transformé en maison individuelle, impressionnant comme ces silos convertis en immeubles collectifs en Norvège (ill. 17) ou en résidences d’étudiants au Danemark (ill. 18).
Tous ces exemples devraient inciter les collectivités de la Drôme à s’intéresser à la question de la reconversion des bâtiments existants et des derniers silos de la Drôme, plutôt que de les laisser se dégrader et ensuite de les démolir.
Georges Salomon (1893-1963),
architecte de « chefs-d’œuvre du style de notre temps »
Georges Salomon est né à Grasse le 15 juin 1893. Dès 1910, il donne des cours d’architecture et de mathématiques, devient en 1915 diplômé de l’École spéciale d’architecture de Paris. Puis en 1917, il est architecte de la Croix rouge américaine, en 1921 architecte-adjoint du gouvernement de l’Indochine où il exercera comme professeur à Hanoï.
A partir de 1923, il crée son propre cabinet d’architecture à Aix-en-Provence et réalise de nombreux travaux dans le secteur public et privé (Hôpitaux, banques, salles des fêtes, musées, villas, garages). Comme architecte du Génie rural, il construit de nombreux bâtiments : coopératives vinicoles, oléicoles, distillerie, silos à blé. Il réalise aussi pour des gouvernements étrangers d’importantes constructions, notamment en Turquie.
D’après un courrier du 8 février 1934 adressé au maire d’Aix-en-Provence et conseiller général des Bouches du Rhône, il précise qu’il exerce les fonctions d’architecte du Génie rural dans cinq départements : Drôme, Bouches-du-Rhône, Vaucluse, Ardèche, Isère. Avec l’indication du montant des coûts, il liste les travaux de Génie rural réalisés entre 1923 et 1934 dans le domaine des caves coopératives, silos, distilleries. Sur 73 opérations, 9 sont bâties dans des villes de la Drôme : Nyons, Saint-Paul-les-Romans, Saint-Donat, Bourg-de-Péage, Valence (silo), Saint-Vallier (silo), Chabeuil (silo), Romans (distillerie), Tulette.
Par arrêté municipal du 1er mars 1934, il est nommé Architecte-conseil de la Ville d’Aix-en-Provence à la suite du décès de l’architecte Armand Gabriel Liautaud, dont il a acquis le cabinet.
A l’occasion de sa nomination comme chevalier de la Légion d’honneur, la revue Le Feu de janvier 1936 (*), dans laquelle Georges Salomon est l’un des administrateurs, présente une courte biographie et conclut : « Sa distillerie de Romans, son silo de Chabeuil, et plus encore son silo de Saint-Vallier, beau comme une église romane fortifiée, forment des chefs-d’œuvre du style de notre temps ».
Si la vie de Georges Salomon s’éclaire jusqu’en 1938 grâce aux Archives de la Bibliothèque patrimoniale et archives municipales d’Aix-en-Provence, elle reste encore mystérieuse jusqu’à sa mort en 1963 à Monaco (*).
Bibliographie et sources
Lucas Lafont, Les silos à grains en béton armé de la Drôme. Entre sérialité et rapport au territoire, étude d’un patrimoine en péril, Master 2, ENSAG, 2021.
L’Archéologie industrielle en France, Les silos à grains, n° 28, CILAC, 1996.
Hélène Vésian, « Les silos à blé des années 1930 dans le Sud-Est de la France », L’Archéologie industrielle en France, n° 28, CILAC, 1996, p. 23-30.
Archives de la Bibliothèque patrimoniale et archives municipales d’Aix-en-Provence.