Le choix de démolir ou de conserver des édifices patrimoniaux, de les rénover ou de les réhabiliter, de maintenir leur usage ou de changer leur affectation ne se limite pas à un parti architectural ou esthétique. Il s’inscrit dans des enjeux environnementaux, sociétaux, politiques d’une grande actualité et dans le refus de la « table rase » et de l’uniformisation des lieux, des espaces et des territoires.
Aujourd’hui, quelles sont les pratiques face à ces héritages ? Quels sont les enjeux de la reconversion du patrimoine ? Quels sont les usages et les exemples drômois de transformation d’édifices face à de nombreux défis ?
Auteure :
Chrystèle Burgard
Malgré l’élargissement de la notion de patrimoine et l’intérêt pour les héritages bâtis, la démolition continue à être pratiquée couramment, notamment dans le contexte de transformation d’un habitat, d’un quartier ou d’une infrastructure. Si les édifices appartenant aux typologies traditionnelles, monumentales ou prestigieuses, ne sont pas menacés, certaines catégories font difficilement l’objet d’une reconnaissance, d’une patrimonialisation et d’une transformation tels l’architecture industrielle, les ouvrages d’infrastructure ou l’habitat social, et leur destruction reste fréquente voire banale. Il est question tout d’abord d’évoquer les différentes démarches face au patrimoine, celui-ci non restreint aux Monuments historiques protégés, et d’aborder en quoi la reconversion apparaît comme une opportunité de « continuité temporelle et spatiale » reliant passé, présent et futur.
1 – Les différentes pratiques face au patrimoine
Plusieurs démarches ont cours et se déclinent de la destruction à la reconversion ; elles expriment des choix de société et des stratégies géopolitiques face au patrimoine et relèvent de décisions de la part d’acteurs publics ou privés sur les questions de transmission d’un héritage ou de son effacement.
– Dans le domaine de la sauvegarde
. La démolition, mesure irréversible, consiste à détruire un bâtiment malgré ses qualités patrimoniales, sauf si c’est un Monument historique inscrit ou classé nécessitant une procédure particulière. Elle bouleverse d’une part le paysage urbain ou rural et d’autre part l’espace vécu des habitants, leur représentation et leur appropriation (ill. 1, 2, 3).
– Dans le domaine de l’architecture et de l’urbanisme
. La rénovation est la reconstruction partielle ou totale d’un nouveau bâtiment ou d’un quartier dans le cadre d’opérations d’urbanisme après destruction de l’existant.
. La reconversion est la transformation d’un édifice d’intérêt patrimonial désaffecté ou laissé à l’abandon en l’adaptant à de nouveaux modes de vie et usages tout en respectant l’histoire et l’architecture du lieu.
– Des termes liés au cycle des matériaux
2 – Les enjeux de la reconversion du patrimoine
La démarche de reconversion du patrimoine répond à plusieurs enjeux actuels environnementaux, urbanistiques, architecturaux, politiques, économiques, sociétaux, etc. incluant de nombreux acteurs et comprenant d’inévitables écueils.
Dans un contexte de transition écologique, d’économies d’énergie et de matière, réduire l’impact des constructions en reconvertissant un édifice passe par l’adaptation de l’existant, par le réemploi de matériaux déconstruits sur site et l’utilisation de matériaux ayant une faible empreinte environnementale comme les matériaux bio-géosourcés. « Ménager et non aménager » comme le défendent Philippe Madec et Territoire frugal se traduit dans quelques opérations dans la Drôme ; telle la réhabilitation en 2021 de l’Usine à billes à Mirabel-et-Blacons en espaces d’atelier avec l’utilisation de matériaux locaux et biosourcés (chanvre, terre, pisé…), le réemploi de matériaux, la mise en œuvre de savoir-faire artisanaux, etc. (ill. 4) ; ou tel le réemploi de conduits de ventilation transformés en signalétique et mobilier par le Collectif Etc sur le site de la Place des Possibles à Saint-Laurent-en-Royans (ill. 5, 6) .
« 55% des terres sont anthropisées » (*) et l’espace ne cesse de s’artificialiser. Reconvertir un bâtiment ou une friche bâtie contribue à lutter contre l’artificialisation des sols (*) en évitant l’étalement urbain et la réalisation de nouvelles infrastructures. C’est un enjeu stratégique de revitalisation, de requalification (France) ou de régénération urbaine (Grande-Bretagne) à travers l’aménagement et la transformation d’un édifice, d’un quartier, d’une ville ou d’un village, voire d’un territoire. Il s’agit de réfuter l’idéologie de la « table rase » et de la politique de démolition/reconstruction instituée à partir de l’après-guerre mais encore toujours actuelle, de respecter la production antérieure et de « ménager le réel tout en l’agençant » (*).
La démolition/reconstruction était considérée jusqu’à présent comme une pratique moins onéreuse, particulièrement encouragée par le secteur du BTP, secteur stratégique et influant dans le monde économique, qui recherche à travers ses opérations radicales la revalorisation foncière et immobilière de sites. Cependant ce point de vue relève aujourd’hui d’un calcul économique à court terme car différentes études montrent l’impact économique et écologique de la construction et de la production industrielle traditionnelles. Sont mieux pris en compte les différents coûts liés à toute la chaîne : les déchets comme Philippe Madec le spécifie : « 60 % des déchets proviennent du bâtiment, de la construction, de la démolition (cette proportion s’élève à 70% en France, 75% en Île-de-France) » (*), également les ressources et les matériaux – extraction, fabrication, transformation, stockage, transport -, et enfin la main d’œuvre délocalisée. Les enjeux « de reterritorialisation de l’économie » (*) , d’emplois localisés et de formations vers des métiers et des savoir-faire en lien avec un art de bâtir écoresponsable sont dorénavant mieux considérés.
Toutes opérations de construction et d’aménagement touchent les habitants, les usagers, les professionnels, les élus. Elles peuvent être l’objet de conflits d’acteurs ou d’usages, de conflits d’intérêts entre populations locales et élites ou nouvelles populations installées comme elles peuvent fédérer des citoyens. L’enjeu de la reconversion est d’assurer une cohésion des différents acteurs autour d’un bien commun, une appropriation par la population et une acceptation de sa transformation et des nouveaux usages. D’où l’intérêt de dialogue, de participation publique et de co-construction entre les habitants, les usagers, les élus, les maîtres d’ouvrage, les architectes, et d’où également l’attention à respecter une mixité sociale, un équilibre entre individus de divers horizons sociaux et de générations afin d’éviter la gentrification d’un édifice ou d’un quartier reconverti. Il est aussi d’expérimenter d’autres manières d’habiter, de travailler, de produire, de se cultiver en instaurant de nouveaux usages : tiers-lieu, habitat participatif, espace de coworking, ateliers partagés…
. Enjeux culturels
Nombreux sont les édifices patrimoniaux délaissés comme les églises, les temples ou les châteaux en attente de nouveaux propriétaires, de nouvelles affectations et aussi de financements à l’échelle de ces lieux, alors que la demande culturelle citoyenne reste vivante. A l’initiative de collectivités et parfois de privés, la reconversion du patrimoine religieux ou fortifié permet de contribuer à la démocratisation culturelle en transformant ces lieux en espace d’expositions, en musée ou centre d’art. Elle permet de redonner une vie à un patrimoine en déshérence et « endormi », de s’adresser autant aux habitants qu’aux touristes, de renouveler les pratiques culturelles et le regard sur des sites anciens : château des Adhémar à Montélimar devenu entre 2000 et 2016 un centre d’art contemporain (ill. 9) ; temple à Venterol transformé en lieu d’expositions et de rencontres (ill. 10) ; église Sainte-Germaine à Roussas aménagé pour une programmation de spectacles vivants (ill. 11).
. Enjeux mémoriels
L’histoire et la fonction d’un site sont peu à peu oubliées, soit à cause des années ou des siècles écoulés, soit volontairement pour effacer des crises (religieuses, industrielles ou politiques), des conflits, des évolutions sociétales. La démarche de préservation d’une construction et de sa reconversion permet de lutter contre l’« effacement mémoriel », de reconnaître l’histoire d’une époque et de donner de la visibilité et une légitimité à des acteurs notamment aux survivants de ce patrimoine, à des groupes sociaux impliqués. La « durabilité mémorielle » spécifique à la reconversion est une manière de faire survivre le passé grâce à la conservation de traces originelles matérielles et immatérielles et de les faire revivre à travers de nouveaux usages. Comme à la Cartoucherie à Bourg-lès-Valence qui, après des années de lutte pour sa sauvegarde et son inscription à l’inventaire des Monuments historiques puis sa réhabilitation, a été l’objet d’ateliers d’écriture avec les anciens cartouchiers et l’édition d’un livre avec le Centre social, de visites du site, de la création d’un film d’animation avec l’école Chony et l’Equipée, et d’une commande photographique par Jean-Pierre Bos qui a suivi le chantier et photographié les équipes : ouvriers, architectes, archiviste…(ill. 12, 13).
Des écueils
Il est cependant nécessaire de mentionner certains écueils de la reconversion du patrimoine. Parmi eux, on peut noter l’instrumentalisation d’opérations à des fins économiques et politiques et une logique de marchandisation du patrimoine qui devient alors une « offre de produit », un marketing territorial au service d’un projet économique, urbain ou touristique. On constate aussi la dépossession des catégories populaires et la gentrification de certains quartiers après leur reconversion. Enfin on peut également observer la transformation de patrimoines en objet de consommation et de spectacle, en espace ludique et expérientiel, une esthétisation et une mise en tourisme simpliste allant jusqu’à la « cartepostalisation » de site conduisant à leur perte d’authenticité et à l’aseptisation de l’histoire.
3 – Une diversité de patrimoines adaptés à différents usages
Conserver et adapter ces lieux de mémoire engagent à les transformer selon l’habitabilité des territoires. Il s’agit de les « habiter » autrement en leur donnant de nouvelles fonctions adaptées aux besoins actuels : se loger, produire, créer, se cultiver, partager… Plusieurs exemples de reconversion dans la Drôme rendent compte de la diversité des programmes et du potentiel d’adaptation des patrimoines quelles que soient sa typologie et son époque.
D’autres changements d’affectation existent comme les hébergements touristiques dans des moulins transformés en auberge (Vercoiran, Villeperdrix), des couvents en résidence de vacances (Buis-les-Baronnies), des moulinages en gîtes (Saillans), des châteaux en hôtel (Rochegude). Ou des ouvrages d’art deviennent des lieux touristiques comme l’aqueduc de Saint-Nazaire-en-Royans aménagé en lieu de promenade et centre d’interprétation.
Ces exemples de reconversion témoignent de la capacité de ces édifices à participer à la transformation des façons d’habiter les territoires et également de l’inventivité des architectes, tout en répondant aux enjeux du futur. Il existe de nombreux autres exemples et approches en France et en Europe : des confrontations audacieuses entre patrimoine et lieu culturel comme la centrale électrique à Rome métamorphosée en musée de sculptures, antenne du musée du capitole (ill. 22) ; des remises en cause plus radicales de l’acte de construire comme l’ancien chantier naval transformé en FRAC Haut de France à Dunkerque par les architectes Lacaton et Vassal (ill. 23) ou bien les anciennes usines LU à Nantes et le Magasin à Grenoble reconvertis en espace culturel par l’architecte Patrick Bouchain.; des approches innovantes pour repenser la ville comme la reconversion de la friche industrielle de Belval au Luxembourg en « Cité des sciences » associant universités, logements, start-up, commerces… (ill. 24).
BIBLIOGRAPHIE
Architecture frugale. 20 exemples de réhabilitations en Auvergne-Rhône-Alpes, Ville et aménagement durable, 2022.
Belli-Ris Pierre (dir.), Réemploi, architecture et construction, Ed. Le Moniteur, 2022.
David Eric et Stéphanie, L’art d’accommoder les restes, Editions deux-cent-cinq, col. AAA…, 2024.
Madec Philippe, Mieux avec moins, Ed. Terre Urbaine, 2021.
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« La construction des patrimoines, usages et enjeux dans la Drôme »