Les décennies après la Seconde Guerre mondiale sont marquées par de profondes mutations sociales, économiques et culturelles. Migration rurale et modification des territoires ruraux, désindustrialisation et désaffection de sites industriels provoquent une prise de conscience de la fin d’un monde, une attention particulière à un passé révolu et à un héritage à préserver. C’est dans ce contexte que la notion de patrimoine s’élargit sur le plan chronologique, typologique et spatial non sans dissensions et conflits autant à l’échelle nationale que dans la Drôme.
Auteure :
Chrystèle Burgard
Eveil d’une conscience patrimoniale en France
Le traumatisme des destructions d’édifices d’une valeur historique ou architecturale ou bien de lieux n’appartenant pas aux catégories traditionnelles des monuments historiques éveillent une conscience patrimoniale dépassant les seuls spécialistes de la conservation : la société civile comme des experts de différentes disciplines commencent à se mobiliser ; quant aux institutions, elles s’adaptent, réagissent ou initient.
– Une appréhension nouvelle du patrimoine et des approches croisées
Dans les années 1960-80, un mouvement général voit le jour dans la société civile, préoccupée par la reconnaissance des patrimoines, non pas monumentaux, mais ceux qui racontent l’histoire ou la vie quotidienne et qui font l’identité d’un quartier, d’une ville ou d’un territoire. Face aux bouleversements sociaux, aux usines désaffectées ou détruites, se mobilisent d’un côté habitants, anciens salariés d’une usine fermée, amateurs de patrimoine, érudits, associations locales et nationales, élus locaux… De l’autre, des professionnels de diverses disciplines : historiens et historiens des techniques, ethnologues, anthropologues, géographes, architectes autres que les architectes des Monuments historiques ou des Bâtiments de France. Ces décennies bénéficient des regards croisés sur le patrimoine : des questions mémorielles à l’aménagement du territoire, de l’histoire économique à l’histoire sociale.
Les acteurs du terrain et les associations veulent affirmer leurs points de vue ; ils défendent une approche non académique et remettent en cause les pratiques scientifiques et juridiques de l’Etat.
Confrontations, contestations, coopérations jalonnent cette période où le terme « patrimoine » se généralise et remplace dans les années 1970 « monument » et « monument historique », bien que le mot soit ponctuellement apparu en 1906 et 1907.
– Les institutions, entre réticence et initiative
Pendant ces décennies, une série de mesures sont prises par l’Etat sous forme de lois et de décrets, de créations de missions ou de services, prenant en compte progressivement les réflexions sur les modalités d’étude, sur les procédures de protection et de valorisation des patrimoines dans une approche aussi bien archéologique, architecturale, urbanistique que paysagère.
Parmi les nombreuses mesures prises, on peut citer la création en 1964 à l’initiative d’André Malraux (*) – en marge ou contre les Monuments historiques – de l’ʺInventaire général des monuments et richesses artistiques de la Franceʺ dont l’objectif est la connaissance et non la protection. Au sein de celui-ci, sera créée en 1983 la cellule du patrimoine industriel – domaine difficilement reconnu par les instances nationales. Avec la Loi de décentralisation en 2004, l’ʺInventaire est confié aux régions qui deviennent chargées de l’ʺ Inventaire général du patrimoine culturel ʺ ; à partir d’enquêtes de terrain, il « recense, étudie et fait connaître les éléments du patrimoine qui présentent un intérêt culturel, historique ou scientifique » (*). Cette démarche bouleverse la conception traditionnelle des monuments historiques et les frontières du patrimoine comme l’a démontré Nathalie Heinich (*). Le patrimoine ethnologique (*) et immatériel est de plus en plus considéré et la période moderne commence à être reconnue comme l’attestent les protections de la tour Eiffel (ill.5) construite en 1888-89 mais seulement inscrite monument historique en 1964 ou de la gare d’Orsay (ill.6) édifiée en 1898 classée en 1978.
La dimension spatiale du patrimoine est prise en compte avec l’élargissement aux ensembles urbains et paysagers. Après la création en 1943 du périmètre de protection aux ʺabordsʺ des monuments historiques, puis en 1946 du corps de l’architecte des Bâtiments de France, la valorisation spatiale du patrimoine architectural, urbain et paysager s’affirme avec la loi de 1962 sur les secteurs sauvegardés puis avec les créations en 1983 des ZPPAUP (Zone de Protection du Patrimoine Architectural, Urbain et Paysager), en 2010 des AVAP (Aire de mise en valeur de l’architecture et du patrimoine) désormais réunis dans les ʺSites patrimoniaux remarquablesʺ depuis 2016. L’intention de protéger et d’entretenir de grands ensembles paysagers se concrétise en 1971 avec la constitution du ministère de l’Environnement et des délégations régionales ; de nombreux sites sont alors classés ou inscrits selon différentes catégories : littoral (massif des Calanques) (ill.7), gorges (Verdon), montagnes (Sainte-Victoire) (ill.8) …
Cette période est marquée par l’engouement du public pour le patrimoine qui conduit le ministère de la Culture, à l’initiative de Jack Lang, à mettre en place en 1984 les « Journées portes ouvertes dans les monuments historiques », transformées ensuite en Journées du patrimoine. La démocratisation et l’élargissement de la notion du patrimoine sur le plan chronologique, géographique, catégoriel et conceptuel favorisent la prise en compte du patrimoine matériel et immatériel aussi bien archéologique, historique, naturel, artisanal, technique qu’industriel. Les édifices religieux, les résidences de prestige et les lieux de pouvoir ne sont plus les seuls héritages reconnus.
En 2022, d’après le bilan du ministère de la Culture, 44 769 immeubles sont protégés au titre des monuments historiques, dont 14 273 classés et 30 496 inscrits. Le règne des nouveaux patrimoines s’affirme malgré les réactions des Institutions patrimoniales d’Etat et d’historiens comme Pierre Nora qui critique l’éclatement et la « tyrannie des mémoires » (*).
Cependant certaines catégories de patrimoine restent peu reconnues et les productions architecturales ou artistiques du 20e siècle sont toujours écartées ; cette défiance est alors compensée par la création en 1999 du label ʺPatrimoine du 20e siècleʺ, transformé en 2016 en label ʺArchitecture contemporaine remarquableʺ ; il se veut avant tout pédagogique en listant les édifices de moins de 100 ans non protégés au titre des monuments historiques, sans imposer une quelconque forme de protection ou contrainte.
Quel élargissement de la notion de patrimoine dans la Drôme ?
– Des évolutions dans certaines typologies du patrimoine
Parmi les typologies nouvelles ou en progression, on note le patrimoine funéraire et mémoriel qui comporte quatre ouvrages dont les monuments aux morts de Romans-sur-Isère achevé en 1934 par le sculpteur Gaston Dintrat (inscrit en 2019) ou ceux de Valence (classés en 2022) composés de celui de la Première Guerre mondiale réalisé en 1923-29 par Gaston Dintrat et Henri Joulie et celui de la Seconde Guerre mondiale (ill. 10).
Le patrimoine archéologique est un peu mieux reconnu avec six protections dont des sites préhistoriques comme l’atelier de taille de silex (ill. 11) situé dans le musée de la Préhistoire à Vassieux-en-Vercors (classé en 1982) ou la grotte ornée, dite Tune de la Varaine, à Boulc-en-Diois (classée en 1990).
– Les limites des protections et de la reconnaissance des nouveaux patrimoines
Quant au patrimoine industriel (*), il comprend cinq sites inscrits mais aucun n’est classé. Parmi eux, trois datent du 19e siècle : la gare de Valence, 1865 (inscrite en 1982) ; le Pont du Robinet à Donzère, 1845 (inscrit en 1985), la passerelle Seguin (ill. 13) à Tain-L’Hermitage, 1847 (inscrite en 1985). Seules deux usines, l’une du 19e siècle et l’autre du 20e siècle, sont seulement inscrites malgré leur qualité architecturale et leur intérêt historique : l’usine textile/Cartoucherie (ill. 14) édifiées en 1855 à Bourg-lès-Valence (inscrite en 2003), la Chapellerie Mossant Art déco bâtie en 1929 à Bourg-de-Péage (inscrite en 2004).
Sur l’ensemble des 18 sites classés, neuf le sont après les années 1960 ; ils appartiennent aux catégories suivantes : ʺPaysage exceptionnel de montagneʺ dont Combe Laval (1991), Vallon de la Jarjatte (2012) ;
Sur les 38 sites inscrits, onze le sont après les années 1960. Ils font surtout partie de la catégorie ʺVille/village/hameau/place ʺ avec leurs abords dont les villages de La Laupie (en 1972), La Garde-Adhémar (1972), d’Etoile (1972), Grignan (1975), Poët-Laval (1984), ou l’ensemble urbain de Valence (1975) et le centre ancien de Romans (1982). Deux appartiennent à la catégorie ʺMonument/ouvrage d’art ʺ : le château de Rochebrune, église et tours (1974), le château de Condillac et ses environs (1980).
Cet état des protections de 1840 à nos jours témoigne d’une légère évolution de la notion de patrimoine dans la Drôme plus particulièrement au cours de ces dernières décennies. Sur les 280 monuments historiques classés et inscrits du département, 124 appartiennent au patrimoine religieux, 63 à la typologie ʺ châteaux, fortifications ʺ, 10 au patrimoine archéologique, 51 à l’ʺ architecture civile ʺ, 5 au patrimoine industriel et technique, 4 au patrimoine agricole », 16 à l’ʺ architecture publique ʺ, 5 au patrimoine mémoriel et funéraire », 1 au patrimoine artisanal, 1 au patrimoine artistique.
Cependant on peut constater le peu de reconnaissance du patrimoine agricole et artisanal bien qu’il appartienne à l’identité du territoire drômois, du patrimoine industriel malgré sa forte présence et du patrimoine du 20e siècle. Ces deux derniers sont peu représentés pour des raisons esthétiques, culturelles, sociales et environnementales qui seront l’objet d’un prochain article.
Ce bilan synthétique met en lumière l’approche traditionnelle des décideurs (Etat et ses services, élus…) du patrimoine souvent perçu de manière utilitariste, comme ressource à exploiter, comme instrument à usages politiques et touristiques ou comme levier du développement territorial au détriment de ses propres qualités.
S’il ne s’agit pas de tout protéger, il serait à propos de cesser d’effacer les traces d’une histoire et d’une production souvent peu connues, mal comprises et il est vrai pas toujours consensuelles, de transformer le regard des élus, promoteurs, architectes, citoyens… sur l’héritage pluriel d’un territoire et d’oser « habiter le temps ».
Bibliographie
Nathalie Heinich, La fabrique du patrimoine. De la cathédrale à la petite cuillère, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 2009.
Pierre Nora (sous la dir.), Les lieux de mémoire, Gallimard, 1997.
Gilles Soubigou (dir.), Hauterives. Le Palais idéal du facteur Cheval, La Passe du vent, 2019.
Gilles Soubigou, « 23 septembre 1969 : classement parmi les monuments historiques du Palais idéal du facteur Cheval », Carnet de recherches du Comité d’histoire du ministère de la Culture sur les politiques, les institutions et les pratiques culturelles, publié le 23 sept. 2019
Tous les articles de la série
« La construction des patrimoines, usages et enjeux dans la Drôme »