Ceinture habitée.

Quand le réensauvagement
devient prétexte à l’architecture

Les relations architecture, biodiversité et cohabitation avec la faune sont particulièrement d’actualité comme en témoignent des aménagements à Paris ou en région, et la dernière exposition à l’Arsenal à Paris « Paris Animal. Histoire et récits d’une ville vivante » (*) s’interrogeant sur comment accompagner et favoriser la biodiversité animale dans la capitale face à la crise écologique et à l’effondrement de la diversité.
Dans le cadre de leur Master (*) et du Projet de Fin d’Étude (PFE) (*) « Ceinture habitée. Quand le réensauvagement devient prétexte à l’architecture » à l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Grenoble, Salomé Champon-Bergerand et Axelle Permingeat se penchent sur un site, la vallée de l‘Ubaye, et imaginent des propositions architecturales et des aménagements pour le hameau de Maljasset en 2070 afin de « trouver une entente et une rencontre possible entre les humains et la faune ». Une réflexion ingénieuse développée à partir de délicats dessins.

L’orientation de ce projet de fin d’étude prend racine dans notre intérêt mutuel pour la biodiversité et plus particulièrement la faune sauvage. La vallée de l’Ubaye, territoire imposé à tous les étudiants, est caractérisée par une biodiversité très riche et diversifiée, mais est aussi menacée par les conséquences du réchauffement climatique. Pour nous projeter en 2070, nous décidons de mener différentes réflexions concernant la biodiversité dans les espaces déjà protégés et habités.
Que se passerait-il si les riches espaces biodiversitaires de l’Ubaye se réensauvageaient ? Comment vivre avec une biodiversité qui s’étend et qui se mêle avec la vie humaine ? Autrement dit, comment cohabiter avec la faune sauvage ? Et surtout, comment cohabiter grâce à l’architecture ?

Carte des espèces de la vallée de l’Ubaye (non exhaustive)

Présentation de la vallée, du hameau,
diagnostic paysager
et de la faune

P
our développer notre projet, nous nous sommes positionnées sur un des hameaux du Vallon de Maurin, Maljasset, situé dans le fond de vallée de la Haute-Ubaye. À 1900 mètres d’altitude, celui-ci est habité à l’année par une dizaine d’humains (quatorze) et par la faune sauvage. Un paysage somptueux et préservé l’entoure, composé par les forêts de mélèzes et les hauts sommets du Queyras et du Piémont Italien. Ce noyau de bâti, dense, a été construit au Moyen-Age par des maçons italiens et conserve son caractère traditionnel avec ses larges bâtisses en pierres aux toits recouverts de lauzes. 

Les saisons donnent à ce hameau une atmosphère changeante, l’automne est calme, les mélèzes orangés. L’hiver, on peut apercevoir les enfants jouer dans la neige, des touristes faire du ski de fond ou du ski de randonnée tandis que des groupes de randonneurs affrontent le froid en raquettes. Lorsque le redoux arrive, les groupes s’agrandissent et profitent des beaux jours pour apercevoir les marmottes et bouquetins. Le hameau vit au rythme de la nature ainsi que son économie qui est majoritairement liée au tourisme.
La Haute-Ubaye, pour son intérêt floristique et faunistique est devenue une zone Natura 2000 depuis 2006 dont Maljasset fait partie. Cette richesse est due à la diversité des milieux et des contextes géologiques : prairies de fauche de montagne, pentes rocheuses, tourbières, lacs naturels, rivière alpine, eaux stagnantes ou forêts alpines etc. Sur place, c’est un véritable havre de vie sauvage qui se dévoile, les paysages de mélézins et de feuillus, des aigles royaux virevoltant au de-là des falaises et petits rhinolophes dans les cavités de celles-ci, étagnes et chamois sur le bord de la route, mésanges et autres passereaux curieux volant autour des maisons. Sur la neige, de nombreuses traces significatives de la présence d’autres petits mammifères, renards et hérissons.
Cependant, l’existence du loup dans le fond de la vallée représente une menace pour les bergers et leurs troupeaux. Ce sujet suscite un vif débat parmi les acteurs concernés, qui cherchent des solutions pouvant permettre une coexistence possible telle que la surveillance renforcée des troupeaux par les bergers et l’utilisation de chiens de garde ou encore la mise en place de parcs électrifiés. 
Aussi, dans de telles zones bien que protégées, les dérèglements dus aux changements climatiques se font aussi ressentir et nécessitent des prises de décisions futures pour leur préservation.
Vue du vallon de Maurin
Plan existant de Maljasset
Coupe paysagère de Maljasset

Hypothèses pour 2070

A
ctuellement, la vallée de l’Ubaye est déjà protégée par endroits, grâce à sept zones Natura 2000, au parc national du Mercantour et aux nombreux espaces naturels sensibles.
Au regard des enjeux du réchauffement climatique sur la biodiversité, et dans la mesure où l’Homme en fait partie, on imagine que d’ici 2070, ces espaces protégés seront étendus et renforcés.
Les zones en vert foncé seront réensauvagées et l’accès de l’Homme sera contrôlé. On peut déjà observer des mesures similaires dans des sites sensibles du monde entier, comme le Rocher Uluru en Australie, mais aussi en France, dans les calanques de Sugiton par exemple.
Les zones en vert clair seront des zones tampons entre les zones urbanisées et les zones réensauvagées. L’Homme pourra toujours y vivre avec la principale condition de devoir cohabiter avec la faune sauvage voisine, de plus en plus abondante.
Carte des zones protégées en 2023

Carte prévisionnelle des zones sauvages pour 2070

S’implanter et se loger

La traduction architecturale de ces intentions s’est façonnée en plusieurs étapes. L’emprise bâti de la ceinture a pris plusieurs formes au cours de nos réflexions, mais pour rentrer dans le projet il fallait s’arrêter sur l’une d’entre elles. Vivre en lisière de zone sauvage implique également pour l’Homme de se protéger de cette faune potentiellement menaçante. On imagine alors une ceinture bâtie autour du hameau existant (1). Cette ceinture est ensuite ouverte sur le grand paysage à l’aide d’un saut de loup (2). Il est nécessaire d’apprivoiser le dénivelé où le hameau se trouve. La pente est alors adoucie à l’aide de plateaux cultivables (3). Enfin, l’objectif est de garder un mur poreux à la faune sauvage par des interstices, des irrégularités et des failles fines dans l’enceinte. Ainsi, le mur peut aussi être habité par la petite faune tout en veillant à ce que les prédateurs ne puissent pas rentrer (4). Pour finir, un axe traversant dans le hameau est conservé afin de maintenir l’accès vers l’église du vallon de Maurin situé trois cents mètres plus loin. De plus, un escalier paysager relie la rivière de l’Ubaye au hameau (5).

Saut de loup

À l’est de l’enceinte, les toitures sont des terrasses pour les habitants du hameau. À l’image des toitures vivantes grecques, on imagine ces endroits comme de véritables espaces publics de rencontres entre tous les habitants du hameau.

Les logements, parties intégrantes du mur, se succèdent au fil de la pente. On retrouve les pièces de vie orientées vers l’intérieur du mur afin d’être connectées avec les espaces extérieurs. Les espaces de nuit sont quant à eux orientés vers « l’au-delà du mur ».

Cultiver 



Ces plateaux permettant de gérer la pente sont cultivés par les habitants qui peuvent s’approprier ces espaces. Cette agriculture vise à approvisionner la légumerie pour nourrir le hameau. Dans la partie Ouest de la ceinture, des commerces tels qu’une fromagerie, une boucherie ou encore une épicerie sont liés à ces cultures et également à la bergerie. Pour éviter de créer une communauté en autarcie, l’activité agricole et les produits locaux permettent aux agriculteurs d’être présents sur les marchés de la vallée de l’Ubaye.

Plateaux cultivés

Conserver le patrimoine pastoral 



L’activité pastorale a toujours été très présente dans le vallon de Maurin, l’étendue des pâturages présents sur l’étage alpin environnant en témoigne. Ces prairies et pâturages sont essentiels pour préserver la tradition pastorale dans la vallée, les troupeaux d’animaux et leurs chiens de berger dessinent le paysage. C’est donc tout naturellement qu’une bergerie ovine prend place au Nord de la ceinture. Les moutons continuent de sortir dans les pâturages accompagnés du berger et des chiens, et rentrent chaque nuit pour se protéger des attaques de loups. La traite des moutons a lieu deux fois par jour pendant six mois de l’année, et c’est à ce moment-là qu’ils sont dirigés vers l’étage supérieur, où se trouve la salle de traite. Le toit est végétalisé pour être accessible aux moutons ainsi que les gradins devant la bergerie et les commerces qui permettent à l’humain et à l’animal de se mêler.

Cohabiter

La ceinture est habitée par l’homme mais également par l’animal, sauvage ou non.
Au-delà des moutons sur le toit, les usages humains et ceux de la faune pastorale se superposent, faisant ainsi écho aux anciens modes de vie des paysans alpins, vivant au-dessus de leurs bêtes. D’autre part, entre les logements, des failles permettent aux petits mammifères tels que les hérissons de toujours circuler dans le hameau mais empêchent les loups ou les renards de passer. Puis, différents interstices sont imaginés pour que la faune puisse également s’approprier les irrégularités extérieures de la ceinture. Par exemple, les escaliers massifs entre chaque logement libèrent des creux à l’extérieur de l’enceinte, appropriable par des espèces telles que les renards.

Les murs en pierre de taille qui constituent la ceinture offrent du relief dans les façades. En effet les pierres sont taillées de quatre manières différentes et créent ainsi des anfractuosités, des rebords pouvant accueillir l’avifaune et l’entomofaune. L’objectif ici est de conserver et favoriser la venue de ces espèces dans le hameau. De plus, les pierres proviendraient de la carrière de pierre calcaire de Saint-Jacques à Méolans-Revel, située à 48 km de Maljasset. Enfin, une autre forme de cohabitation, à distance, est possible grâce à une tour d’observation située au centre du hameau. En plus de servir de point de repère, ses différents paliers permettent aux habitants et visiteurs d’observer le grand paysage, la faune et les nombreux rapaces présents dans le Vallon de Maurin.

Maquette au 10e des murs en pierre de taille
Tour d’observation
La question de la cohabitation avec la faune n’a pas besoin d’attendre 2070 pour être résolue. Elle est, en 2023, déjà au cœur des discussions.
Une mère de famille, habitant à Maljasset, a déjà peur lorsque sa fille entend le loup hurler en hiver en partant à l’école. Les éleveurs, quant à eux, doivent faire face aux attaques de loups pouvant décimer tout un troupeau. Alors, notre objectif n’a pas été de donner notre avis sur ce combat entre l’Homme et la faune sauvage. Il s’agissait en réalité de donner une opportunité aux deux parties de vivre ensemble.
À l’intérieur de la ceinture, cohabitent l’homme, les animaux domestiques ainsi qu’un échantillon de faune sauvage et l’avifaune. À l’extérieur, d’autres animaux peuvent s’approprier les interstices. Avec cette architecture, nous avons tenté de trouver une entente et une rencontre possible entre les humains et la faune. Une rencontre pacifique et raisonnée.
Maquette générale du vallon de Maurin avec le projet

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Par |2024-04-16T11:57:56+02:0010/10/2023|architecture, developpement-durable, environnement|
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