Destructions des halles Art déco à Romans-sur-Isère, des quais du Rhône à Valence, du silo à grains à Chabeuil… ; bâtiments menacés de démolition comme l’usine Jourdan à Romans-sur-Isère ou le pont type Eiffel à Saint-Laurent-en-Royans… Ces exemples parmi tant d’autres suscitent toujours des interrogations.
Si aujourd’hui il est admis que le patrimoine est avant tout une construction sociale, qu’il est évolutif et conflictuel, il est proposé de retracer à travers plusieurs articles l’évolution de la notion de patrimoine et les grandes phases de protection des monuments historiques dans la Drôme, et également de s’intéresser aux questions de devenir et de reconversion de bâtiments, en particulier du patrimoine industriel encore si controversé.
Ce premier article s’attache à l’apparition de la conscience patrimoniale et au rôle joué par Prosper Mérimée, deuxième inspecteur des monuments historiques, notamment dans la Drôme. Son approche est explorée à la lumière de sa Correspondance générale, dont les quatre tomes des années 1822 à 1846.
Auteure :
Chrystèle Burgard
Emergence de la conscience patrimoniale
Les prémices d’une politique du patrimoine
C’est au cours de la Révolution française qu’émergent une conscience patrimoniale et les questions d’inventaire et de conservation de monuments et d’œuvres d’art bien que cette période soit écartelée entre la destruction des symboles de l’Ancien Régime et la préservation d’emblèmes de l’histoire de France ou de l’identité nationale défendue dès 1794 par Henri Grégoire dans son Rapport sur les destructions opérées par le vandalisme, et sur les moyens de le réprimer.
Sous la Monarchie de Juillet (*), François Guizot, ministre de l’Intérieur, crée en 1830 le premier poste d’inspecteur général des monuments historiques et désigne Ludovic Vitet, écrivain et homme politique. Puis le 27 mai 1834, Adolphe Thiers nomme Prosper Mérimée (ill. 1, 2) qui exercera cette fonction jusqu’en 1860 et posera les fondements d’une politique patrimoniale.
Composée d’archéologues, d’historiens puis d’architectes, la Commission des monuments historiques est mise en place en 1837 avec la mission de sélectionner les monuments anciens dignes d’intérêt et de répartir les subventions de l’Etat destinées à leur conservation et leur restauration. La première liste de 934 monuments est publiée en 1840 grâce au soutien des préfets chargés de recenser et de classer les anciens monuments selon leur importance dans chacun des départements. Cette liste comprend surtout des édifices antiques et médiévaux et des sites préhistoriques, dont huit dans la Drôme. D’autres listes suivront en 1846, 1862, 1875, 1889 et 1900. Mais ce n’est qu’avec les Lois de 1887 et de 1913 que sera formalisée une législation sur la protection des édifices et des objets d’intérêt national puis d’intérêt public.
Prosper Mérimée (1803-1870), les débuts de sa fonction d’inspecteur
Licencié en droit, écrivain, Mérimée exerce d’abord différentes fonctions au secrétariat général de la Marine puis au ministère du Commerce. Sans véritable formation architecturale mais d’un esprit curieux et critique, il se forme sur le terrain auprès d’érudits, d’archéologues et d’architectes. Rapidement, il découvre les ravages du vandalisme révolutionnaire mais aussi « les fureurs iconoclastes du protestantisme », l’indifférence des autorités locales et l’ampleur de sa tâche. Dès 1835, il envisage de réaliser « le catalogue des monuments et de toutes les antiquités de la France. J’estime que nous serons quittes avec deux cent cinquante ans de recherches et 900 volumes de planches »(*). Mérimée se mobilise fréquemment pour augmenter le budget consacré aux restaurations qui sont priorisées selon l’urgence et selon leur typologie définie en fonction de critères stylistiques ou de particularités régionales, tout en exprimant ses difficultés et la stratégie à adopter : « Je me demande si nous avons chance d’attraper quelques 100 000 f. de plus. Sinon, il vaudrait peut-être mieux ne pas trop crier misère, et ne pas faire un tableau effrayant des plaies des monuments historiques. J’ai peur qu’on ne crie : qu’ils tombent et qu’on ne nous en parle plus »(*).
Si Mérimée rédige régulièrement des notes sur ses visites sur site, des rapports qu’il soumet à la Commission des monuments historiques, il agit également sur des questions organisationnelles. Il défend dès 1842 la création d’un fonds spécial pour permettre aux musées et aux bibliothèques publiques « d’enrichir nos collections nationales » : « Conserver à la France des monuments d’un intérêt réel, pour l’histoire ou pour les arts, les soustraire aux caprices des particuliers pour les rendre d’un accès facile aux savants ou aux artistes, tel est le but qu’on se propose »(*). Pendant l’année 1843, il intervient sur la définition des fonctions des correspondants qui œuvrent sur le terrain, sur les honoraires et les indemnités de déplacement des architectes. Enfin il promeut les métiers d’art et le travail des ouvriers pour lutter contre le chômage, la misère et les risques d’émeutes dans un contexte de conquête de la démocratie.
« Voir des églises et des ruines romaines »
Offusqué par le « mauvais goût du 18e et du 19e siècle », par les « ravages de la mode néoclassique », Mérimée est plus sensible à l’architecture antique et médiévale qu’à l’architecture classique et néoclassique, au monument d’art qu’au monument d’histoire (*). Son soutien aux sites antiques monumentaux se manifeste dès 1838 avec la demande d’un « crédit spécial de trois cent mille francs pour les théâtres d’Orange et d’Arles »(*). Au cours de cette même année, il défend la publication d’un « recueil des inscriptions romaines existant en France »(*). Aussi résume-t-il ses intérêts à Jenny Dacquin en 1842 « […] ce qu’il y a de certain c’est que je passerai deux mois dans le Midi à voir des églises et des ruines romaines »(*)(ill. 3).
L’ère Prosper Mérimée dans la Drôme
et les premières protections de monuments historiques
Ses détours par la Drôme
Deux mois après sa nomination, Mérimée commence sa première tournée le 31 juillet 1834 dans le Midi qui sera suivie de nombreux autres voyages en France et à l’étranger (Espagne, Italie, Grèce…).
Grâce à sa correspondance et à l’état des frais de route, sont connus ses itinéraires et les conditions de transport difficiles qu’il découvre dès son premier voyage de Paris vers le Midi : « Ce char était un tape-cul presque sans dossier. Chaque pavé saillant me faisait sauter deux pieds en l’air. J’ai fait vingt lieues aujourd’hui en changeant sept fois de voiture. Quelques fois j’étais dans de magnifiques calèches, d’autres fois dans d’horribles machines sans ressorts, suivant que les maîtres de postes étaient des messieurs ou des paysans. Je suis roué, moulu »(*).
La Drôme n’est pas une destination prioritaire pour Mérimée, il y passe à l’occasion de voyages vers le Midi, le Dauphiné ou la Corse comme il l’écrit le 29 juillet 1939 de Valence : « Je serai demain à Orange si malaventure ne m’arrive […] vous seriez bien aimable de venir me trouver pour aller ensemble à St Paul 3 châteaux »(*). Ou il fait un détour en allant à Arles « Si le temps ne me manque pas, je me propose de pousser une pointe jusqu’à St Paul et St Restitut »(*). Ou encore « Je ferme ma lettre à la hâte pour faire mon paquet, car je vais demain à Orange, d’où à St Paul, St Restitut et je reviendrai par Vaison » (*).
Les premiers sites drômois inscrits sur les listes des monuments historiques
Dans la Drôme, sur les neuf monuments inscrits sur les listes par Mérimée, huit le sont en 1840 dont six édifices religieux d’origine médiévale : les cathédrales de Saint-Paul-Trois-Châteaux et de Die, la collégiale de Grignan, l’abbaye de Léoncel (ill. 4), les églises Saint-Barnard de Romans-sur-Isère et de Saint-Restitut, le monument funéraire du 16e siècle à Valence et le taurobole d’époque gallo-romaine à Tain L’Hermitage (ill. 5) ; et un en 1846 : l’église de Saint-Marcel-lès-Sauzet (ill. 6).
Dans ses lettres rassemblées dans les quatre premiers tomes de sa Correspondance générale, Mérimée fait part de ses découvertes des sites drômois ; cependant certains monuments inscrits sur les listes de 1840 et 1846 n’ont pas tous fait l’objet de déplacements de sa part et ont dû être signalés par le préfet de la Drôme comme dignes d’intérêt. Il note ses observations historiques et techniques, ses engouements ou ses déceptions, ses combats, notamment financiers comme pour les églises de Saint-Restitut et de Saint-Paul-Trois-Châteaux : « J’espère faire donner encore de l’argent pour St Restitut. Quant à St Paul cela va sans dire »(*) . Sa détermination à convaincre la Commission des monuments historiques se manifeste constamment. Par exemple pour Die, il fait un rapport à la séance du 22 mars 1841 sur plusieurs sites dont la « porte de Die » qu’il voudrait faire classer ; elle le sera mais qu’en 1862.
Au sujet du Pendentif à Valence (ill. 7), il écrit en 1839 : « La restauration du Pendentif de Valence est fort avancée, mais je doute qu’elle puisse être complétée avec la seule allocation de 1839. Les travaux ont été conduits avec soin et intelligence par Mr d’Epailly, architecte de Romans […]. Sur la base d’une colonne, qu’il a fallu remplacer, on a découvert la date du Pendentif et sa destination […] le pendentif est un tombeau élevé en 1548 à un chanoine nommé Mistral »(*). Il soutiendra régulièrement sa restauration comme en témoignent les rapports pour la Commission des monuments historiques du 18 et du 25 janvier 1841. Concernant la collégiale Saint-Barnard à Romans-sur-Isère (ill. 8), Mérimée apporte assidument son soutien dès 1839 : « C’est encore Mr d’Epailly qui a dirigé les réparations de la magnifique église de St Barnard à Romans. Aujourd’hui, la conservation est assurée pour longtemps, mais pour lui rendre l’aspect imposant que lui ont fait perdre les dévastations révolutionnaires, il serait indispensable d’y rétablir des verrières dans le style du XIIIe »(*). D’autres rapports suivront le 10 mai 1941, le 21 janvier 1842, etc.
Mérimée et sa conception de la restauration
Concernant l’église de Saint-Paul-Trois-Châteaux (ill. 9), Mérimée s’insurge contre les projets maladroits des restaurations : « Refaire la toiture dans le système actuel, ce serait en quelque sorte consacrer le vandalisme du siècle passé […]. L’église de St Paul a été classée par la commission en première ligne, et il serait déplorable qu’un monument aussi beau, fût mutilé plutôt que restauré, par les secours que le Gouvernement lui aurait accordés » (*). Puis en 1842, il critique de nouveau les projets de restauration des fonts baptismaux : « […] il (Renaux) a laissé à cet imbécile de d’Epailly les travaux de St Paul, on nous communique un plan absurde de fonts baptismaux que nous leur interdisons formellement, à peine de cessation de nos secours futurs »(*) .
Si Mérimée exprime son intérêt pour la ville de Die qu’il découvre en 1839 et s’enthousiasme pour les inscriptions et les deux portes romaines, il regrette fortement les interventions malheureuses sur la cathédrale de Die : « L’ancienne cathédrale de Die (ill. 10), saccagée par les Protestants au 16e siècle, a été encore endommagée par des restaurations maladroites. Au 15e siècle, son beau porche soutenu par des colonnes de granit antiques, a été presque entièrement masqué par la construction d’un clocher, enfin en 1835, on a rasé les contreforts de la nef, bouché des fenêtres, bref, il semble qu’on se soit étudié à faire disparaître le caractère noble et antique qui rendait cette église si remarquable […] »(*). A travers ces exemples et bien d’autres encore, Mérimée s’insurge souvent contre ceux qu’il nomme les réparateurs ou les badigeonneurs et est amené à condamner les travaux de certains architectes : « Les réparateurs sont peut-être aussi dangereux que les destructeurs » écrit-il en 1834. Il ne cesse de recommander la prudence : « Lorsqu’il reste quelque chose de certain, rien de mieux que de réparer, voire même de refaire, mais lorsqu’il s’agit de supposer, de suppléer, de recréer, je crois que c’est non seulement du temps perdu mais qu’on risque de se fourvoyer et de fourvoyer les autres »(*).
Pour Mérimée, il faut avant tout « consolider en conservant avec scrupule l’appareil et les dispositions primitives » au milieu d’une époque partagée entre la conception interventionniste de l’architecte Eugène Viollet-le-Duc (1814-1879) pour qui « restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné » (*) et celle du théoricien de l’art et poète John Ruskin (1819-1900) pour qui « il est impossible, aussi impossible que de ressusciter les morts, de restaurer ce qui fut jamais grand ou beau en architecture »(*).
Les désagréments de sa fonction
Parmi les difficultés rencontrées par Mérimée au cours de ses déplacements, certaines sont d’ordre historique et politique. Au sujet de l’église de Saint-Restitut (ill.11), Prosper Mérimée relate les problèmes de datation : « Son architecture aussi curieuse, aussi classique que celles des porches de N. D. des Domns et de Pernes, est tellement empreinte de souvenirs antiques que l’on comprend et que l’on excuse l’erreur des de quelques archéologues qui ont cru y voir un temple romain. […]. J’ai partagé l’erreur commune et je me hâte aujourd’hui de vous la signaler. […]. Mais, c’est en même temps un monument admirable où la pureté classique s’allie heureusement à la richesse d’ornementation qui brille dans la période bysantine » (*).
Au sujet de la collégiale Saint-Sauveur à Grignan (ill. 12, 13), il exprime son agacement dans sa lettre adressée à Vitet le 7 septembre 1945 : « Mon cher Président, j’arrive de Grignan assez furieux. Entre nous, l’église est des plus insignifiantes, et ne se recommande que par le tombeau de Mad. de sévigné, ou plutôt, par la place de ce tombeau, car on a jeté les os, je ne sais où, et fondu le cercueil pour en faire des balles. L’église ne se compose que d’une grande nef à peu près complètement dépourvue d’ornementation. Vous savez ce que c’est l’architecture de la Renaissance, quand elle est simple. On trouverait en Touraine cent granges plus jolies que l’église de Grignan. Mais il ne s’agit pas d’apprécier son mérite, il faut aviser aux moyens d’accomplir une promesse un peu téméraire que nous avons faite, de la réparer dès que la commune se serait arrangée avec le propriétaire de la terrasse au-dessus »(*).
Un goût du passé sans nostalgie
Alors que le 19e siècle est traversé par des débats sur « l’ouvrage du temps » et « l’ouvrage des hommes » (Chateaubriand), la poétique des ruines et la méditation sur le passé, Mérimée ne s’attendrit pas devant le spectacle des ruines et manifeste plutôt un goût pour l’histoire et les monuments.
Ainsi sur le château de Grignan (ill. 14), il écrit : « Le château n’est plus qu’une masse de décombres. Il est même difficile d’en deviner la disposition primitive. Deux façades un peu moins ruinées que le reste et quelques fragments, que le propriétaire a disposés pittoresquement en espaliers, font voir que la plus grande partie des constructions date du milieu du 16e siècle. C’est de la Renaissance fort lourde mais assez riche. D’ailleurs il ne reste plus un plancher ni un toit »(*).
Si la mémoire de la marquise de Sévigné est évoquée, elle n’est pas suffisante pour protéger le château qui ne sera pas inscrit sur une liste au temps de Mérimée : « Le seul souvenir de Mad. de Sévigné, est un figuier arrière-petit-fils de celui sous lequel elle aimait à s’asseoir »(*).
Pourtant nombreux sont les artistes et les écrivains, notamment les romantiques, qui ont contribué à l’émergence de la conscience patrimoniale et à la sauvegarde de l’héritage de la nation. Parmi eux, Charles Nodier, Alphonse de Cailleux et Justin Taylor se veulent des « voyageurs curieux des aspects intéressants, et avides des nobles souvenirs » et s’engagent dans l’importante publication des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France. Avec la collaboration de 182 dessinateurs et lithographes, ils font paraître entre 1820 et 1878, 22 tomes comportant des textes et des lithographies mêlant itinérance et rêverie sur les ruines (ill. 15), entre peinture d’histoire, paysage et scène de genre rurale, inventaire et description, non sans arrière-pensées politiques et religieuses, et condamnation des dégradations des édifices de l’Ancien Régime.
De manière plus engagée dans les débats de son temps, Victor Hugo avec Guerre aux démolisseurs ! – articles publiés en 1825 et 1832 – condamne « la démolition successive et incessante de tous les monuments de l’ancienne France » et le vandalisme qui « est fêté, applaudi, encouragé, admiré, caressé, protégé, consulté, subventionné, défrayé, naturalisé. Le vandalisme est entrepreneur de travaux pour le compte du gouvernement. Il s’est installé sournoisement dans le budget, et il le grignote à petit bruit, comme le rat son fromage ».
Si Mérimée « n’a jamais senti ses yeux se mouiller à l’aspect de leur ruine » comme le remarque Ludovic Vitet, il a pourtant arrêté les dégradations d’édifices en péril, a permis de les sauver des ruines et de les restaurer, toujours empli de curiosité plus que d’émotion et de mélancolie. Plus facilement accessible, la Drôme a bénéficié très tôt de l’intérêt de Mérimée, contrairement à l’Ardèche dont aucun monument n’a été inscrit par lui ; ce n’est qu’à partir de 1862 que des édifices seront classés dans ce département pourtant doté d’un riche patrimoine.
Bibliographie
Mérimée P., Correspondance générale, établie et annotée par M. Parturier avec la collaboration de P. Josserand et J. Mallion, t. I à VI, Le Divan, Paris, 1941-1947, t. VI à XVII, Privant, Toulouse, 1953-1964.
Fermigier A., « Mérimée et l’inspection des monuments historiques », dans Nora l. (dir.), Les Lieux de mémoire, Gallimard Quarto, Paris, 1997, p. 1599-1614.
Heinich N., La fabrique du patrimoine. De la cathédrale à la petite cuillère, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 2009.
Archives nationales, France. Ministère de l’Intérieur. Direction des Beaux-Arts (1834-1848)
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