Les modèles
traditionnels
métamorphosés

entretien avec Gretel Weyer

Dans le cadre de sa résidence au Cube à Valaurie, Gretel Weyer crée, à partir de modèles traditionnels et de la porcelaine, un dialogue poétique entre l’ancien et le nouveau, le standard et l’unique, la figuration et le merveilleux. A partir de moulages sélectionnés dans la collection de la Maison Revol située à Saint-Uze, elle donne vie à des objets manufacturés en détournant leur usage et leur motif, en les transformant en œuvres extraordinaires, entrelaçant des mondes minéral, végétal ou animal. Dans cet entretien réalisé dans son atelier en juillet 2023, Gretel Weyer relate sa démarche, ses recherches, ses mêlées avec une matière indocile, la porcelaine.

Entretien avec 
Gretel Weyer, Bonlieu-sur-Roubion, le 26/07/2023

Q+E : Pourquoi avez-vous proposé un projet dans le cadre des résidences au Cube organisées par la Maison de la Tour à Valaurie ?

GW –Jusqu’à présent, j’ai surtout réalisé des résidences au Québec, en Lituanie, en Hongrie, en Espagne… C’est la deuxième résidence que je fais en France, après celle effectuée au Centre d’art verrier de Meisenthal au cours de laquelle j’ai découvert la technique de la pâte de verre. Mon intérêt pour cette résidence dans la Drôme était double : découvrir un pays possédant une longue tradition céramique et expérimenter une technique que je ne maîtrisais pas – le moulage – grâce à la collaboration avec une entreprise qui possède ce savoir-faire.

Q+E : Quel est le contenu de votre projet de résidence et pourquoi avez-vous choisi la Maison Revol à Saint-Uze ?

GW – Mon intention était de partir de formes issues d’une tradition potière de la Drôme, de reproduire des gabarits existants et d’y ajouter mon propre langage artistique. C’est la suite d’une idée que j’avais amorcée auprès d’un potier d’Uzès mais qui n’a pas abouti.
La résidence au Cube est l’occasion de réactiver ce projet fondé sur la question du modèle et l’utilisation de moules anciens, mais d’en détourner leur usage et d’altérer leur forme. C’est vraiment la première fois que je travaille à partir de moules et que j’utilise la technique du moulage. Une fois, j’ai moulé des petites mains en faïence qui étaient en cire et provenaient d’exvoto du Portugal et que j’ai introduites dans une pièce Crepi il lupo avec une tête noire et des mains blanches.

Afin d’utiliser des modèles traditionnels et d’expérimenter au sein d’un atelier drômois, j’ai sollicité plusieurs artisans à Dieulefit et à Cliousclat ; mais pour des questions de coût et de disponibilité, cela n’a pas été possible. Je me suis alors adressée à une grande entreprise, la Maison Revol à Saint-Uze, qui a tout de suite été intéressée. J’ai pu rencontrer la direction de cette entreprise familiale spécialisée depuis 250 ans dans la fabrication de porcelaine culinaire et la doctorante travaillant sur les archives de l’usine, découvrir la collection entreposée dans les caves-réserves. Cependant travailler dans l’usine était trop compliqué ; mais la Maison Revol m’a prêté des moules de sa collection et offert la porcelaine, matière utilisée dans leur propre production (ill. 1, 2).

1 – Productions et moules de la Maison Revol © Gretel Weyer
2 – Moule ouvert © R. Chambaud

Q+E : Quel a été le processus de travail avec la Maison Revol ?

GW – J’ai découvert la collection Revol composée de 21 000 objets et de nombreux moules anciens en plâtre rassemblés dans la réserve, de la tire-lire en forme d’oiseau à l’assiette contemporaine. Revol travaille essentiellement par moulage : le principe est d’obtenir un moule d’un objet pour le produire en quantité. Pour mener à bien mon projet, j’avais besoin de moules afin de reproduire une forme et de la retravailler pendant que la porcelaine était encore fraîche et malléable.

J’ai repéré 80 objets d’après leur inventaire photographique ; puis pendant une quinzaine de jours j’ai sélectionné dans la réserve une quinzaine de moules que j’ai pu emporter avec leur accord dans un atelier possédant un petit four, loué à Bonlieu-sur-Roubion.

Q+E : Comment s’est fait le choix des moules et s’est opéré le passage de l’objet fonctionnel à une création artistique ?

GW – J’ai réalisé tout d’abord un inventaire des formes, les ai classées, puis j’ai sélectionné une quinzaine de moules pour l’intérêt de leur fonction ou de leur motif (ill.3). J’ai choisi des formes sur lesquelles je peux intervenir librement, détourner l’usage des objets, les rendre uniques alors qu’elles appartiennent à des séries, transformer une production traditionnelle en une œuvre artistique contemporaine. Comme Georges Perec, je me nourris du réel et d’expériences quotidiennes, j’observe « l’infra-ordinaire » (*), l’habituel que je transforme en formes extraordinaires et intemporelles par un jeu d’associations, de mises en scènes, de références picturales, littéraires, symboliques….

Ainsi les escargots que j’introduis dans l’urne funéraire (ill.4) proviennent du répertoire de la collection Revol, font allusion à la présence de nombreux escargots autour de l’atelier de Valaurie ainsi qu’aux symboles de la résurrection, de la spirale …

L’idée d’apparition d’une forme surgissant d’une masse m’intéresse aussi comme la tête de lièvre qui émerge du couvercle de terrine, la tête de lion – motif même de la soupière – qui s’extrait du fond de celle-ci, ou encore la tête d’ours qui se dégage d’un drapé dont les plis se fondent dans le modelé de la jardinière (ill.5). Pour moi, ces figures rappellent l’iconographie de la tête posée sur un plateau ou du linceul enveloppant un corps représentée par Le Caravage dans les peintures Salomé avec la tête de saint Jean-Baptiste, David tenant la tête de Goliath ou encore la Mise au tombeau.
Parmi les autres moules utilisés, je travaille sur ce pot funéraire dont le motif d’écailles – qui fait déjà partie de mon vocabulaire – se déploie et devient une nappe ou un vêtement (ill.6).
C’est tout un cheminement de la pensée qu’il est difficile d’expliquer : j’essaie de faire côtoyer des formes, de regarder et de laisser émerger des sensations, de procéder par strates tout en introduisant de l’ambiguïté.

3 – Production de la Maison Revol © Gretel Weyer
4 - Urne et escargots © R. Chambaud
5– Jardinière funéraire et ours © R. Chambaud
6 - Pot funéraire et écailles © R. Chambaud

Q+E : Vos créations ont souvent des sources littéraires, mythologiques, religieuses… et se construisent par associations d’images. Comment utilisez-vous ces images et influent-elles sur les titres de vos pièces ?

GW – Je sollicite ces différentes sources et je me nourris également de références cinématographiques, comme le documentaire expérimental Ne croyez surtout pas que je hurle de Frank Beauvais qui a pendant six mois d’isolement a visionné plus de quatre cents films de tous les pays et périodes ; il les a sélectionnés et accumulés en les associant à un texte personnel qu’il lit, telle une digression poétique. Il travaille à la résurrection d’images oubliées, tout en leur découvrant un potentiel évocateur insoupçonné. Ce montage d’images m’a donné la capacité de réfléchir à des formes ou à des objets et renvoie à ma propre démarche d’associer des images à une pensée même si elles ne sont pas illustratives du propos tenu : elles accompagnent sans illustrer. Cette idée de narration se retrouve dans la création d’une pièce qui peut renvoyer à plusieurs références, comme la Théière au lapin (ill. 7, 8) qui fait penser à Alice aux pays des merveilles ; moi, j’ai plutôt pensé au dessin Le Lièvre d’Albrecht Durer et la tasse poilue est une référence à Meret Oppenheim et à sa sculpture Le Déjeuner en fourrure.

Je n’ai jamais été très bonne pour donner des titres bien qu’ils disent beaucoup. Et là j’aimerais donner à ces pièces le nom que Revol leur a attribué. Claude, retraité de l’usine, m’a aidé à répertorier les noms des pièces ainsi que leurs années. Cela me permet de garder la trace d’un répertoire, comme la grande assiette avec le lièvre qui s’appelle Equinoxe. Sur certaines pièces, on trouve le numéro du moule que je pourrais garder. Dans l’idée d’un décalage entre le nom donné dans le catalogue de la Maison Revol et ce qu’est devenue la pièce après mon intervention, l’ours drapé par exemple se nomme Jardinière car à l’origine c’était une jardinière funéraire. Il se crée alors un décalage entre le nom jardinière et l’idée de fleurs que l’on cultive et la pièce réalisée qui renvoie à la mort …. Jardiner nos morts ! Cela crée de l’absurde, un décalage entre ce à quoi l’on s’attend et ce que l’on voit .

7 - Théière au lapin © R. Chambaud
8 - Théière au lapin © R. Chambaud

Q+E : Les pièces créées, sont-elles uniques et pourquoi employez-vous la porcelaine ?

GW – Chaque pièce est unique car il m’est impossible de refaire la même. Je n’ai pas vraiment choisi la porcelaine mais mon idée était de travailler jusqu’au bout avec la Maison Revol, avec la matière qu’elle utilise et qu’elle m’a offerte. Aujourd’hui Revol emploie la porcelaine blanche, extra blanche, noire ou grise (terre recyclée dans laquelle sont rajoutées des paillettes).

Q+E : Quelles techniques mettez-vous en œuvre à partir des moules et quelles difficultés avez-vous rencontrées ?

GW – Je verse de la pâte liquide dans le moule que j’ouvre après une durée de séchage habilement définie afin que la porcelaine reste fraîche pour la modeler et rajouter de la matière. C’est très difficile à maîtriser car le temps de séchage change régulièrement en fonction de la météo. La porcelaine doit sécher doucement pour que la rétractation se fasse lentement entre la matière qui a été moulée et la matière que je rajoute, sans quoi apparaissent des fissures irréparables. La cuisson se fait en deux fois : la cuisson biscuit et ensuite la cuisson à haute température pour vitrifier la pâte et l’émail, accroître sa blancheur et sa solidité.

La porcelaine est une terre qui mémorise tout. Il faut tout de suite lui donner sa forme définitive sinon quelle que soit la forme que vous modifiez, elle retrouve sa forme initiale après cuisson, comme cela s’est passé avec une forme de serpent dans le pot à crocus (ill. 9). La matière n’est pas élastique et a une rétractation importante. Elle demande une rigueur de travail qui ne m’est pas familière contrairement au grès qui est plus souple et n’a pas de mémoire de forme.

Q+E : Comment concevez-vous l’exposition qui aura lieu en septembre à la Maison de la Tour à Valaurie à la suite à votre résidence ?

GW – C’est avant tout l’exposition de restitution de ma résidence qui pourrait dévoiler le processus de mon travail, notamment en présentant quelques moules de la Maison Revol et des photos des différentes phases de création.

J’imagine une mise en scène à partir des objets et de mes inspirations. J’ai réalisé que les objets étaient essentiellement utilitaires et que le lieu de restitution est une maison privée avec des petites pièces, une cheminée… Mon idée est de rejouer un intérieur tout en décalant mon approche dans un esprit surréaliste, d’intervenir dans un lieu ordinaire et d’y introduire de l’extraordinaire. J’utilise du mobilier récupéré acheté sur place sur lequel j’interviens et qui compose un ensemble avec les formes que je crée. Par exemple, je suis partie d’une sellette en bois et en marbre sur trois pieds ; j’ai enlevé la plaque de marbre et remplacé la pièce de bois qui tient les pieds par un miroir convexe. En référence au miroir aux alouettes, des oiseaux vont venir l’encercler (ill. 10). Un objet séduisant mais trompeur inspiré de la collection de miroirs aux alouettes de Jeanne de Flandreysy exposée au second étage du palais du Roure à Avignon. Cependant d’autres pièces présentées sur des meubles pourront exister de manière autonome.

Q+E : Vos pièces, auront-elles une autre vie après la Drôme et souhaitez-vous continuer cette expérience ailleurs ?

GW – Ces pièces seront certainement exposées dans la galerie Maïa Muller à Paris qui me représente, peut-être à Strasbourg ou dans la région du Grand Est qui m’a apporté son soutien (DRAC et Région Grand Est) ; je les imagine bien également au musée de la Chasse et de la Nature à Paris…

Cette expérience me permet de faire d’autres projets et de continuer à explorer le patrimoine tout en le détournant. Je regarde les appels à projet qui me permettraient de travailler d’après des collections de musées, d’inventer des cabinets de curiosité.

9 - Pots à crocus et serpents © R. Chambaud
10 - Oiseaux devant entourer une sellette © R. Chambaud