L’actualité de l’hiver 2020/21 met en lumière l’usine Jourdan à Romans-sur-Isère, son histoire et son devenir, soulevant dès lors les questions de la place du patrimoine industriel dans une ville et de sa reconnaissance. Aussi c’est l’occasion de se pencher sur le mouvement de reconversion des friches industrielles, de revenir sur les phases de construction de l’usine Jourdan, sur l’extension de la fin des années 1950 bâtie par Michel Joulie, de découvrir cet architecte drômois.

La reconversion des friches industrielles, une démarche des années 1970

La reconversion du bâti est ancienne et s’intensifie au cours du 19e siècle, notamment avec la réutilisation des grandes demeures, des châteaux, des sites militaires dans un objectif social (dépôts de mendicité, hospices, prisons…) (*).

C’est seulement dans les années 1970 que le mouvement de reconversion des friches industrielles (*) s’est développé dans des pays qui ont vécu des mutations économiques et une désindustrialisation importantes ; il a débuté aux États-Unis puis s’est étendu en Europe du Nord. En France, la première opération de grande envergure porte sur la filature Le Blan à Lille (1977-79) réhabilitée en logements, bureaux, commerces, médiathèque, théâtre (ill. 1) par les architectes Bernard Reichen et Philippe Robert particulièrement intéressés par la question du « réemploi ».

Depuis, les exemples de reconversion d’usines se sont multipliés, tant en France que dans le monde entier, malgré les difficultés administratives, techniques, économiques ou symboliques et le peu de reconnaissance de cette typologie comme patrimoine (*). Ils ont démontré tout l’intérêt de cette démarche sur le plan architectural, urbain, économique et social et tout l’avantage d’une inscription dans la « fabrique de la ville durable ».

Si certains bâtiments reconvertis ont trouvé d’autres usages tout en gardant l’aspect patrimonial, d’autres restent des lieux de mémoire d’une activité industrielle, tels l’usine Fléchet à Chazelles-sur-Lyon qui abrite depuis 2013 le musée du Chapeau ou le puits Couriot à Saint-Etienne aménagé en musée-parc de la mine et lieu de mémoire du bassin houiller stéphanois. (ill. 2)

1 – La filature Le Blan à Lille (1977-79)© V. Burgard
2 – Chevalement de nuit, musée-parc de la mine, Saint-Etienne © F. Kleinefenn

La compréhension du bâti et de son histoire pour de nouveaux usages

Dans ces opérations des plus modestes aux plus monumentales (*)(ill. 3), la compréhension du bâtiment existant est primordiale, que ce soit l’histoire de sa création et l’évolution des usages, l’histoire sociale, la mémoire ouvrière et le rapport aux habitants, ou que ce soit l’organisation fonctionnelle des espaces, les systèmes constructifs et les choix formels, les transformations architecturales.

à Newcastle le « Baltic-centre d’art contemporain
3 – Baltic/centre d’art contemporain dans une ancienne meunerie, Newcastle © K. Fraser

Selon le programme défini par le maître d’ouvrage, privé ou public, les architectes adaptent les spécificités architecturales du bâti aux nouveaux usages ou font évoluer le programme afin de s’adapter au bâtiment et de conserver l’esprit des lieux. En fonction des grands volumes ou des parti-pris techniques qui pourraient être perçus comme des contraintes, les architectes trouvent des réponses originales, parfois audacieuses, et redonnent vie à des sites plus ou moins délabrés.
Ainsi, des entrepôts sont transformés en musée (entrepôt Lainé de Bordeaux : musée d’art contemporain, entrepôt des tabacs de Dunkerque : musée portuaire) ; des manufactures deviennent des pôles universitaires (manufactures de tabac de Toulouse et de Lyon); des usines de style Art Déco deviennent des centres commerciaux associés à des logements (chapellerie Mossant à Bourg-de-Péage) (*).

Des ateliers sous des toitures en sheds, composés de deux pentes, l’une pleine, l’autre vitrée, sont transformés en médiathèque (usine de draps Breton à Louviers), en salle de boxe (usine Blin et Blin à Elbeuf), en relais de la petite enfance et espace culturel avec résidence d’artistes (filature Cartier-Bresson à Pantin), en restaurant-épicerie-marché paysan (usine de la friche industrielle de Kingersheim), en tiers-lieu ou « Living Lab » (laboratoire vivant) avec notamment dans la Drôme le projet participatif « la Place des Possibles » installé dans l’ancienne usine de tissage Balley à Saint-Laurent-en-Royans.

Les espaces vastes et complexes des friches industrielles sont aménagés tout en préservant l’esprit initial des sites, les uns en logements sociaux et en maisons de ville (usine de dentelle mécanique Fontanille au Puy-en-Velay), d’autres en pôle d’entreprises. Ainsi le site de la Cartoucherie à Bourg-lès-Valence (*), ancienne usine textile construite par Noël Sanial entre 1855 et 1861, est un exemple remarquable de reconversion en pôle image où l’architecte Philippe Prost et le paysagiste David Besson-Girard ont su concilier préservation et intervention (ill. 4 & 5).

4 & 5 – La Cartoucherie avant /aprés travaux, Bourg-les-Valence © J-P. Bos

Les enjeux de la reconversion

Si le mouvement de reconversion des friches industrielles s’est autant développé depuis ces dernières années – et quelle que soit l’orientation politique d’une collectivité -, c’est qu’il répond à différents enjeux, non seulement patrimoniaux, mais aussi économiques et urbains.
Les nouvelles orientations de politique urbaine s’attellent de plus en plus à conjuguer rentabilité économique et développement durable, mixité des usages et appropriation par les habitants, reconnaissance patrimoniale et stratégie d’attractivité touristique et économique. La requalification urbaine est devenue une priorité pour les villes qui ont pris de la distance avec les principes modernistes de la « table rase » conduisant à des démolitions de sites patrimoniaux dans de nombreuses villes, telle la destruction en 1971 des halles de Baltard à Paris ou celle en 2000 du marché couvert de Romans (*) construit en 1925 sur les bords de l’Isère – démolitions qui rappellent les heures sombres du vandalisme révolutionnaire

Revendiquer son héritage industriel est devenu pour les villes comme Hambourg (ill. 6), Sidney, Londres ou Lille, Saint-Etienne une distinction, une preuve de dynamisme loin d’une attitude passéiste : « (…) la prise en compte de la dimension patrimoniale constitue un paramètre incontournable de la réussite de la reconversion urbaine. La valorisation des formes industrielles, à l’origine de ces villes, agit comme une démarche d’identification, de visibilité et de démarcation. Assumer cet héritage industriel renforce leur attractivité ».(*)

6 – Speicherstadt (quartier des entrepôts), Hambourg © R. Chambaud

L’usine Jourdan, démolition ou reconversion ?

« Auvergne-Rhône-Alpes ne serait pas Auvergne-Rhône-Alpes sans ses industries, qui depuis le 18e siècle constituent son identité et sa marque de fabrique » (*) telle est la préface de la publication de 2019 Industries en héritage. Auvergne-Rhône-Alpes que l’on pourrait paraphraser : Romans-sur-Isère ne serait pas Romans-sur-Isère sans l’usine Jourdan qui constitue son identité et sa marque de fabrique.
La prise de conscience de la place des industries sur notre territoire tant sur le plan économique, urbain, social que patrimonial est aujourd’hui largement partagée et rend d’autant plus incompréhensible l’annonce de la démolition de l’usine Jourdan (*), emblème majeur de Romans, au vu des nombreuses expériences réussies de friches industrielles réutilisées, reconverties ou réhabilitées dans le monde entier.

Démolir l’usine Jourdan pourrait apparaître pour certains comme une démarche progressiste en rasant l’histoire d’une usine témoin d’une ville au passé artisanal et industriel mais aussi d’une crise économique et sociale donnant une image négative de la ville.
Reconvertir cette friche industrielle serait pour d’autres préserver l’identité industrielle de Romans et même s’en enorgueillir, affirmer une démarche innovante dans la continuité de la réutilisation de l’ancien couvent de la Visitation en musée de la Chaussure, de la réhabilitation de la caserne Bon en espace commercial (Marques Avenue) par l’architecte Jean-Michel Wilmotte.

Sauvegarder l’architecture de cette usine, entièrement ou partiellement, y implanter des usages multiples, aussi bien sportifs, économiques comme le projet « Le cube 1083 », que culturels ou touristiques, créer des liaisons entre le quartier de la Presle occupé par les premiers tanneurs et une usine du 20e siècle, entre le musée de la Chaussure et un lieu de fabrication de chaussures emblématiques, conserver la mémoire de ceux qui y ont travaillé de 1923 à 2007, seraient une opportunité pour requalifier cet îlot, pour contribuer à forger une ville « réunifiée » et durable. Ainsi serait confortée l’image d’une ville qui respecte son histoire et son patrimoine tout en inventant d’autres manières d’habiter la ville.

Une pétition « Non à la démolition de l’usine Charles Jourdan patrimoine de Romans-sur-Isère » est en cours de signature sur : Change.org

Bibliographie

– Le patrimoine industriel pour quoi faire ? Hors-série de l’AIF (actes du XIe colloque du CILAC de 1994), 1996
– Usines reconverties, L’Inédite, 2006
– La cartoucherie. Histoires d’un chantier, La Mirandole, 2009
– Reconvertir le patrimoine, Actes des rencontres départementales du patrimoine de Seine-et-Marne, Editions Lieux Dits, 2011
– La reconversion des sites et des bâtiments industriels, In Situ [En ligne], n°26, 2015, mis en ligne le 06 juillet 2015
– Le patrimoine industriel au XXIe siècle, nouveaux défis (Actes du congrès de TICCIH (The International Committee for the Conservation of the Industrial Heritage), à Lille en 2015), CILAC, hors-série, 2018
– Industries en héritage Auvergne-Rhône-Alpes, Editions Lieux Dits, 2019