Au-delà de l’intérêt mémoriel de ce fleuron de l’industrie de la ville de Romans-sur-Isère, témoin de l’histoire locale (*), au-delà des enjeux fonciers et urbains et de ses possibles reconversions, se pose l’intérêt architectural de ce patrimoine industriel.

Bâtie dès 1923, fermée en 2007, l’usine construite en plusieurs étapes fait partie à ce jour du paysage urbain. Bien qu’abandonnés et condamnés, les bâtiments aujourd’hui visibles du boulevard Voltaire ont subi peu de transformations depuis leur construction. Ils font ici l’objet d’une analyse architecturale fondée sur les différents plans et documents conservés aux Archives communales de Romans et au Fonds Joulie-Rey. Ces derniers permettent de mieux comprendre l’élaboration du projet d’agrandissement de l’usine Jourdan entre 1957 et 1958.

Un projet d’agrandissement, entre conception et production

Grâce au succès de la marque, la société Charles Jourdan/établissements Séducta décide d’agrandir en 1957 son usine sous la direction de l’architecte valentinois Michel Joulie (1915-2014). Celui-ci, fils de l’architecte Henri Joulie, a à son actif, outre des magasins, cinémas, garages…, plusieurs projets d’usines (agrandissement de l’usine de chaussures Unic à Romans-sur-Isère, 1957 ; usine MGM à Bourg-les-Valence,1958 ).

(ill. 1) Plan de situation, Michel Joulie, 3 août 1957 (Archives de Romans)

Ce projet d‘agrandissement (ill.1) se situe dans la continuité directe de l’usine agrandie préalablement en 1953 par l’architecte Tardy. L’extension regroupe deux fonctions, imbriquées spatialement : l’espace de bureaux situé sur le boulevard et l’espace de production à l’arrière de celui-ci ainsi que sur le rez-de-chaussée et le sous-sol.

Sur le boulevard Voltaire, est visible la partie bureaux de représentation et de conception. Elle est prolongée par un mur d’enceinte qui unifie le site et masque ainsi la partie plus ancienne de l’usine.
A l’angle de ce mur visible du carrefour, est positionnée en hauteur l’enseigne célèbre de Charles Jourdan. (ill. 2, 3, 4, 5)

 (ill. 2, 3, 4) Façade de l’usine boulevard Voltaire © Emmanuel Georges
(ill. 5) Croquis perspectif de l’ensemble, vue bd Voltaire (détail), 1957  ©Fonds Joulie-Rey

Un bâtiment inscrit dans la continuité de l’architecture fonctionnaliste du mouvement moderne d’avant-guerre

L’organisation est guidée par la gestion des flux et le process industriel (*). Les entrées sont dissociées : le public est accueilli boulevard Voltaire par un parvis surélevé. Le personnel entre par la cour boulevard Voltaire et accède aux différents niveaux par un escalier indépendant. Les marchandises transitent par les deux accès donnant boulevard Voltaire.

Selon les indications notées sur les plans, les fonctions de l’usine s’organisent sur 4 niveaux :

Au sous–sol : 980 vestiaires dont deux espaces pour les femmes (240 + 360), avec lavabos, 5 douches ; pour les hommes (380) avec lavabos, 5 douches ; un espace chaufferie/dépendance. (ill. 6)

Au rez-de-chaussée semi-enterré : espaces de démontage, vérification montage, charriots, magasin de lancement, habillage talons, préparation cuir, piquage

Au 1er étage : entrée du public par un escalier droit monumental, un espace d’attente et renseignements, 3 bureaux de direction en façade, un bureau du personnel (120m2), publicité, patronage, mécanographie. Le hall sur deux niveaux est largement éclairé par un mur rideau et comprend un escalier circulaire, qui deviendra un escalier ¼ tournant. (ill. 7, 8, 9)

(ill. 6) Plan du sous-sol (Archives de Romans),                                                     (ill. 7) Plan du 1er étage (Fonds Joulie-Rey)
(ill. 8) Détail du hall d’entrée, 1957  ©Fonds Joulie-Rey 
ill. 9) Escalier donnant sur le hall d’entrée © B. Cogne

Au 2e étage : 2 espaces de collections en façade, 2 salles de réunion avec vestiaires, un local d’archives, salle des voyageurs (commerciaux) et logement indépendant du concierge (ill. 10)..

(ill. 10)  Plan du 2e étage, 1957 (Archives de Romans)

Une rationalité constructive

Par la rigueur de ses structures béton et métalliques (*), l’utilisation d’éléments de construction standardisés, l’apparence brute des matériaux, le bâtiment témoigne des caractéristiques constructives propres à l’architecture industrielle :

  • Structure en béton armé (ill. 11), poteaux et planchers en béton alvéolé à caissons. Sur une trame carrée d’une portée de 7,40 m, la portée libère largement l’espace, laissant au process industriel la liberté d’évoluer.
(ill. 11) Structure en béton armé © B. Cogne
  • Toitures-terrasses au-dessus des bureaux et sur la partie de production, des toitures en sheds (ill. 12) portés par une fine structure métallique. Les sheds permettent un éclairage diffus et homogène qui complète celui des façades à la trame structurelle serrée (1,80 m. entre axes des trumeaux).
(ill. 12) Toiture en sheds © B. Cogne
  • Menuiseries acier sur l’espace de production (ill. 13)
(ill. 13)  Façade Ouest (Fonds  Joulie-Rey) 

Sur le boulevard Voltaire, une façade plus « noble » d’un classicisme moderne

 (ill. 14) Façade principale, 1957  ©Fonds Joulie-Rey 

Bien que ce volume soit construit dans la continuité structurelle de la partie de production, la façade sur le boulevard Voltaire (ill. 14) s’éloigne du rationalisme pur de l’architecture industrielle.

Si on y trouve tous les dogmes de l’architecture fonctionnaliste du mouvement moderne – régularité modulaire de la structure en béton, toiture-terrasse, refus de la symétrie, absence de détails décoratifs, lisibilité des fonctions et des usages – son architecture se différencie par la volonté de marquer son rôle de représentation. Des figures plus plastiques et des détails architectoniques créent une tension avec le volume compact de la construction.

Le large escalier extérieur monumentalise l’entrée du public, figure souvent traitée dans les bâtiments publics institutionnels, crée un effet de socle qui « élève » la construction. Ainsi dans l’exemple du Crown hall de Mies Van der Rohe, l’escalier soulève radicalement le parvis (ill. 15).

La forme dynamique de l’auvent métallique, qui protège l’entrée et l’escalier, l’autonomise du volume compact des bureaux tel « un objet à réaction poétique » comme le nommait Le Corbusier qui le décline dans l’auvent de la Cité de refuge (ill. 16). De nombreux croquis et plans d’exécution attestent de l’importance que Michel Joulie accordait à l’entrée et son auvent (ill. 17, 18, 19).

(ill. 17, 18, 19).

L’effet de soubassement, souligné par l’horizontale de l’auvent, le débord de la corniche renforcent le caractère noble de cette façade, distincte des autres façades plus standardisées.

Quelques détails tels le parement en pierre qui habille les côtés du parvis, l’élégance du design du garde-corps (ill. 20) attestent du soin apporté au parvis.

Bien que l’approche de ce bâtiment demeure fonctionnelle et retenue, cet agrandissement de Michel Joulie par ses détails architecturaux en fait un témoin d’une « architecture moderne (qui) a atteint sa maturité » (*) en France.

(ill. 20) Garde-corps du parvis d’entrée © Chantal. Burgard
 (ill. 15) Mies Vander Rohe, Crown Hall, Illinois Institute of Technology  à Chicago, 1950/1956 © R. Chambaud
(ill. 16) L’auvent de la Cité de refuge-armèe du salut, Le Corbusier, Paris, 1933

Michel Joulie, un architecte discret

Né en février 1915 et décédé en décembre 2014 à Chabeuil (Drôme), Michel Joulie (ill. 1) est le fils de l’architecte Henri Joulie (1877-1969), avec lequel il s’associe en 1949. Il commence ses études d’architecture aux Beaux-Arts de Paris en 1936 dans les ateliers de Paul Bigot, puis plus tard dans ceux d’Auguste Perret et André Remondet (*). Il est diplômé en 1946 avec un projet de caserne de pompiers.

Daphné Michelas, historienne du patrimoine, qui l’a côtoyé en tant qu’étudiante en histoire de l’art pour son mémoire de maîtrise en 2002, puis jusqu’à sa mort, nous confie que c’était un homme qui avait de grandes qualités d’accueil, d’écoute et de curiosité. Il s’intéressait volontiers à autrui sur le plan professionnel et amical, avec un intérêt particulier pour les peintres et sculpteurs.
Prisonnier de guerre entre 1940 et 1945 à Stablack en Prusse orientale, Michel Joulie a confié à ses enfants que cette période a été une des plus riches de sa vie. Dans ces moments dramatiques d’une intensité inégalée, se sont nouées des amitiés entre architectes, dont Henry Bernard, l’architecte de la maison de la radio (1953-1963), et des artistes, amitiés qui ont perduré (ill. 2).

La liberté de ses croquis d’ambiance et ses esquisses architecturales témoignent de son intérêt pour le dessin, comme traduction directe de sa pensée mais aussi comme outil de représentation (ill.3).

Héritière du mouvement moderne, son architecture s’est concrétisée dans de nombreux domaines publics et privés et à différentes échelles. Au rationalisme des plans et de la structure, il associait une élégance sobre des volumes et des façades : un fonctionnalisme « tempéré » selon l’expression de l’historien Jacques Lucan (*).

1- Portrait de Michel Joulie (Encre de chine)
2 – Dessin d’un artiste donné à M. Joulie durant sa captivité (fonds Joulie-Rey)
3 – Dessins des projets de M. Joulie © Fonds Joulie-Rey