Produits bon marché, de petits formats, les livrets de la Bibliothèque bleue constituent une production éditoriale originale qui permit de diffuser largement, dès la fin du XVIIe siècle, des textes et des savoirs variés. Deux historiens, Marie-Dominique Leclerc et Alain Robert, tous deux maîtres de conférences à l’Université de Reims Champagne-Ardenne et spécialisés dans l’histoire du livre , présentent cette « formule éditoriale » qui connut un large succès. Née à Troyes, elle fut ensuite reprise, dans toute la France, par de nombreux imprimeurs, dont quelques-uns au sud du sillon rhodanien.

L’apparition, au milieu du XVe siècle, de livres imprimés à l’aide de caractères métalliques mobiles entraîna une rapide multiplication des ouvrages disponibles. D’abord destinés à un public lettré, leur lectorat potentiel s’élargit dès le siècle suivant, sous l’effet des progrès de l’alphabétisation et par la nécessité de trouver de nouveaux débouchés pour une production en forte croissance. C’est ainsi qu’apparurent, à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe dans toute l’Europe, des livrets de large circulation destinés à un public majoritairement populaire. En Angleterre ils sont connus sous le nom de chapbooks, en Flandres ce sont les Verboeke, en Allemagne ils s’appellent Volksbücher, en Espagne et au Portugal ce sont les pliegos de cordel… Pour la France, c’est le nom de Bibliothèque bleue qui s’imposa, vers la fin du XVIIe siècle, pour désigner ces petits livrets.
Pendant près de trois siècles, cette Bibliothèque bleue a constitué, pour le plus grand nombre, le moyen le plus commun d’accéder à la culture écrite. Dans l’histoire de l’imprimerie et de la lecture, c’est sans conteste la formule éditoriale qui a connu le succès le plus long et le plus massif, faisant circuler partout des dizaines de millions d’exemplaires. Vendus directement par l’imprimeur libraire dans sa boutique, ces livrets furent aussi et surtout diffusés par les colporteurs jusque dans les campagnes les plus reculées, et cela malgré une réglementation qui devint, au fil des ans, de plus en plus exigeante.

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La tradition fait remonter à Nicolas Oudot l’invention de cette Bibliothèque bleue au tout début du XVIIe siècle. Son imprimerie était située à Troyes, en Champagne. À ses débuts, sa production était peu originale et elle se distinguait peu de celle d’imprimeurs parisiens (les Bonfons), lyonnais (les Rigaud) ou rouennais (les Costé) chez qui on retrouve en grande partie les mêmes titres. Ce n’est que progressivement qu’il va rechercher des critères de rentabilité et imposer sur le marché un nouveau type de produit bon marché : un ouvrage broché, de petit format, comportant peu de pages et souvent recouvert d’une couverture muette de papier bleu, d’où peut-être la dénomination de « Bibliothèque bleue » (ill. 1). En ouvrant le livret, on s’aperçoit que l’on a affaire à un papier grossier sur lequel l’impression est souvent bâclée : l’encrage est irrégulier, les caractères sont usés et il y a souvent des coquilles typographiques. L’image est plutôt rare et, lorsqu’elle est présente, elle est fréquemment de mauvaise qualité à cause de l’emploi de bois gravés usés ayant déjà servi par le passé pour illustrer d’autres textes.

Malgré cela, le succès semble avoir rapidement couronné l’initiative de l’imprimeur troyen et de ses descendants,
comme l’atteste Charles Perrault dans sa préface à l’Apologie des femmes :
« Il (Boileau) a beau se glorifier du grand débit que l’on a fait de ses Satires, ce débit ne s’approchera jamais de celuy de Jean de Paris (ill.2), de Pierre de Provence, de la Misère des clercs, de la Malice des femmes, ni du moindre des Almanachs imprimez à Troyes au Chapon d’Or ».

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Tous les titres ici cités sont en effet des « classiques » de la Bibliothèque bleue et l’adresse Au Chapon d’or couronné est celle de Nicolas Oudot, puis de son fils jusque vers 1680 (ill. 3)
Ce succès entraîne bien sûr l’apparition d’une concurrence. À Troyes même, à la famille des Oudot viennent s’ajouter des imprimeurs concurrents : les Garnier principalement, mais aussi quelques autres imprimeurs qui voient là sans doute un moyen d’échapper aux difficultés rencontrées dans la profession à cette époque. Mais dès la fin du XVIIe siècle, d’autres centres de production apparaissent : Rouen tout d’abord avec les Besongne, les Oursel (ill. 4) et les Behourt, Limoges avec les Farne (ill. 5) et les Chapoulaud, Caen avec les Chalopin. Après la Révolution, c’est presque tout le territoire qui sera concerné, de Lille (ill. 6) à Toulouse, de Nantes à Épinal (ill. 7) … on trouvera des imprimeurs qui éditeront les mêmes titres, sous des aspects fort semblables, avec cependant parfois quelques variantes dans les textes et l’iconographie.

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uels sont ces titres qui ont eu un tel succès pendant plus de deux siècles ? Tout d’abord des romans issus de la tradition médiévale : Valentin et Orson (ill. 8), Pierre de Provence, Hélène de Constantinople, Jean de Paris… et surtout L’Histoire des Quatre Fils Aymon (ill. 9) qui sera présente dans presque tous les catalogues des imprimeurs, ou d’autres romans plus tardifs, comme Geneviève de Brabant (ill. 10), Till Ulespiegle. Les ouvrages religieux ensuite qui représentent près de la moitié des titres recensés. Parmi eux, Le Miroir du Pêcheur, La Grande bible des Noëls (ill. 11) et des vies de saints semblent avoir joui d’une très large diffusion (ill. 12). Enfin, des ouvrages pratiques et de sociabilité viennent compléter cette “encyclopédie populaire” : Le Maréchal expert (ill. 13) aide à soigner son cheval, L’Histoire des plantes permet d’herboriser ; les recueils de chansons et règles de jeux de société occupent les loisirs ; modèles épistolaires, secrétaires, arithmétiques (ill. 14) …viennent en aide aux lecteurs peu familiarisés avec l’écrit et le calcul ; pronostications et recettes magiques (Miroir d’astrologie naturelle, Bâtiment des recettes (ill. 15)…) transmettent des savoirs réputés ancestraux, tandis que les almanachs informent sur la date des foires et marchés, et apportent conseils pour la vie quotidienne, tout en distrayant avec des anecdotes historiques ou contemporaines (ill. 16).

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i la Bibliothèque bleue de Troyes ou de Rouen a fait l’objet de nombreux ouvrages ou études, il n’en est pas de même pour la production du sillon rhodanien et plus généralement du sud-est de la France. Pourtant, les livrets à large diffusion imprimés dans le Comtat-Venaissin, la Provence, voire le Languedoc, sont relativement nombreux et cela dès le début du XVIIIe siècle. Nous nous contenterons ici de citer quelques imprimeurs qui, parmi une production plus large, ont pu éditer des grands classiques de la Bibliothèque bleue.

En Avignon tout d’abord, Jacques Garrigan (ill. 17), né en 1725, achète en 1750 le fonds d’imprimerie de Fortunat Labaye et exerce jusqu’en 1790, date à laquelle son fils cadet Jean-Marie lui succède. Toujours en Avignon, la dynastie des Chaillot (ill. 18), imprima pendant cinq générations, mais c’est à partir des années 1800 que Jean puis Étienne diffusèrent largement des titres à succès de la Bibliothèque bleue. C’est aussi le cas, toujours en Avignon, d’Offray (ill. 19), de Peyri… À Carpentras, Pierre Penne épouse la fille de Jean–Joseph Gaudibert, imprimeur à Carpentras et reprend la maison vers 1791, sous le nom de Gaudibert-Penne (ill. 20). Il décède en 1829, après avoir imprimé nombre de titres emblématiques de la Bibliothèque bleue. On pourrait citer d’autres noms, sans doute parfois fictifs, comme Samuel Roget à Tarascon, Jean Martin, nom d’imprimeur que l’on trouve à Alès, Montpellier, Toulon… ! On ne saurait oublier Marseille et sa production d’almanachs populaires qui semble avoir commencé dès le début du XVIIIe siècle. Bression, Garcin, Guion… reprennent un titre troyen, alors plus ou moins abandonné, L’Almanach de Pierre Larrivey (ill. 21), qui sera édité jusqu’au début du XXe siècle. Autre particularité marseillaise, l’édition de quelques publications populaires en langue provençale à partir de la fin du XVIIIe siècle, chez Mermitte ou Chardon…

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Qu’en est-il des lecteurs de cette Bibliothèque bleue ? Le qualificatif de littérature populaire lui est souvent associé. Littérature pour le peuple, la Bibliothèque bleue l’est certainement, du moins si l’on entend par “peuple” le plus grand nombre, car les couches sociales touchées par elle varient certainement selon les lieux et les époques. Sa très large diffusion, attestée par les énormes quantités de livrets recensés dans les inventaires concernant leurs imprimeurs, témoigne de son succès : elle avait su trouver un public et surtout le conserver pendant plus de deux siècles, même si les lecteurs du XIXe siècle n’appartenaient plus au même milieu que ceux du XVIIe siècle. En fait, la Bibliothèque bleue n’est vraiment devenue populaire – et n’a été considérée comme telle – que par un processus progressif de disqualification et de distanciation provenant de la culture lettrée pensée comme légitime. Quelques témoignages, au XVIIIe siècle, attestent de ce déplacement de public, lecteur des livrets bleus. L’un d’eux nous est fourni par Les Mémoires de Valentin Jamerey-Duval. Ce fils de paysan naquit en 1695, à la limite de la Champagne et de la Bourgogne, et vécut une enfance misérable et errante. Autodidacte, il put accéder, grâce à certaines protections, à de hautes fonctions intellectuelles qu’il exerça dans toute l’Europe. Voici le passage de ses Mémoires où il nous brosse le tableau de son apprentissage de la lecture :

« Mes progrès dans la lecture furent si rapides qu’en peu de mois les acteurs de l’apologue n’eurent plus rien de nouveau pour moi. Je parcourus avec une extrême avidité toutes les bibliothèques du hameau. J’en feuilletay tous les auteurs et bientot, grace a ma mémoire et a mon peu de discernement, je me vis en état de raconter les merveilleuses prouësses de Richard sans peur, de Robert le Diable, de Valentin et Orson et des quatre fils Aimon. C’est a ces insipides productions que je suis redevable de la forte passion que j’ay toujours eu pour la Géographie […].». (ill. 22)

Cet extrait atteste la présence, vers 1710, dans un hameau de Lorraine, de “bibliothèques” contenant quelques-uns des ouvrages classiques de la Bibliothèque bleue, preuve évidente de leur diffusion et de leur popularité.

Une autre preuve cette pénétration de ces ouvrages dans des milieux relativement modestes est l’existence d’annotations manuscrites laissées sur les livrets eux-mêmes par leurs possesseurs (ill. 23). On y constate
– la maladresse même de cette écriture, révélant des scribes peu expérimentés, voire débutants
– l’orthographe fantaisiste, allant jusqu’à une mauvaise segmentation des mots et à une écriture phonétique
– l’importance du nom, parfois répété plusieurs fois sur l’exemplaire
– l’existence d’un public jeune, en particulier pour des ouvrages d’apprentissage tels les civilités : l’enfant recopie, s’entraîne à écrire et n’hésite pas à indiquer son âge, ce qui n’est pas fréquent chez les adultes.

Plus rarement, ces annotations nous fournissent la profession du propriétaire. Dans les collections de la médiathèque de Troyes, nous avons relevé un jardinier, un clerc et une couturière. La Bibliothèque nationale de France conserve un exceptionnel recueil rassemblant 80 brochures qui semble avoir été constitué par Edme Mailly, garçon imprimeur chez la veuve de Jean Garnier à Troyes. Sur une page de garde, il s’en déclare le propriétaire auquel l’objet doit être remis en cas de perte :

« ce présent Recueille appartient à Edme Bailly Garçon imprimeur chez Madame Garnier dans la Rue du Temple à Troyes. En cas de perte je prie Ceux ou celle quy le trouverait de me le rapporter : y luy a 3 ff pour leur peine à Troyes Ce 16 mars 1748 ».

A contrario, l’existence de recueils, richement reliés aux armes de leurs possesseurs et rassemblant, dès leur parution, quelques titres prisés de la Bibliothèque bleue, est la preuve de l’existence d’un lectorat aisé, voire cultivé, à la recherche de traces d’un passé littéraire qui n’est alors plus accessible (ill. 24).

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En conclusion de ce rapide tour d’horizon, on rappellera que si ce phénomène de diffusion massive de petits livrets à bon marché n’est pas spécifique à la France, comme cela a été dit au début de ce texte, il perdura tout au long du XXe siècle dans certains pays, en particulier au Brésil. Les petits livrets du Cordel y diffusèrent en effet jusqu’à nos jours, à côté de thèmes d’actualité (ill. 25) ou d’histoires typiquement brésiliennes (ill. 26), des récits provenant directement de la Bibliothèque bleue ou de ses équivalents européens (ill. 27).

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(Photographies : Alain Robert)

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Publications récentes :

  • « La Bibliothèque bleue dans la cité », catalogue de l’exposition à la Médiathèque de Troyes Champagne Métropole, La Vie en Champagne, n° 90, avril 2017, 64 pages (en collaboration avec Alain Robert).
  • « Lire, écrire, compter avec la Bibliothèque bleue », article en ligne sur le site
    (mis en ligne le 2 juillet 2018).
  • « Trois p’tits tours et puis s’en vont : spectacles contemporains avec marionnettes macabres », Mort n’espargne ne petit ne grant. Études autour de la mort et de ses représentations (dir. Ilona Hans-Collas, Didier Jugan, Danielle Quéruel, Hélène et Bertrand Hutzinger), Vendôme, Éditions du Cherche-Lune, 2019, pages 478 à 495.
  • « Quatre siècles d’impressions troyennes de la Danse macabre », Le Livre & la Mort, Paris, Éditions des Cendres/Bibliothèque Mazarine/Bibliothèque Sainte Geneviève, 2019, pages 79 à 111 (en collaboration avec Alain Robert).
  • « Grisélidis, le destin d’une humble bergère », La Grande Oreille, n° 76, avril 2019, pages 35 à 39.
  • « Pierre de Provence dans le papier bleu », Histoire et Civilisation du livre, tome XV, 2019, pages 297 à 317.
  • « Griselidis, ou le mythe de la femme parfaite », Grandes et petites mythologies I. Monts et abîmes : des dieux et des hommes, Ueltschi K., Verdon F. (dir.), Reims, Épure, 2020, p. 139-164.
  • « Pérégrinations calendaires et géographiques du Juif errant », Grandes et petites mythologies I. Monts et abîmes : des dieux et des hommes, Ueltschi K., Verdon F. (dir.), Reims, Épure, 2020, p. 279-298.
  • Direction et édition de Mort suit l’homme pas à pas – Représentations iconographiques, variations littéraires, diffusion des thèmes, Actes du Congrès de Troyes – 25-28 mai 2016, Etudes réunies par Alessandro Benucci, Marie-Dominique Leclerc, Alain Robert, Reims, Epure, 2016, 447 pages.