Auteures :
Valérie Cudel
Chrystèle Burgard
VC – Les premiers livres de Captures s’inscrivent dans la lignée des années soixante / soixante-dix sauf que cette période se caractérise par l’engagement d’artistes qui se sont réappropriés ce support, soit en s’autoéditant, soit en créant leurs propres maisons d’éditions associées parfois à des lieux de monstration et de diffusion : Printed Matter avec Sol LeWitt à New-York, Art Métropole avec General Idea à Toronto, Ecart à Genève avec John Armleder…
Le livre d’artiste n’est ni un catalogue, ni un livre illustré (association écrivaine / artiste), l’artiste conçoit intégralement le livre : pas de reproduction d’œuvres existantes, d’images d’expositions, de textes critiques d’historiens ou de commissaires. Mais comme le disait Ulises Carrion : « Les Bookswords n’ont que l’air ordinaire. Ils ne le sont pas » (*).
Les trois premiers titres de captures sont des livres d’artistes, mais ils introduisent toutes les composantes des pratiques des artistes William Kentridge, Matt Mullican (ill. 1) et Jessica Stockholder.
1 – Matt Mullican, Notating the Cosmology 1973-2008 © Lionel Catelan
Le choix des artistes ? Il se fait assez simplement, j’invite des artistes que je connais bien, ayant déjà eu l’occasion de travailler avec eux et je leur propose d’expérimenter ce médium, je suis assez fidèle et j’aime bien cette idée de durée qui permet d’approfondir une relation professionnelle, d’ouvrir à d’autres champs d’investigation.
Il y a bien sûr des artistes dont je connais le travail mais avec lesquels je n’ai pas eu la possibilité de collaborer. La majorité a une certaine familiarité avec l’espace de la page ou avec le livre mais pas systématiquement.
2 – Jessica Stockholder, ABC Taste, 2010 © Lionel Catelan
VC – Cela n’a rien d’exceptionnel que de dire que j’ai un intérêt pour le livre dès l’enfance : fouiller dans les greniers d’une grand-mère, passer des étés à lire au lieu de broder !
J’ai découvert le livre d’artiste avec Sabine-Anne Deshais, artiste aujourd’hui décédée. Elle avait étudié à l’école d’art de Bordeaux où il y avait une tradition du support imprimé. Grâce à ces échanges et à Sabine, ce point de rencontre entre ce support et la question de l’art a été déterminant et ne m’a plus quittée.
J’ai ensuite fait un bref passage aux éditions L’Observatoire à Marseille (Francine Zubeil et Laurent Malone), puis j’ai travaillé à Villeurbanne au moment de la fusion du Nouveau Musée et du FRAC Rhône-Alpes, le directeur Jean-Louis Maubant avait une passion pour le livre. Ce fut une deuxième étape et une autre ouverture.
Puis j’ai eu la chance de diriger art3, lieu de résidence, de production et d’exposition à Valence. La convention entre les résidents et la structure donnait la possibilité aux jeunes artistes de publier un catalogue. Forte de l’orientation donnée par Corinne Gambi, directrice d’art3 de 1997 à 1999, j’ai développé une politique éditoriale tournée vers le livre d’artiste : d’une part en incitant les résidents à utiliser l’espace de la page à part entière afin d’éviter le classement vertical des petites monographies d’artistes peu connus !… et d’autre part en élargissant l’invitation à d’autres artistes exposant à art3, ce fut le cas par exemple de Wendelien van Oldenborg, Sabine-Anne Deshais, Andrea Blum, William Kentridge. Je poursuis le travail au sein de Captures avec certains artistes tels que Francesc Ruiz, William Kentridge (ill. 3), Andrea Blum, Susanne Bûrner pour ne citer que ces exemples.
3 – William Kentridge, Everyone / Their Own / Projector, 2008 © Lionel Catelan
– des livres d’artistes souvent accompagnés de vidéos ou de films et qui sont des réponses aux commandes : ce fut le cas de Susanne Bürner avec Euville et le film Pierre et Poussière, d’Alejandra Riera : Enquête sur le / notre dehors (Valence-le-Haut), 2007 – …, à la date du 24 avril 2012 (pour le livre) et du 15 juillet 2012 pour le film-document. Des carnets d’études qui sont des publications d’artistes : Du sec à l’eau – Etude pour Lamelouze de George Trakas.
Le livre de Michel Aubry, La Sixième Partie du monde (ill. 6), sort du lot, il est certes étroitement lié aux deux commandes qui lui ont été adressées dans les Parcs naturels régionaux du Pilat et Vercors puisqu’il s’était appuyé sur le film de Dziga Vertov pour dérouler sa recherche et sa proposition d’œuvre. Mais c’est en voyant son carnet d’étude avec les reprises des cartons du film de Vertov que je lui ai proposé de réaliser un livre avec la totalité des phrases. Cette parution a donc une totale autonomie contrairement aux publications de Susanne Bürner et d’Alejandra Riera.
4 – Les Bogues du Blat, 2018 © Phoebé Meyer
5 – Rochechinard. Mémoire d’une maison-musée, 2019 © Phoebé Meyer
6 – Michel Aubry, La Sixième Partie du monde, 2014 © Phoebé Meyer
VC – Julie Pellegrin, alors directrice du centre d’art de la Ferme du Buisson m’a contactée pour me proposer de créer une collection d’entretiens. Elle ne voulait plus produire ou co-produire des ouvrages qui étaient édités après l’exposition ; il lui a semblé plus juste de valoriser des échanges ou conversations qu’elle menait avec les artistes dès le moment de l’invitation, voire de les poursuivre… Je faisais un autre pas de côté, mais je connaissais Julie Pellegrin dont j’appréciais le travail et l’engagement. Et j’ai donc accepté de concevoir avec elle et Claire Moreux, graphiste, cette nouvelle collection (ill. 7). Ce fut donc une autre aventure, il s’agit ici d’arrêter un format, définir une charge graphique avec le choix d’une police de caractère et une armature pour le déroulé de l’entretien… Mais nous nous sommes autorisées quelques échappées qui permettent de singulariser chaque entretien ; choix des couleurs de couverture et des embossages en fonction des projets, variation des tons pantone et sélection d’une image, liée au travail de recherche de l’artiste, matérialisant le passage du français à l’anglais.Chaque artiste s’est énormément investi.e dans la conception de ces carnets.
Ici, mon rôle est différent, je suis directrice éditoriale mais je n’ai pas le choix des artistes ; ceci étant dit, cela a été une vraie richesse de prendre ce chemin avec Julie qui appartient à une autre génération. Cela permet de ne pas s’enfermer sans renier un socle éditorial qui m’est cher, d’offrir un espace pour une parole d’artiste.
7 – Benjamin Seror, Digressions 02, 2017 © Phoebé Meyer
VC – Nous sommes dans une niche et le réseau des collections de livres d’artistes reste confidentiel. Les presses du réel distribuent et diffusent les éditions de Captures, ils sont uniques en France, pratiquement les seuls dans le secteur de l’art contemporain.
Les bibliothèques qui ont un fonds de livres d’artistes ou d’art contemporain pointu, acquièrent des tirages courants et certains des tirages de tête : des bibliothèques d’écoles d’art, la médiathèque des Abattoirs à Toulouse, la bibliothèque Kandinsky du Centre G. Pompidou, la bibliothèque de la Part-Dieu à Lyon, la BNF à Paris… et certains FRAC qui ont orienté une partie de leur collection sur ce genre qu’est le livre d’artiste : FRAC Bretagne / PACA / Normandie, pour ne citer que ces exemples. J’ai été contactée par quelques collectionneurs, et certains intermédiaires tel que Christophe Daviet-Thery, éditeur et « bookadviser ».
Le lien avec les librairies est plus compliqué, certaines librairies ont développé un rayon art telles que Mollat à Bordeaux, Ombres Blanches à Toulouse. Il existe aussi des librairies spécialisées : La Petite Egypte, After 8 Books à Paris, LENDROIT à Rennes, les librairies des lieux institutionnels, musées, centres d’art. De manière générale, ce sont les Presses du réel qui sont en contact direct avec le réseau des librairies.
VC – Je commencerai par la collection 2/5 à laquelle je pensais depuis des années. Je voulais retrouver une forme de légèreté en termes budgétaires et de rythme de parution. Avec Jocelyne Fracheboud, graphiste, nous avons décidé d’offrir un cadre unique : un même format ouvert avec une variation de pliages en fonction des projets. En tant qu’éditrice, je pouvais poursuivre ainsi la parution de publications d’artistes, solliciter des artistes que je souhaitais inviter depuis des années.
Je l’envisage comme une programmation d’exposition, le cadre pose une contrainte mais la liberté de conception reste totale. Je propose aussi une diffusion sur abonnement. J’ai beaucoup de plaisir à travailler sur ces projets pour le moment.
Sinon, il y a la monographie conçue avec l’artiste George Trakas ; le « avec » est important, car ici la parole d’artiste est privilégiée dans toute sa singularité, ce livre est aussi l’occasion de mettre en perspective (à partir du parcours de l’artiste) toute une histoire de l’art new-yorkaise des années soixante-dix grâce, entre autres, à la reproduction d’extraits de revues aujourd’hui disparues telles qu’Avalanche, Parachute…ou d’articles de Arts Magazine, Newsweek.
Le futur ? Je souhaiterais poursuivre une réflexion engagée avec la parution du livre « Rochechinard. Mémoire d’une maison-musée », la question du musée et plus particulièrement du musée de société. Je continue à la développer par le filtre de l’œuvre et la publication de l’artiste Joëlle Tuerlinckx : « La Triangulaire de Cransac ‘MUSEE DE LA MEMOIRE-PROPRIETE UNIVERSELLE ®’ ».
Oui, poursuivre, revenir sur des questions de société, liées à l’histoire, à l’histoire de l’art ; le livre reste aussi le lieu du débat (qui commence à faiblir) … Osciller entre production – avec parutions sous des formes multiples – et démarche réflexive avec une famille « de pensée ».