Produits bon marché, de petits formats, les livrets de la Bibliothèque bleue constituent une production éditoriale originale qui permit de diffuser largement, dès la fin du XVIIe siècle, des textes et des savoirs variés. Deux historiens, Marie-Dominique Leclerc et Alain Robert, tous deux maîtres de conférences à l’Université de Reims Champagne-Ardenne et spécialisés dans l’histoire du livre , présentent cette « formule éditoriale » qui connut un large succès. Née à Troyes, elle fut ensuite reprise, dans toute la France, par de nombreux imprimeurs, dont quelques-uns au sud du sillon rhodanien.
Auteur-e-s
Marie-Dominique Leclerc
Alain Robert
Ill.1
Malgré cela, le succès semble avoir rapidement couronné l’initiative de l’imprimeur troyen et de ses descendants, comme l’atteste Charles Perrault dans sa préface à l’Apologie des femmes :
Ce succès entraîne bien sûr l’apparition d’une concurrence. À Troyes même, à la famille des Oudot viennent s’ajouter des imprimeurs concurrents : les Garnier principalement, mais aussi quelques autres imprimeurs qui voient là sans doute un moyen d’échapper aux difficultés rencontrées dans la profession à cette époque. Mais dès la fin du XVIIe siècle, d’autres centres de production apparaissent : Rouen tout d’abord avec les Besongne, les Oursel (ill. 4) et les Behourt, Limoges avec les Farne (ill. 5) et les Chapoulaud, Caen avec les Chalopin. Après la Révolution, c’est presque tout le territoire qui sera concerné, de Lille (ill. 6) à Toulouse, de Nantes à Épinal (ill. 7) … on trouvera des imprimeurs qui éditeront les mêmes titres, sous des aspects fort semblables, avec cependant parfois quelques variantes dans les textes et l’iconographie.
Ill.7
Ill.8
Ill. 16
En Avignon tout d’abord, Jacques Garrigan (ill. 17), né en 1725, achète en 1750 le fonds d’imprimerie de Fortunat Labaye et exerce jusqu’en 1790, date à laquelle son fils cadet Jean-Marie lui succède. Toujours en Avignon, la dynastie des Chaillot (ill. 18), imprima pendant cinq générations, mais c’est à partir des années 1800 que Jean puis Étienne diffusèrent largement des titres à succès de la Bibliothèque bleue. C’est aussi le cas, toujours en Avignon, d’Offray (ill. 19), de Peyri… À Carpentras, Pierre Penne épouse la fille de Jean–Joseph Gaudibert, imprimeur à Carpentras et reprend la maison vers 1791, sous le nom de Gaudibert-Penne (ill. 20). Il décède en 1829, après avoir imprimé nombre de titres emblématiques de la Bibliothèque bleue. On pourrait citer d’autres noms, sans doute parfois fictifs, comme Samuel Roget à Tarascon, Jean Martin, nom d’imprimeur que l’on trouve à Alès, Montpellier, Toulon… ! On ne saurait oublier Marseille et sa production d’almanachs populaires qui semble avoir commencé dès le début du XVIIIe siècle. Bression, Garcin, Guion… reprennent un titre troyen, alors plus ou moins abandonné, L’Almanach de Pierre Larrivey (ill. 21), qui sera édité jusqu’au début du XXe siècle. Autre particularité marseillaise, l’édition de quelques publications populaires en langue provençale à partir de la fin du XVIIIe siècle, chez Mermitte ou Chardon…
Ill.21
Cet extrait atteste la présence, vers 1710, dans un hameau de Lorraine, de “bibliothèques” contenant quelques-uns des ouvrages classiques de la Bibliothèque bleue, preuve évidente de leur diffusion et de leur popularité.
Une autre preuve cette pénétration de ces ouvrages dans des milieux relativement modestes est l’existence d’annotations manuscrites laissées sur les livrets eux-mêmes par leurs possesseurs (ill. 23). On y constate
– la maladresse même de cette écriture, révélant des scribes peu expérimentés, voire débutants
– l’orthographe fantaisiste, allant jusqu’à une mauvaise segmentation des mots et à une écriture phonétique
– l’importance du nom, parfois répété plusieurs fois sur l’exemplaire
– l’existence d’un public jeune, en particulier pour des ouvrages d’apprentissage tels les civilités : l’enfant recopie, s’entraîne à écrire et n’hésite pas à indiquer son âge, ce qui n’est pas fréquent chez les adultes.
Plus rarement, ces annotations nous fournissent la profession du propriétaire. Dans les collections de la médiathèque de Troyes, nous avons relevé un jardinier, un clerc et une couturière. La Bibliothèque nationale de France conserve un exceptionnel recueil rassemblant 80 brochures qui semble avoir été constitué par Edme Mailly, garçon imprimeur chez la veuve de Jean Garnier à Troyes. Sur une page de garde, il s’en déclare le propriétaire auquel l’objet doit être remis en cas de perte :
A contrario, l’existence de recueils, richement reliés aux armes de leurs possesseurs et rassemblant, dès leur parution, quelques titres prisés de la Bibliothèque bleue, est la preuve de l’existence d’un lectorat aisé, voire cultivé, à la recherche de traces d’un passé littéraire qui n’est alors plus accessible (ill. 24).
Ill. 24
En conclusion de ce rapide tour d’horizon, on rappellera que si ce phénomène de diffusion massive de petits livrets à bon marché n’est pas spécifique à la France, comme cela a été dit au début de ce texte, il perdura tout au long du XXe siècle dans certains pays, en particulier au Brésil. Les petits livrets du Cordel y diffusèrent en effet jusqu’à nos jours, à côté de thèmes d’actualité (ill. 25) ou d’histoires typiquement brésiliennes (ill. 26), des récits provenant directement de la Bibliothèque bleue ou de ses équivalents européens (ill. 27).
Ill.27
(Photographies : Alain Robert)
Histoire du livre, épisode 4 (Le livre, c’est dans la poche)
avec deux historiens spécialistes du livre : Marie-Dominique Leclerc et Jean-Yves Mollier
Publications récentes :
- « La Bibliothèque bleue dans la cité », catalogue de l’exposition à la Médiathèque de Troyes Champagne Métropole, La Vie en Champagne, n° 90, avril 2017, 64 pages (en collaboration avec Alain Robert).
- « Lire, écrire, compter avec la Bibliothèque bleue », article en ligne sur le site
(mis en ligne le 2 juillet 2018). - « Trois p’tits tours et puis s’en vont : spectacles contemporains avec marionnettes macabres », Mort n’espargne ne petit ne grant. Études autour de la mort et de ses représentations (dir. Ilona Hans-Collas, Didier Jugan, Danielle Quéruel, Hélène et Bertrand Hutzinger), Vendôme, Éditions du Cherche-Lune, 2019, pages 478 à 495.
- « Quatre siècles d’impressions troyennes de la Danse macabre », Le Livre & la Mort, Paris, Éditions des Cendres/Bibliothèque Mazarine/Bibliothèque Sainte Geneviève, 2019, pages 79 à 111 (en collaboration avec Alain Robert).
- « Grisélidis, le destin d’une humble bergère », La Grande Oreille, n° 76, avril 2019, pages 35 à 39.
- « Pierre de Provence dans le papier bleu », Histoire et Civilisation du livre, tome XV, 2019, pages 297 à 317.
- « Griselidis, ou le mythe de la femme parfaite », Grandes et petites mythologies I. Monts et abîmes : des dieux et des hommes, Ueltschi K., Verdon F. (dir.), Reims, Épure, 2020, p. 139-164.
- « Pérégrinations calendaires et géographiques du Juif errant », Grandes et petites mythologies I. Monts et abîmes : des dieux et des hommes, Ueltschi K., Verdon F. (dir.), Reims, Épure, 2020, p. 279-298.
- Direction et édition de Mort suit l’homme pas à pas – Représentations iconographiques, variations littéraires, diffusion des thèmes, Actes du Congrès de Troyes – 25-28 mai 2016, Etudes réunies par Alessandro Benucci, Marie-Dominique Leclerc, Alain Robert, Reims, Epure, 2016, 447 pages.